“Un “environnement” à risque. Gouverner le problème des perturbateurs endocriniens par la réforme des conduites individuelles”
Publié par Audrey Le Borgne, le 30 décembre 2024 250
Le séminaire “Sciences, Société et Communication”, organisé par la MSH-Alpes et le GRESEC, et coordonné par Mikaël Chambru à l’Université Grenoble Alpes, a pour objectif de mettre en avant les recherches menées à la croisée des sciences et de la société, amenant à de multiples controverses. Pour cela, le séminaire accueille des chercheurs et chercheuses de disciplines variées, dont Yohann Garcia, doctorant en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Paris-Est Créteil, et auteur de la thèse “Une question de bon sens ? Perturbateurs endocriniens et prévention individuelle : analyse critique d'un instrument d'action publique symbolique”.
Y. Garcia a tenu la conférence du 3 décembre 2024 à la MSH-Alpes, intitulée “Un “environnement” à risque. Gouverner le problème des perturbateurs endocriniens par la réforme des conduites individuelles”. Il a alors présenté son travail de recherche sur la prise en charge du sujet des perturbateurs endocriniens, c’est-à-dire des agents toxiques qui vont interagir avec et avoir un effet sur le système hormonal, par les institutions étatiques françaises auprès des citoyens.
Origine de la recherche
Y. Garcia n’a pas un parcours de recherche linéaire, après un master en communication politique et publique, il est embauché dans l’association Générations Futures, travaillant sur la défense de l’environnement, et plus précisément sur les pesticides de synthèse.
À la fin de son contrat, Y. Garcia commence sa thèse à l’université Paris-Est Créteil, et suit diverses conférences grand public dispensées notamment par des mutuelles de santés. Il fait le constat assez rapidement, que la thématique des perturbateurs endocriniens est présentée comme une problématique de responsabilité individuelle plutôt qu’un problème réglementaire. Les conférenciers développent un discours portant sur la réforme des conduites personnelles et sur la mise en place d’éco-geste.
Présentation des perturbateurs endocriniens par le site 1 000 premiers jours
Cependant, Y. Garcia note la nature ubiquitaire de ces substances, on ne peut pas s’en soustraire, elles sont présentes partout, aussi bien dans la terre que dans l’eau ou même l’air. Ainsi, le discours développé est une incitation à réduire le contact à des substances auxquelles on ne peut pas échapper. Il décide alors de développer sa thèse sur l’étude du discours public qu’il juge paradoxale, axé sur l’information communication et la responsabilité individuelle tandis que les substances ne sont pas évitables à une échelle d’action individuelle.
Il met alors en place une analyse qualitative dès la fin de l’année 2020, basée sur des observations d'atelier ayant pour but d’apprendre à vivre avec les polluants et à rationaliser des pratiques d'évitement. Ces ateliers sont réalisés dans des structures associatives, en Centre permanent d'initiatives pour l'environnement (CPIE), et en structures hospitalières, en maternités par des sages-femmes. Il réalise ainsi 70 observations d’ateliers de 1h30 à 3h, complété par environ 50 entretiens ethnographiques approfondis (selon la méthode développée par Spradley, J. en 1979)
La construction d’un “environnement” à risques
Y. Garcia explique que l’environnement est redéfini en tant qu’environnement proche, c’est donc le domicile des personnes qui est considéré comme un “environnement à risques”. Ainsi, les produits utilisés comme le dentifrice, mais aussi notre alimentation, constituent notre environnement, en excluant l'environnement extérieur. Bien que les scientifiques définissent les perturbateurs endocriniens comme un problème collectif, en raison de la production de substances chimiques non réglementées, la réduction de la sphère d’action, par le gouvernement, à un environnement domestique positionne les perturbateurs endocriniens comme un problème de responsabilités individuelles.
De 2011 à 2019, Santé publique France a réalisé des enquêtes épidémiologiques qui démontrent l’exposition de la population aux perturbateurs endocriniens. Les dimensions structurelles et abrasives telles que la production et l’origine des substances sont mises de côté dans ces études.
Une invisibilisation du discours
Les discussions autour de la création d’un site web d’éducation populaire, donnent naissance au site agir-pour-bébé suite à la Saisine interministérielle du 08 juin 2018. La demande du gouvernement est de créer un site pédagogique, non-anxiogène, tourné vers les solutions et le positif. Tout en évacuant les origines industrielles des substances chimiques et en passant sous silence l’aspect collectif de la problématique.
Cependant, il n’est pas possible pour les équipes éditoriales du site de répondre à la saisine en tant que telle. Elles trouvent le moyen de contourner ces difficultés en adoptant une approche globale de promotion de la santé. Le site devient alors 1000-premiers-jours.fr en 2021, référence aux 1 000 premiers jours, à partir de la conception jusqu'aux 2 ans de l'enfant, pendant lesquels le bébé est particulièrement vulnérable. Ce changement plus consensuel et plus simple à mettre en place pour les services de l'État n’est cependant pas sans conséquences, puisque la problématique à l’origine de la création du site se trouve diluée dans des problèmes plus larges, comme la prévention de la dépression post-partum. De la politique des 1000 premiers jours, découle les ateliers de préventions, évoqués plus haut, qui se rattachent à cette campagne et à ses savoirs scientifiques.
Affiche de promotion du site 1000-premiers-jours.fr, Santé publique France, 2021
Durant ces ateliers de prévention, réalisés par des sages-femmes bénévoles, on procède à un découpage de l'environnement pour voir sur quoi agir. De ce fait, ces ateliers sont un outil du biopouvoir pour apprendre aux participants à exercer un pouvoir sur leur corps et leur vie. Les animatrices responsabilisent à travers un discours qui n’est pas contraignant sur le plan des corps, mais très normatif sur les notions scientifiques, pour que la population se conforme aux notions de santé et bien-être pour le bébé. Les ateliers utilisent la subjectivation pour faire prendre conscience du pouvoir que chacun a sur son corps, renoncer à des pratiques à risques et induire le bien-être collectif à travers ses pratiques d’achats. Le discours porte sur la régulation du sommeil, de la soif, de l’obésité, sur le taux de spermatozoïdes ou encore le risque de pubertés de plus en plus précoce chez les filles. Il appelle directement à la responsabilité des personnes pour modifier les situations sanitaires dégradées.
Des maquettes de maisons de poupées sont utilisées pour amener les personnes à se confier sur les pratiques et les corriger pour qu'elles répondent aux normes de santé préventives induites par le gouvernement. L’objectif est de recréer l’environnement et d’interagir, pour découvrir quelles choses sont conformes et lesquelles ne le sont pas par rapport aux recommandations. Les sages-femmes animent l'atelier sous forme de questions-réponses sur les objets et pratiques du quotidien des parents puis elles donnent des conseils pour remplacer et faire "des économies".
Atelier de prévention, maternité région Paca, carnet de terrain n°2, 2022, Yohann Garcia
Lors des ateliers, Y. Garcia observe une repolitisation à la marge, certains participants tentent de remettre en question l’aspect individuel du problème en remettant en cause la responsabilité industrielle et politique, mais ces débats restent tout de même marginaux. En effet, les personnes touchées par ses formations sont généralement déjà attentives, sensibilisées, et déjà dans un “habitus écologique”.
Les angles morts d'une prévention vectrice d'inégalité de genre et de classe
Cependant, ces dispositifs de prévention contre les perturbateurs endocriniens présentent des inégalités de genre et de classe. En effet, on observe une surreprésentation des femmes dans les ateliers (95%). C’est le résultat de la structure de notre société qui impose le travail sanitaire et préventif aux femmes. C’est un travail qu’elles portent en grande majorité, car souvent les conjoints ne sont pas sensibilisés sur le sujet et ne prennent pas en charge les achats de produits.
Ce sont donc les femmes qui vont devoir apprendre à décrypter au mieux les étiquettes de produits sanitaires et faire les produits elles-mêmes, ce qui leur est très coûteux en temps et en énergie et leur demande des sacrifices personnels.
Par ailleurs, les femmes participant aux ateliers de prévention sont rattachées à leur image de mère, dictée par la société, qui les définit alors comme de “bonnes mères” et les conforme en les poussant à réduire leur temps personnel pour s’appliquer à la prévention contre les perturbateurs endocriniens.
Atelier de prévention, maternité région Bourgogne-Franche-Compté, carnet de terrain n°2, 2022 Yohann Garcia
De plus, on observe des inégalités de classe, puisqu'il y a une surreprésentation de femmes de classes supérieures. Cela s’explique par leurs prédispositions aux questions environnementales et écologiques dues à leur statut social. Ces femmes ne vont pas présenter d’obstacle aux ateliers de prévention, car elles possèdent des connaissances sur le sujet et pratiquent déjà des écogestes. Elles ont comme motivation d’en savoir davantage, de vérifier leurs pratiques. Les sages-femmes ont conscience qu'elles prêchent déjà des convaincus, mais continuent cette pratique vectrice de privilèges et d’injustices sociales.
En conclusion, Yohann Garcia alerte sur l'invisibilisation de l’ubiquité des perturbateurs endocriniens, c’est-à-dire l’oubli de leur omniprésence, dans la prise en charge du sujet par le pouvoir de santé publique français. Il évoque également le lissage des connaissances scientifiques sur les perturbateurs endocriniens et la difficulté de leur maîtrise. Il critique la communication sur l’importance de la prise de dispositions individuelles, tant en matière d’évitement politique que de socialisation écologique. Enfin, il critique les dispositifs de type “symboliques”, c’est-à-dire qui utilisent les signes, les discours, etc, qui sont faiblement contestés, et leurs effets.
Article rédigé par Lisa Binoche, Audrey Le Borgne et Hector Pillot