À la Bourse de Commerce, l’« Arte povera » soulève le capot des trente glorieuses

Publié par Joel Chevrier, le 4 novembre 2024

Pier Paolo Calzolari, Sans titre (Matelas), 1970. ADAGP, Paris 2024 Collection particulière, Lisbonne. Vue de l’exposition « Arte Povera », Bourse de Commerce - Pinault Collection, Paris, 2024 © Photo : Florent Michel / 11h45 / Pinault Collection
Joël Chevrier, Université Grenoble Alpes (UGA)

Présentée actuellement à la Bourse de Commerce/Collection Pinault, l’exposition « Arte Povera » retrace la naissance italienne, le développement et l’héritage international de ce mouvement artistique singulier. On peut y découvrir plus de 250 œuvres des principaux protagonistes de l’Arte Povera. Nous l’avons visitée avec Joël Chevrier, physicien, qui s’intéresse de près aux liens entre arts et sciences, et a été particulièrement sensible à cette rétrospective de grande envergure.


Voilà une exposition immédiatement impressionnante, par l’espace dans laquelle elle se déploie et les 250 œuvres présentées, mais aussi par la nature des œuvres, conçues pour la plupart en Italie, au cœur des trente glorieuses. On y voit explicitement à l’œuvre l’énergie issue des fossiles, une énergie qui vient transformer la matière de mille façons. Énergie, matériaux, transformations : le physicien est dans son élément !

À la naissance de l’Arte Povera, de jeunes artistes italiens

En 1967, quand le critique d’art Germano Celant crée ce mouvement en le baptisant « Arte povera », Michelangelo Pistoletto a 34 ans, Giovanni Anselmo, 33, Jannis Kounellis, 31 ans, comme Luciano Fabro. En tant que physicien, je me rends compte lors de la visite que, si ma discipline a contribué à transformer le monde à cette période, elle n’est pas ici une référence.

Les propositions de ces artistes s’ancrent non dans la science mais dans leur créativité, leur propre vision, sur fond d’expérimentation à l’atelier. Ils passent derrière le rideau, montrent le cœur de la machine débarrassé du design. On pense ici à l’opposition entre les visions qui leur sont contemporaines, avec d’une part Raymond Loewy, le designer de toute la société de consommation – déjà en 1893, l’exposition universelle de Chicago annonce « Science Finds, Industry Applies, Man Conforms », « La science découvre, l’industrie applique et l’homme suit ») – et d’autre part le designer Victor Papanek qui écrit en 1971 Design for the Real World, Human Ecology and Social Change, (Design pour un monde réel : écologie humaine et changement social).

Travaillant hors du cadre conceptuel scientifique et technique à l’œuvre partout autour d’eux, ils s’en s’emparent pour mieux s’en détourner. Tout y passe : les matériaux, les dispositifs, les machines thermiques qui fondent le XXe siècle (centrales thermiques, voitures, avions…). En mettant à nu, ils nous montrent le monde tel qu’il est et tel qu’il va se définir, de plus en plus industriel, de plus en plus gourmand en énergie. Une lucidité et une pertinence redoutables.

Joël Chevrier découvre l’installation de Pino Pascali, « Confluenze » (1967). Gabriel Robert/The Conversation France

Des œuvres emblématiques

Les « Mirror Paintings » de Michelangelo Pistoletto sont avant tout des plaques d’acier inoxydable. Pistoletto avait aussi testé l’aluminium : acier et aluminium sont deux matériaux phares de la société thermo-industrielle, et qui nécessitent – paradoxe apparent pour un « art pauvre » – une très haute maîtrise scientifique et technologique ainsi qu’une grande quantité d’énergie pour être produits. Michelangelo Pistoletto nous propose de nous regarder en face dans le matériau qui, à ce moment-là, change le monde, à l’ère de la sidérurgie triomphante. Quelle mise en abîme !

Jannis Kounelis, lui, fait brûler du gaz à travers une buse dans une fleur en acier brut. Le gaz forme une petite torchère bleue, produisant un bruit caractéristique. La bonbonne de gaz est bien visible. C’est un feu très propre, très contrôlé, celui qui va permettre d’atteindre des hautes températures, et donc de produire le mouvement et les transformations de la matière.

Jannis Kounellis, Sans titre (Margherita di fuoco), 1967. Nicolas Brasseur/Pinault Collection

Mais arrêtons-nous un instant sur Piombi II (1968) de Gilberto Zorio. C’est le cartel de l’exposition qui en parle le mieux :

« _Deux feuilles de plomb, sulfate de cuivre, acide chlorhydrique, fluorescéine, tresse de cuivre, corde.

L’œuvre, conçue comme une pile électrique, transforme l’énergie chimique en électricité. Sur le sol, Gilberto Zorio place deux contenants en plomb attachés au mur par une corde, et verse dans l’un d’eux un mélange de sulfates de cuivre et d’eau, au se colore en bleu, dans l’autre un mélange d’acide chlorhydrique et d’eau, qui se colore en vert. Un fil de cuir tressé est tendu entre les deux récipients, immergé à chaque extrémité dans l’un des deux liquides. Mis en contact prolongé avec les deux substances, le cuivre se couvre de cristaux, tandis que la coloration des deux liquides manifeste la transmission d’énergie de l’un à l’autre. L’artiste utilise des matériaux industriels pour créer un processus énergétique qui évoque une expérience alchimique._ »

L’œuvre est rustique, elle ressemble à un montage mal fichu de laboratoire. On est placé au cœur du dispositif, comme si l’artiste soulevait le capot. Et avec cette œuvre, la revue de détail des éléments clés de l’industrie du XXe siècle continue : ici l’électrochimie et l’électrométallurgie.

Autres œuvres marquantes, les machines thermiques du même Gilberto Zorio. Quel choc de les voir ainsi ! Elles jalonnent toute l’exposition, dès l’entrée, puis dans la rotonde. On les voit aussi dans une salle qui leur est consacrée (la « Casa ideale »), et dans laquelle on sent le froid ! Les moteurs et les échangeurs thermiques sont exposés, ils font partie de l’œuvre. On les voit gaspiller de l’énergie en direct, à tenter de refroidir le monde. Comme ces climatiseurs dans des magasins grands ouverts sur l’extérieur… Ici, le refroidissement est tel que le givre se forme sur des structures en plomb, comme dans un réfrigérateur dont on laisserait la porte ouverte. Ayant vu l’exposition le jour de son ouverture, je ne sais pas si le but est de laisser le givre s’accumuler en une couche toujours plus épaisse.

Je pense ici à l’œuvre unique et majeure de Sadi Carnot, Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance :

« Si quelque jour les perfectionnements de la machine à feu s’étendent assez loin pour la rendre peu coûteuse en établissement et en combustible, elle réunira toutes les qualités désirables, et fera prendre aux arts industriels un essor dont il serait difficile de prévoir toute l’étendue. Non seulement, en effet, un moteur puissant et commode, que l’on peut se procurer ou transporter partout, se substitue aux moteurs déjà̀ en usage, mais il fait prendre aux arts où on l’applique une extension rapide, il peut même créer des arts entièrement nouveaux. »

Carnot était visionnaire en formulant cela dès 1824. Mais Gilberto Zorio aussi, qui avait comme ses camarades pris la mesure du sujet, et continue de nous confronter aux effets de la civilisation thermo-industrielle.

L’artiste JR redemande aujourd’hui : « l’art peut-il changer le monde ? » L’Arte Povera, dès les années 1960, soulignait avec force que l’art pouvait montrer comment le monde vivait une transformation d’une ampleur inédite. Ce groupe d’artistes en avait identifié tous les éléments : mobilisation massive de l’énergie, profusion de matériaux employés et transformations industrielles en constante expansion. Ils en ont fait des œuvres sans artifice, « pauvres » dans ce sens, dépouillées de la couche de design faite alors pour tout rendre fonctionnel mais aussi désirable. Ici, les frigos sont nus, sans l’habillage métallique du mythique réfrigérateur américain Coldspot créé par Raymond Loewy et symbole de l’« american way of life ». Si on se remémore les publicités ou les films américains contemporains de l’Arte Povera, le contraste est brutal.

Des matériaux, partout des matériaux

Les artistes de l’Arte Povera ont tout exploré, ou presque. Avec Venere degli stracci, la Vénus aux chiffons, Michelangelo Pistoletto expose une montagne de tissus, de vêtements amoncelés devant une statue de Vénus. Aujourd’hui, nous le savons : les tissus, les vêtements, la mode représentent une industrie planétaire très gourmande en ressources et génératrice d’énormes pollutions.

Vue de l’exposition « Arte Povera », Bourse de Commerce
Vénus aux chiffons, Michelangelo Pistoletto, 1967. Florent Michel/Pinault Collection

Plus loin, Jannis Kounelis expose un tas de charbon. Mais d’autres artistes s’emparent des matériaux : on voit du cuir, de la pierre, des préfabriqués en ciment, de l’eau bien sûr, encore des tissus, des fils de cuivre tissés, etc. Il y a enfin les œuvres Giovanni Anselmo, dans une salle qui sidère le physicien que je suis : nos smartphones embarquent des capteurs qui mesurent avec précision l’orientation dans l’espace, droite verticale et gravité, plan horizontal et rotation dans l’espace. L’artiste, par un chemin singulier que je n’imagine même pas, inscrit cette évidence à travers des installations et des sculptures d’une élégance et d’une simplicité émouvantes.

Giuseppe Penone, un autre monde ?

J’ai découvert l’Arte Povera bien après avoir fait connaissance avec le travail de Giuseppe Penone. Depuis longtemps déjà, il me coupe le souffle (qu’il a d’ailleurs sculpté). Ici, son arbre métallique chargé de lourdes pierres, devant la Bourse de Commerce ouvre le bal.

Vue du parvis de la Bourse de Commerce. Romain Laprade/Pinault Collection

Explorer la gravité, se placer au-delà des catégories, y compris de l’inerte et du vivant, à partir des hybridations de matériaux, questionner les durées avec ces pierres et ces grains de sable anormalement jumeaux, et puis faire resurgir le jeune arbre dans une poutre de bois… J’ai déjà écrit sur certaines de ses œuvres, toujours en physicien, ce qui n’est d’ailleurs en rien une référence pour lui. J’ai collaboré avec lui pour l’œuvre Essere vento, et sculpté pour lui les grains de sable exposés ici. Dans l’Arte Povera, il a creusé un sillon singulier, qui me semble ouvrir d’autres horizons et poser d’autres questions.The Conversation

Joël Chevrier, Professeur des universités / physique, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.