Séminaire MSH Alpes : Numérique et écologie politique
Publié par Stéphane Romanin, le 13 novembre 2023 610
A l’occasion d’un séminaire à la Maison des Sciences de l’Homme, Vincent Carlino, enseignant chercheur en sciences de l’information et de la communication à Nantes Université, est à Grenoble pour parler de ses travaux. Après une thèse sur les controverses autour des déchets radioactifs dans l’est de la France, il s’est intéressé aux controverses environnementales en général.
Controverses environnementales et conflits territorialisés
Pour nous permettre de mieux comprendre son sujet, Vincent Carlino a commencé par nous donner quelques éléments de définition d’une controverse. Il s’agit d’une opposition entre au moins deux parties qui peut être ouverte au public ou restreinte à quelques experts. Elle implique une structure triadique, faisant office de contre pouvoir, garante de la civilité des échanges. Une controverse entraîne la formulation d’arguments et de contre-arguments permettant d’avoir prise sur une situation qui s’inscrit souvent dans une temporalité longue avec des périodes de base et de relance, ainsi que la dispersion dans plusieurs arènes. Un autre élément clé de définition est le fait qu’une controverse est rattachée à un territoire.
De par la complexité de sa définition et donc des éléments qui la constituent, une controverse peut induire l’apparition d’autres phénomènes. Dans le cas de controverses environnementales, on peut notamment observer ce que Vincent Carlino a appelé de la “communication d'acceptabilité”, c’est-à-dire la mise en place de travaux d’aménagement du territoire. On peut également voir en découler le développement de la concertation pour répondre aux inquiétudes des publics, cas dans lequel la Commission Nationale du Débat Public entre en jeu. Enfin, à l’issue de ces débats, des critiques sont formulées par les publics puis sont portées à l’aide de médias numériques.
Enquête sur les controverses écologiques par le numérique
En 2000, un projet de construction d’un laboratoire dans la Meuse, en Haute-Marne, destiné au traitement et à l’enfouissement de déchets radioactifs est déposé. Ce projet, piloté par l’agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) est par la suite déclaré d’utilité publique en 2022 et la demande d’autorisation de construction est déposée un an plus tard. Le problème vient du fait que ces déchets émettent des rayonnements qui contaminent leur environnement. En l'occurrence, dans les sous-sols du site destiné à leur enfouissement, on découvre la présence d’une source géothermique susceptible d’être exploitée par les populations alentour, mais qui deviendrait inutilisable si elle venait à être exposée aux déchets radioactifs. Suite à cette découverte, un site web est mis en place sur lequel chacun.e peut exprimer son opinion sur l’affaire. Ce genre d’initiative sert ce que Vincent Carlino a appelé la “narration des controverses”. Elle permet à la fois d’offrir un espace de récit de la lutte écologiste en cours, de publication située de contenus ainsi que de nourrir un imaginaire afin de penser le devenir du territoire.
Sensibilisation aux thématiques écologiques sur la plateforme numérique Twitch
Ce genre d’espace peut se retrouver un peu partout sur internet et Vincent Carlino nous a présenté son étude de cas sur la plateforme de streaming Twitch. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une plateforme revendiquant des valeurs écologiques, les créateurs de contenus peuvent s’en servir pour porter des idées et parler d’écologie.
Pour résumer le fonctionnement de Twitch, il s’agit d’une plateforme qui incite les streamers à construire une communauté pour développer leur contenu. Le lien entre streamer et communauté se trouve au cœur de la visibilité des contenus et constitue tout l’enjeu économique de la chaîne. Les systèmes de raids (envoie de viewers d’un stream vers un autre à la fin du premier), de dons et les collaborations entre streamers forment le capital communautaire. Contrairement à d’autres plateformes, l’algorithme de Twitch est essentiellement utilisé pour la régulation et la modération de contenus. Les leviers de mobilisation de Twitch diffèrent de ceux des autres plateformes numériques de par la faible présence de recommandations de contenus à la fin des vidéos.
L’étude de cas qui nous intéresse est celle du Z Event, le plus grand événement caritatif ayant eu lieu sur Twitch, organisé par Adrien Nougaret (alias ZeratoR) et Alexandre Dachary (alias Dach). Il s’agit d’un marathon de streaming sur 48h durant lesquelles des dizaines de créateurs et créatrices de contenu diffusent sans interruption. Au cours de ce marathon, les viewers ont la possibilité de faire des dons qui sont déposés dans une cagnotte commune qui, à la fin du marathon, est reversée à une association. Pour inciter au dons, les streamers et streameuses fixent des “objectifs de dons”, c’est-à-dire des montants de cagnotte à partir desquels ils feront des actions particulières (jeux, danses, cascades…).
Lors du dernier Z Event, une controverse est née concernant l’association destinée à recevoir les dons. Il s’agissait de l’association “GoodPlanet” qui, suite à des recherches spontanées entreprises par les communautés des streamers, s’est avérée avoir organisé des conférences sur la biodynamique (considérée comme une pseudo science) et pratiquer le greenwashing. Sur à ces révélations, ZeratoR et Dach ont pris la décision d’ouvrir le choix de l’association qui bénéficiera de la cagnotte du Z Event à un vote communautaire parmi une liste d’associations. Cette décision a bien évidemment été à l’origine de débats et de discussions sur l’activisme durant les streams. Cependant, le cœur du débat ne se fait pas en direct. En effet, les viewers sont dirigés vers d’autres espaces numériques qui permettent d’installer la discussion (en l’occurrence des serveurs Discord).
Un événement notable qu’a entraîné la décision prise par les organisateurs du Z Event est que trois des membres de la communauté de ZeratoR se sont emparé de la question et ont mené des recherches approfondies sur chacune des associations de la liste, décrivant entre autres leurs activités principales, leurs valeurs, leur implications dans des controverses, etc. Toutes ces informations ont été réunies dans un GoogleDoc puis relayées par les streamers à leurs communautés respectives afin qu’elles puissent s’informer et voter de manière éclairée. Cet exemple montre bien la force de ce type de plateforme pour contribuer au débat et à l’appropriation des controverses par le public.
Débats et influenceurs
A la suite de cette étude de cas, nous avons discuté avec Vincent Carlino au sujet de Twitch et du fait qu’une plateforme diffusant du contenu d’influenceurs et influenceuses servent également d’espace de débat. Cela pose évidemment la question du pouvoir que possèdent les streamers et streameuses sur leurs communautés. Cependant, compte tenu du fonctionnement de Twitch et de son système de communauté, il est risqué de proposer du contenu “trop” politisé, au risque de perdre une partie de son audience. Les streams sont un support permettant des interactions sociales avec le streamer. Le jeu vidéo va faire émerger des situations instantanées qui vont devenir des supports d’improvisation du streamer dans lequel il peut aborder des questions politiques. On fait donc face à l’émergence de situations politiques dans des situations qui ne sont pas politiques. Le reste du temps, la discussion est peu politisée, ou alors très lisse et consensuelle, afin de convenir au plus grand public possible.
Article rédigé par Emma Bellavia et Stéphane Romanin
Crédit image : Université Paris 8