Johann Le Guillerm artiste circassien, dans la revue Circus Sciences
Publié par Joel Chevrier, le 22 novembre 2023 1.1k
Johann Le Guillerm appelle Scientifiss, un scientifique, dans ses mots, un fils de la science. Touché, me voilà mis à nu. Je suis professeur et chercheur en physique, un de ces heureux Scientifiss. Je suis aussi passionné par le travail de Johann Le Guillerm. Quels liens entre les deux ?
J’ai vu plusieurs de ses spectacles. J’ai eu maintes fois le plaisir de dis- cuter avec lui. Longuement. Du cirque, de science, de tout, de rien. J’ai parlé beaucoup de ce que je ne suis pas et de ce que je ne fais pas en par- ticulier comme scientifique : engager mon corps dans un mouvement com- pliqué, difficile voire risqué pour ce corps qui s’élance. J’entendais Johann Le Guillerm décrire l’extrême attention, et surtout la présence, corps et esprit impossible à séparer ici et maintenant. Les circassiens ont suscité des études universitaires approfondies à ce sujet comme celles de Bernard Andrieu dans Entre les corps ( Bernard Andrieu et Cyril Thomas (dir.), Entre les corps : les pratiques émersiologiques aujourd’hui, cirque, marionnettes, performance et arts immersifs, L’Harmattan, 2017). Ce n’est pas mon terrain, et si je le mentionne ici naïvement, c’est pour situer ce qui m’apparaît une différence fondamentale entre Johann Le Guillerm et moi.
Mais nous partageons une foule d’étonnements. Tout ceci décuple l’intérêt de la conversation entre nous. Nous venons de mondes radicalement différents mais qui tous deux, explorent, devant les autres, le réel et notre manière de l’habiter.
L’obsession d’un physicien est l’exploration inlassable du réel, et dans tous les détails, au risque de s’y perdre. Voir les spectacles et les exposi- tions de la compagnie Johann le Guillerm, discuter avec eux des moyens et des outils met littéralement sous le nez qu’ils partagent cette même pré- occupation fondamentale. Il y a le cirque. Il y a la physique. Il n’y a qu’un réel. Les deux l’habitent, en fait y sont nés et en font partie sans jamais finir de s’en étonner, et ils construisent un monde avec des visions et des relations aux autres, spécifiques. À chacun sa réalité pour faire monde.
Pour autant, je ne vais pas voir Johann le Guillerm pour y retrouver mon monde de physicien. Pas du tout. Mais je suis transporté par certains de ses spectacles et certaines de ses expositions aussi en physicien. Mais pas par tous. Pas de systématique ici. Je n’y peux rien : certains spectacles, plus généralement certains artistes, me touchent et ne convoquent en rien le physicien. Pour d’autres au contraire, et c’est le cas pour le spectacle Secret (temps 2) devenu ensuite Terces, et l’installation Les imperceptibles à la Maison des Métallos à Paris en 2019, ma formation de physicien qui conditionne en profondeur ma vision du monde, est clairement un tremplin pour mon émotion devant le travail de Johann Le Guillerm.
Donc cela arrive ou pas. Il n’y a ni règle ni volonté de ma part. J’ima- gine que cette approche doit paraitre bien incongrue presque déplacée à des personnes qui vivent avec émotion les spectacles et les expositions de Johann Le Guillerm mais s’en emparent par des chemins qui peuvent même repousser ma vision. Un article de Catherine Mary dans la revue PLASTIR en 2021 explore comment Johann Le Guillerm se situe par rapport à la science, en fait comment il la met à distance tout en la convoquant très souvent (Catherine Mary, La science de l’idiot de Johann Le Guillerm. La méthode scientifique face à l’expérience sensible du monde, PLASTIR, no 60, 2021, p. 45-57). Je me reconnais avec délice dans l’ironique Scientifiss de Johann Le Guillerm quand il définit « la science de l’idiot qui ne prouve rien du monde au monde ». Au fait de qui parle-t-il ? Les artistes par la sin- gularité de leur création, peuvent générer une multitude d’appropriations très différentes pour leur public, sans qu’il y ait incohérence, ou contradiction, au contraire. Peut-être explorer et afficher cette appropriation à partir de la partie de la science expérimentale la plus « dure » qu’est la physique, vient-il cristalliser cette description courante de notre relation particulière, propre à chacun, à l’art et aux œuvres.
Les spectacles de Johann Le Guillerm me font souvent vivre un instant sur simultanément 3 niveaux. Selon une expression toujours plus utilisée en physique pour cause de Quantique, ils sont intimement intriqués : si les 3 niveaux sont présents en moi (et me semblent ici une grille d'analyse simple mais pertinente), il est vain de chercher à les isoler. Tout d'abord il y a cet univers que Johann Le Guillerm installe sur la scène. C'est chaque fois une proposition très puissante. Il y a là de la matière (du bois, du métal, du tissu, une corde.), de l'énergie et de l'intelligence. Ces deux dernières n'existent souvent dans cet univers que par les mouvements du corps de Johann Le Guillerm. Et rien d'autre. Sans ces mouvements sur la scène, au-delà de l'installation initiale, point de départ, qui saisit le spec-tateur, rien ne se passe. Tout passe par le corps en mouvement. Et c'est le deuxième niveau : la présence et la performance du corps en mouvement, l'engagement extrême renouvelé à chaque représentation, probablement l'essence du cirque et de la danse. Le troisième niveau est la force poétique du spectacle. L'attitude de Johann Le Guillerm, son regard, la composition étonnante de son visage, la relation si particulière qu'il installe même sans parole avec le public constituent un socle impressionnant pour cette expression poétique qui émane de tout le spectacle. Mais je ne veux pas aller plus loin sur ces deux niveaux pour lesquels je ne me sens aucune légitimité. Peut-être dire tout de même, probablement en enseignant, combien j'ai été sensible au travail évident et impressionnant sur le rythme et la durée.
Je vais focaliser la suite de cet article sur le premier niveau. La matière, l’énergie et l’intelligence sont seuls en scène sans aucune ressource exté- rieure dans le temps du spectacle sinon pour l’éclairage. Je m’exprimerai alors d’abord en physicien mais j’ai ressenti le besoin ici de m’aventurer hors de cette sécurité pour installer ce point de vue dans sa liaison avec ces deux autres niveaux qui me frappent pendant la représentation. Les trois, ensembles, me semblent la source de mon émotion, et de ma fascination pour le travail de Johann Le Guillerm et des membres de sa compagnie.
Il n’y a que Johann Le Guillerm, des poutres et des cordes
À cet instant de Secret (temps 2), Johann Le Guillerm, cette énorme corde autour du buste, entre en scène. Il est seul. Il le restera. Des poutres sont déjà là. La scène est le lieu qui accueille une corde, des poutres en bois et Johann Le Guillerm. Une caractéristique qui m’a sauté aux yeux : ce petit monde est clos et isolé. Et ce n’est pas un hasard.
Pour aller plus loin, on peut essayer de prendre la grille de lecture déjà introduite. Tout autour de nous est la synergie de trois éléments fonda- mentaux du réel : la matière, l’énergie et l’information. Ces trois éléments se définissent ici à partir de leur rôle sur scène.
La matière : le sol, les poutres, la corde et bien sûr le corps et les vêtements de Johann Le Guillerm
L’information : l’intelligence, la pensée de Johann Le Guillerm, et. c’est tout. Sinon, d’une part, celle stockée dans la corde qui n’est pas un amas informe de fibres textiles, mais une organisation sophistiquée de ces fibres à différents niveaux, un objet technique résultat d’une longue histoire. Sinon, d’autre part, celle apparente dans la forme des poutres : les arbres ne produisent pas des poutres. Il a bien fallu qu’une intelligence les taille. En passant, une pensée de professeur de physique pour le titre de l’article du physicien Leo Szilard : Sur la diminution de l’entropie dans un système thermodynamique par l’intervention d’êtres intelligents. Le contenu exact de cet article de physique fondamentale n'est pas si directement lié à mon propos ici mais le titre en est trop évocateur.
Fig. 1 — Photographies de Secret (temps2).
Le site ">http://www.ddubost.com/secrett... donne une présentation très complète des contributions des différentes personnes qui ont permis ce spectacle.
© David Dubost.
L’énergie : il en faut pour mettre en mouvement les poutres, la corde, le corps de Johann Le Guillerm suivant ses intentions. Elles sont au cœur de l’information qui vient organiser le système, comme dit Leo Szilard. L’énergie est ici une façon de nommer la transformation du mouvement de la matière présente, à travers la conservation de cette quantité abstraite et finalement obscure qu’est l’énergie : le corps de Johann Le Guillerm bouge, alors les planches bougent, changent de position, alors la corde se déploieet vient lier les poutres selon le plan de Johann Le Guillerm. J’insiste ici beaucoup sur cette description car elle me permet de mettre en évidence un point clé : il n’y a rien d’autre sur scène, mais cela suffit pour que je vive un moment extraordinaire ! Ce propos construit sur la matière, l’éner- gie et l’information n’est pas une reconstruction a posteriori. Cette vision m’est venue au cours de ce spectacle, et je l’ai retrouvé dans nombre de prestations de Johann Le Guillerm. La plupart en fait. Presque toutes.
C’est donc un monde clos et isolé. Une fois l’installation faite, rien ne vient s’ajouter et interférer. Les mouvements ne sont pas conduits par des moteurs alimentés par le réseau électrique infini. Aucune nouvelle matière, pas de nouvelles ressources. Parler de sobriété chez Johann Le Guillerm ici n’est pas un facile opportunisme. La sobriété, cette relation au monde modeste, si intelligente, si sensible et si physiquement engagée, je parle de son corps, est au cœur de son art probablement depuis toujours. Comme la sobriété et le corps en mouvement vont se réinstaller toujours plus dans le monde qui vient, il en deviendra peut-être un prophète. Ma description de ce spectacle suit alors ce fil. Pas de médiation ici. Pas de déploiement inhumain pour soulever, bouger, fixer, et sécuriser. Johann Le Guillerm ne peut compter que sur ses choix préalables de matériaux, sur son intel- ligence et sur l’énergie qu’est capable de mettre en œuvre son corps à cet instant. Aucun système d’amplification de ses intentions par l’intervention d’une énergie inhumaine et d’un système de contrôle automatique, aussi aucune autre ressource, aucune assurance autre que la sienne. À l’opposé des contextes dans lesquels la vie humaine s’est installée au xxe siècle : l’essentiel de nos activités urbaines s’appuient sur ces réseaux immenses et ces artefacts (voitures, etc.) qui nous amplifient sans mesure, et sup- priment le risque, les incertitudes, et libèrent notre attention dans bien des instants de nos vies. Rien de tout cela chez Johann Le Guillerm. Et c’est manifestement un choix. Il revient dans ce spectacle et dans bien d’autres, à la vie d’avant la société thermo-industrielle, celle dans laquelle il n’y a que l’habileté de l’humain et les 100 watts que peut produire un corps entrainé pendant ici une heure au service du spectacle. Conséquence de cette action dans ce monde clos et isolé, Johann Le Guillerm ne peut compter que sur lui-même. Tout tient grâce à lui, et seulement grâce à lui. Et rien n’est absolument sûr, garanti à l’avance. Le risque est là qui nécessite engagement et présence totale à chaque instant. C’est à mes yeux une des dimensions essentielles qui conditionne l’effet incroyable que ce spectacle a eu sur moi, et manifestement sur les autres spectateurs.
On retrouve ces traits dans nombre de spectacles de Johann Le Guillerm. Si des machines ou des matériaux sont installés sur scène comme ces poutres que l’on retrouve ailleurs et qui lui permettent de construire ces arches sur lesquelles il monte, le mouvement qui fait la représentation n’apparait que grâce à Johann Le Guillerm, grâce au mouvement de son corps. En l’absence de tout moteur et de toute source d’énergie extérieure, rien ne se passe dans ce monde clos et isolé, s’il n’apporte pas l’énergie par son corps en mouvement, ainsi que, par ce mouvement, précision et rigueur dans la méthode, l’organisation, et les intentions.
Deux des trois niveaux que j’ai introduit pour la construction de mon propos sont ainsi à l’œuvre. Le troisième vient les décupler par la pré- sence poétique si forte, si travaillée de Johann Le Guillerm, par son regard, par ses expressions, par sa chorégraphie. En retour, ce dernier niveau se trouve exacerber par les deux premiers : l’expression du visage de Johann Le Guillerm, sa posture, installées au sommet de sa construction de corde et de poutres prennent toute leur intensité : il nous regarde depuis le cœur de ce petit monde qu’il a construit avec force et habileté, et qui bien que proche car immédiatement devant nous spectateurs, nous est inacces- sible et même étranger. Il serait dangereux pour la plupart des spectateurs. Fascinant .
Fig. 2 — Le Tractochiche.
Création 2010, Bonlieu — scène nationale Annecy, 2014. © Philippe Cibille.
Tractochiche, et son moteur tricylindre à pois chiche
Tractochiche, c’est un véhicule automobile mu par un moteur à pois chiche. Dans les trois cylindres, la dilatation irréversible des pois chiches dans l’eau pousse les pistons vers le haut. Une transformation de ce mou- vement de translation en rotation repose sur des morceaux de transmis- sion de vélo. Le mouvement résultant est continu, permanent, mais indis- cernable dans le temps de la visite. On fait confiance au tableau noir sur lequel sont scientifiquement notées les positions le long du chemin jour après jour. Dans mon souvenir, il lui faut le temps de l’exposition pour traverser la pièce. Mouvement donc lent, continue et imperceptible. Drôle aussi : c’est un moteur, certes efficace puisque cet étrange et inutile véhi- cule traverse la pièce, mais aussi alimenté par une source d’énergie très moderne car renouvelable et biologique : le pois chiche dans l’eau, qui se dilate.
J’essaie de laisser de côté un aspect qui me passionne : la réalisation de la machine et du moteur . Quand tous les enseignants de physique du monde enseignent la thermodynamique, finalement la science des moteurs thermiques à essence ou diesel, ceux de milliards de voiture donc, nous dessinons en permanence le moteur de Johann Le Guillerm au tableau. À la place des pois chiches, à la place du mélange essence-air, nous instal- lons un gaz parfait qui permet tous les calculs. Nous dessinons, nous idéa- lisons, nous calculons, mais nous ne fabriquons pas. En fait si, mais très rarement, dans des approches pédagogiques toujours qualifiées de « nou- velles expériences ». Au Centre de Recherche interdisciplinaire, le CRI Paris, avec Rafik Affes, docteur en mécanique, nous avons fait construire aux étudiants un moteur « pour de vrai ». Résultat : d’abord réduire les frottements des pistons en mouvement dans les cylindres en gardant l’étan- chéité... Ce fut un grand moment, passionnant pour les étudiants et pour nous. Tractochiche ramène en moi le souvenir heureux de cet enseigne- ment au cours duquel j’ai construit avec les étudiants et Rafik Affés, des machines qui le plus souvent ne marchaient pas. Nous savions d’entrée de jeu que ce serait le cas. Se mettre dans cette situation d’échec était déli- béré, au cœur du projet pédagogique.
Clairement, il y a dans Tractochiche de multiples subtilités que je pense deviner et qui contribuent à mon plaisir : cette machine ici n’a de sens que si « elle marche ». Et faire un moteur à pois chiches qui ne se coince pas, qui ne fuie pas, et se déplace avec une (très) faible vitesse constante mais (très) longtemps n’est pas si simple.
Pour Johann Le Guillerm, le Tractochiche évidemment avance, sans aucun doute, mais son mouvement est imperceptible pour nos yeux. Alors impossible de ne pas y penser : d’une part, je vois cette machine en phy- sicien et d’autre part, je pense à l’Inframince de Marcel Duchamp devant cette œuvre. Les deux vont ensemble.
J’ai renoncé ici à mettre des nombres et des unités même si ce ne doit pas être si difficile. La vitesse de déplacement du véhicule est déterminée par la dilatation des pois chiches qui font remonter le niveau d’eau. Calculer la vitesse du véhicule en fonction de la vitesse de remontée des pistons repose sur « la science des engrenages ». La compagnie Johann Le Guillerm a dû avoir cette réflexion en construisant le Tractochiche. Finalement, déterminer la vitesse du véhicule est facile. Trouver la valeur de la force motrice qui fait avancer à très faible vitesse est plus délicat. Tout à fait possible, mais il faudrait y penser un peu sérieusement. Ce serait inté- ressant car ces deux quantités déterminent immédiatement la puissance et l’énergie mises en jeu. Elles sont probablement très faibles. Ces considéra- tions veulent d’abord souligner que Tractochiche est un lieu de rencontre évident entre Johann Le Guillerm et un scientifique, sur les plans tech- nique et scientifique. C’est aussi ainsi que s’installe ma fascination pour le travail de Johann Le Guillerm.
La rencontre s’enrichit donc ici de l’imperceptible et quel plaisir alors d’y convier Marcel Duchamp qui vient la nourrir avec l’Inframince dont une description peut être : « concept esthétique créé par Marcel Duchamp désignant une différence ou un intervalle imperceptible, parfois seulement imaginable, entre deux phénomènes ». Quand je suis devant le Tracto- chiche, je sais qu’il avance, je l’imagine avançant toujours, et même si je ne peux pas le voir. En physicien, je sais que je pourrais mesurer et rendre ce déplacement imperceptible immédiatement évident. Sans grande diffi- culté au demeurant. Il apparaît alors un point de séparation au cœur de la rencontre. Johann Le Guillerm, allié à Marcel Duchamp, ne veut certai- nement pas de cette intrusion technologique qui cherche à rendre évident et explicite. Il peut peut-être trouver le soutien du physicien Jean Perrin qui observa au début du xxe siècle, simplement au microscope optique, les mouvements erratiques d’un grain de pollen dans l’eau, conséquences et manifestations des chocs dus aux mouvements toujours imperceptibles pour nos yeux des atomes. Jean Perrin le savait : des atomes évidemment imperceptibles mais là, sans aucun doute, et au cœur de notre monde dont ils sont la matière. Cela valait un prix Nobel en 1926.
Ces deux exemples soulignent aussi les temps de notre vie et comment nous nous installons dans ces temps. Une vie humaine dure souvent plus d’un milliard de secondes. La seconde est la courte durée la plus évidente dans notre vie quotidienne. Entre la seconde et la durée de notre vie, nous avons décidé une organisation du temps, sa structuration : des minutes, des heures, des journées, des semaines, des mois et des années . Nous mesurons notre temps et nous ne le perdons pas. Qui aujourd’hui attend une heure sans rien faire ? C’est pourtant ce qu’il faudrait faire ici : toute une après-midi sans rien faire regarder le Tractochiche pour peut-être le voir bouger devant nous, ce serait s’installer dans son temps. Est-ce la méthode Marcel Duchamp, lui qui a mis en scène la paresse et le temps qui passe avec son œuvre : Élevage de poussières, photographiée par Man Ray ? Mais c’est impossible aujourd’hui : on dira que personne n’a le temps mais surtout il apparaît l’impression très moderne d’une perte insupportable de son temps. Alors nous posons un repère, nous partons et revenons mesurer la distance parcourue. Je crois que nous sommes tous devenus des Scienti- fiss. Dans notre monde de Smartphones, nous le savons tous, la mesure du temps est disponible partout et immédiatement avec une précision inouïe. Il n’est pas, ou plus, utile de rester immobile longtemps pour être sûr d’un mouvement très lent en le regardant.
Et nous bougeons beaucoup trop vite pour le Tractochiche dont le mouvement est à la limite de notre monde. C’est le botaniste Francis Hallé qui toujours insiste : les arbres se transforment en permanence beaucoup, se déploient dans de grands espaces mais sur des temps très longs. Et ces mouvements nous sont totalement imperceptibles. Comment faire un time laps sur des dizaines d’années pour voir la vie frénétique d’une forêt ? À cette aune, le Tractochiche est un véhicule très rapide. Quotidien de la science : les temps qu’elle considère s’étalent, disons de la durée de vie de certaines particules élémentaires mesurée au CERN, à la durée de vie de l’univers. Rapide ou lent, question de point de vue.
En physique, les variables importantes vont par couple, la position et la vitesse, le temps et l’énergie. Et finalement ici, avec les pois chiches qui font avancer le Tractochiche, Johann Le Guillerm vient nous dire comme d’autres artistes d’ailleurs : le mouvement et la transformation du mouve- ment, je sais ce que c’est, en tous cas, je le vois, mais qu’est-ce que cette énergie qui aujourd’hui détermine tout, qu’est-ce qu’une source d’éner- gie ? Le mouvement, je sais ce que c’est, rapide, lent, visible et même imperceptible, le mouvement des objets, de mon corps, de mon corps qui fait bouger des objets, et réciproquement. Mais l’énergie. une inven- tion de physiciens et d’ingénieurs qui, disons à partir de Sadi Carnot au xixe siècle, a changé le monde, notre regard et la vie. Nous ne le voyons même plus, et pourtant il n’y a pas si longtemps. Le jeune Sadi Carnot en 1824 dans son unique livre : Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance, trace la route pour deux siècles. La machine à vapeur est le premier moteur universel. Elle fournit un axe en rotation qui permet tout. Le charbon, ressource infinie, vient nourrir cette machine universelle. Alors l’énergie disponible est infinie et les plus grandes puissances sont accessibles, très largement au-delà des capacités du corps humain, sans aucune comparaison. Sadi Carnot voit qu’un autre monde va advenir. Il l’écrit : ce sera le monde de l’énergie, ou société thermo-industrielle qui transforme la chaleur en mouvement. Le rendement est épouvantable mais quelle importance, la ressource est infinie. L’électricité viendra ensuite apporter l’élément clé manquant : le transport de l’énergie dans des câbles par le mouvement des électrons. Un mouvement à Dunkerque, dans une centrale thermique, passe par des câbles à haute tension pour redevenir un mouvement grâce à un moteur à Marseille. Totalement imperceptible.
Aujourd’hui l’énergie est le grand enjeu de l’humanité. Nous pensons tous qu’elle conditionne notre avenir et qu’il est impossible de faire sans elle. Johann Le Guillerm apporte son grain de sel avec Tractochiche. Ici la source d’énergie du moteur est le pois chiche. Habituellement on le nomme aliment, aliment pour un corps en mouvement, et pas source d’énergie. La valeur énergétique du pois chiche en joule ou en calorie est bien sûr connue. Ce nombre et cette unité le rangent effectivement dans la catégorie « source d’énergie ». Parole de physicien. C’est une des marques de la société industrielle, elle transforme en source d’énergie, de plus en plus électrique : l’essence, le vent, la lumière du soleil, le charbon, le gaz, la matière nucléaire. et même la vie, nommée alors biomasse. Tout y passe. En regardant Tractochiche, je me pose aussi cette question : « déguster de l’houmous, n’est-ce que brancher son corps sur une source d’énergie ? » Tractochiche ne déguste pas les pois chiches...
Johann Le Guillerm, Mario Goffé, l’interrupteur et l’état « en marche »
L’extrait de Secret (temps 2) décrit ici, Tractochiche aussi, le soulignent : il n’y a pas d’interrupteur chez Johann Le Guillerm. La généralisation à partir de ces deux exemples en fait peut-être une affirmation un peu hâtive mais tout de même, elle me paraît une caractéristique de son travail. Et en tous cas, il n’y en a pas dans les deux exemples que j’ai ici considérés. Et c’est d’abord ainsi que je veux aborder cette citation de Johann Le Guillerm : « la technologie ne m’intéresse pas beaucoup ; je préfère sentir la matière, ce qu’elle montre d’étonnant, c’est sa magie que j’essaie de reproduire ».
Chez Johann le Guillerm, il y a des machines, des outils, des matériaux mais s’il y a des interactions, des transformations, des coévolutions dont il joue avec intention et détermination, il n’y a pas, sur la scène, de bouton « marche/arrêt », pas d’interrupteur qui assure la mise en route. L’interrup- teur, le bouton marche arrêt dans un système électrique, est une des signa- tures de notre façon d’habiter et d’utiliser le monde, d’instrumentaliser ce qui nous entoure depuis la révolution industrielle. On date son invention par John Henry Holmes en 1884, trois ans après l’exposition internatio- nale d’électricité en consécration à la naissance de l’électrotechnique en France. L’interrupteur introduit les états « en marche » et « à l’arrêt ». Pas d’interrupteur dans la nature. Le vivant n’a pas de position « en marche » et « à l’arrêt ». Les interactions, les flux et les croisements sont permanents, et rien n’atteint jamais un état « en marche » voulu immuable et défini pour toujours. Quant à l’état « à l’arrêt », on ne peut le voir que dans la mort. Et donc irréversible. Johann le Guillerm s’installe dans ces flux, croi- sements et interactions, et devient partie de ce petit monde qu’il installe sur scène sans en être vraiment le maître. Il doit en permanence composer avec les règles de la matière, celles que découvrent la physique, et avec l’énergie que son corps est capable de déployer.
Tout de même, il y a La Motte présentée comme une planète végétale futuriste de 2,5 m. de diamètre, hérissée d’arêtes et en révolution perpé- tuelle. On retrouve en elle les caractéristiques essentielles des systèmes technologiques. La Motte est un dispositif technologique très sophistiquée, qui gère elle même ses flux « vitaux », d’énergie et d’information. Une forme de paradoxe ? Voire une contradiction au moins dans mon propos ?
La Motte est issue d’une collaboration entre Johann Le Guillerm et Mario Goffé. J’ai aussi eu le plaisir d’échanger longuement avec Mario Goffé. Un artiste, un physicien et Anne Dubos, une anthropologue spécialiste du corps en mouvement, aussi artiste transmédia, nous étions installés dans la friche industrielle géante qu’est l’ancien port Nord de Chalon-sur-Saône. Un grand souvenir devant ses œuvres installées là, comme le wagon qui part se promener avec ses rails. Sa robotique poétique s’installe au cœur de la technologie qui transforme le monde en s’emparant de ce triptyque énergie-matière-information, mais pour immédiatement la détourner et pour nous montrer à quel point la technologie issue des entreprises industrielles définit notre vie.
La Motte est un dispositif de grande taille, lourd. On retrouve cette caractéristique dans la plupart des productions de Mario Goffé comme l’empilement des bus à la verticale en une sculpture sidérante détour- nant la technologie. Manipuler le très lourd et le très encombrant est rapidement inhumain. Les énergies mises en jeu sont largement au-delà de celles compatibles avec le corps humain. La personne impliquée ne peut être qu’un conducteur. Elle se retrouve aux commandes, bas- cule des interrupteurs pour alimenter, engager des flux issus de réseaux immenses qui quadrillent la planète depuis le xxe siècle .
Je n’oppose pas ici Mario Goffe et Johann le Guillerm, le premier qui travaille au cœur de la technologie pour la subvertir, le second en dehors grâce à son corps en mouvement. Je pense au contraire qu’ils font partis tous les deux de ces explorateurs des fondements de notre humanité, qui habitent le réel en interagissant avec lui et avec les autres humains. Leur rencontre pour produire La Motte, cette petite planète capricieuse, est ici un croisement entre ces deux univers malgré tout très différents, l’un veut dompter et redéfinir la place des interrup- teurs qui gèrent flux d’énergie et d’information, le second les disqualifie et dans ses représentations, installe son corps au cœur du dispositif pour être lui-même la source unique et vivante de l’énergie et de l’intelligence qui transforme la matière.
Article publié dans le numéro spécial de la revue Circus Sciences sur le circassien Johann le Guillerm aux Presses Universitaires de la Méditerranée sous le titre « Regard d’un Scientifiss sur le cirque de Johann Le Guillerm ».
Johann le Guillerm sur ARTE : Le cirque expérimental de Johann Le Guillerm