Réformer simplement le marché européen de l’électricité est possible

Publié par Encyclopédie Énergie, le 15 mars 2023   1.4k

Article rédigé par Dominique Finon, pour l'Encyclopédie de l'Energie.

Devant l’impact de la crise des prix du gaz sur l’explosion des prix de l’électricité, la présidente de la Commission européenne a affirmé devant les eurodéputés le 8 juin 2022 qu’il fallait une réforme radicale du marché de l’électricité. Pour elle « le marché de l’électricité ne fonctionne plus et nécessite une "huge reform" pour répondre à tous les défis posés par les transformations structurelles associées à la transition bas carbone basées sur les énergies renouvelables (ENR) (…) ». De son côté, Emmanuel Macron s’est prononcé le 28 juin en faveur d’une refonte du marché européen de l’électricité pour une autre raison, le fixation « absurde » de ses prix dans un pays dont le parc est très majoritairement nucléaire et hydraulique et dont les consommateurs ne peuvent même pas profiter des coûts de production interne sans lien avec ceux des centrales à gaz.

Dans tous les pays d’ailleurs, on a pu effectivement constater les effets catastrophiques de ces prix extrêmes sur tous les consommateurs, et aussi sur les fournisseurs, notamment ceux qui n’ont pas d’équipements de production et qui n’ont jamais pris le réflexe de couvrir leurs risques en amont alors qu’ils sont engagés dans des contrats de vente à prix fixes à un an et plus avec leurs clients. Pour prendre le seul exemple des fournisseurs alternatifs en France qui étaient une quarantaine, seule une dizaine subsiste actuellement, après la faillite ou leur sortie du marché des autres. Lors de son discours de nouvel an, le Président Macron a réitéré sa promesse de faire valoir « une réforme qui permette à l’électricité d’être vendue aux Français à un prix qui correspond à son coût de production ». C’est le sens de la réforme que propose la France avec l’Espagne à Bruxelles depuis quelques mois en vue de la prochaine directive en gestation, d’autant qu’elle permettrait également de satisfaire l’objectif de faciliter la transition.

Le sens d’une réforme du marché s’est en effet progressivement précisé face aux différents enjeux associés à la transition du système électrique, à savoir 1) la protection des consommateurs, ménages comme industriels, contre le risque de crises prolongées des prix, 2) le développement efficace des technologies bas carbone, les ENR intermittentes (éolien et solaire PV), mais aussi, dans une dizaine d’Etats-membres, France en tête, le nucléaire, autant de technologies qui sont très capitalistiques, et 3) le maintien de la sécurité d’approvisionnement mise à mal par la mise à l’arrêt de nombreux moyens fossiles de production électrique et le développement de l’intermittence à très grande échelle.

1. Les défauts du market design pour la transition bas carbone

Précisons d’abord les problèmes que pose le market design actuel. Du fait de ses spécificités, en particulier sa non-stockabilité, l’électricité est un bien très particulier ; celles-ci obligent à structurer le marché sur une base horaire, les marchés horaires ayant peu de liens entre eux, contrairement aux marchés de biens stockables. Sur chacun d’entre eux, de par le jeu de la concurrence, les producteurs sont amenés à aligner leurs offres de prix chaque heure sur le coût du combustible de chaque équipement pour se donner les meilleures chances d’être retenu. Avec l’intégration des marché entre systèmes ouest-européens, c’est le plus souvent une centrale à gaz qui est la dernière centrale appelée, ce qui explique cette fixation du prix horaire par couplage avec le prix du gaz sur de la très grande majorité des heures de l’année, qui est « absurde » pour les consommateurs français. Dans ce schéma, les prix moyens annuels n’ont aucune raison d’être alignés sur la moyenne des coûts complets des moyens de production, ce que permettait le mode de fixation règlementaire des tarifs de dans le cadre antérieur des monopoles de service public.

Par ailleurs, la forte volatilité des prix rend impossible les anticipations de long terme pour un investisseur potentiel dans des équipements bas carbone particulièrement capitalistiques et à longs cycles de vie (plusieurs décennies) comme le nucléaire, l’éolien offshore ou l’hydraulique. De plus les EnRi nécessitent pour la sécurité de fourniture et la stabilité du système, le développement de moyens de flexibilité (stockages, hydraulique de lac, turbines à gaz, électrolyseurs, interconnexions), autant d’équipements aux coûts fixes élevés, alors que l’investisseur dans ces technologies n’a aucune certitude de flux de revenus stables et anticipables sur les différents marchés liés à l’énergie électrique.

2. Les contrats financiers de long terme (contrats pour différences)

La solution d’architecture de marchés (ou market design) doit être simple, cohérente et conduire à un mode de définition des prix de vente finale alignés sur les coûts de long terme de l’ensemble des équipements, et non pas des seules EnR, tout en envoyant un signal prix de long terme à tous les producteurs pour faciliter leurs décisions d’investir en garantissant la stabilité de leurs revenus par MWh. Elle ne doit pas non plus tourner le dos aux règles européennes et doit permettre de préserver le rôle des marchés spots horaires comme mode de coordination entre productions d’un système, et, par leur couplage, entre systèmes. Il s’avère particulièrement efficaces pour assurer la solidarité entre systèmes et profiter du foisonnement des productions des EnR intermittentes entre eux. Les refuser reviendrait pour la France à un « Frexit » électrique, que l’on peut éviter.

2.1. Présentation du mécanisme

La solution, proposée par la France et l'Espagne consiste à généraliser la signature avec l’Etat de contrats financiers de garanties de revenus par MWh avec tout nouvel équipement EnR et nucléaire et de les étendre aux équipements existants. Ces contrats doivent être de nature financière pour pouvoir se superposer au marché spot, comme ceux qui existent déjà pour l'éolien ou le solaire (les contrats de complément de rémunération).

Appelés contrats pour différence (CpD), ils ont un prix de référence (strike price en anglais) qui permet la couverture des coûts d'investissement et d'exploitation de l'actif concerné. Un producteur engagé dans un tel contrat encaisse - ou décaisse - la différence entre le prix du marché horaire et le prix de référence, selon que le premier est au-dessus ou au-dessous de ce dernier (figure 1). Ainsi avec la combinaison de ses ventes sur le spot et les reversements du CpD, un nouveau producteur obtiendra un flux stable de revenus sur le long terme qui couvre ses coûts. Il peut donc décider d'investir, en voyant ses risques transférés sur l'entité publique avec qui le contrat est signé. Pour maintenir une pression concurrentielle, l’attribution de ces contrats se fait régulièrement par enchères par type de technologies pour tenir compte des différences de services que peuvent offrir ces technologies.


Figure 1 : encaissement ou décaissement du producteur en fonction du prix spot

De façon symétrique, quand les prix de marché sont supérieurs aux prix de référence du contrat, les rentes qui peuvent être importantes, comme ces derniers mois, seront reversées par les producteurs à l'entité publique, qui les transfèrent ensuite aux fournisseurs au prorata de leurs parts de marché. Pour qu’il y ait un transfert complet des rentes, il faut que les CpD soient généralisés aux équipements existants en EnR et nucléaire.

Ensuite, en aval, après le transfert des rentes des équipements ENR et nucléaires, les fournisseurs qui bénéficient de ces rétrocessions sur des bases identiques se concurrencent alors sur la base d'offres tarifaires plus ou moins alignées sur les coûts moyens de production du mix électrique. Approvisionnés sur des bases identiques et transparentes, ils se concurrencent sur la base de leurs offres tarifaires et de services (gestion de la demande, effacement) à leurs différents types de clientèle selon leur profil de charge (base, horo-saisonnière, effaçable), contribuant ainsi à la flexibilité du système.

2.2. Intérêt de ces contrats par rapport à la situation actuelle

Un point important est de crédibiliser les contrats pour différences et les transferts de celles-ci dans les deux sens. La proposition française insiste sur le fait que ce doit être une entreprise publique de statut commercial éloignée du pouvoir politique pour crédibiliser l’engagement de la puissance publique. L'existence d’une telle entité indépendante permet aussi de garantir les transferts dans les deux sens, dans un sens le transfert des rentes des producteurs vers les consommateurs, et dans l’autre sens les reversements des fournisseurs aux producteurs, via une taxe flexible calculée tous les mois ou tous les trimestres quand les prix du marché sont en dessous du prix de référence des uns et des autres CpDs. La référence pour créer une telle entité  Outre-Manche est la LCCC (Low Carbon Contracts Company) qui regroupe tous les contrats CfD passés avec les producteurs ENR et nucléaire, et assure les transferts dans les deux sens.

De façon intéressante, la solution avancée par la France et l’Espagne a inspiré la Commission quand, ce dernier automne, elle cherchait une solution pérenne pour remplacer le plafond mis sur les surprofits des producteurs électriques autres que les centrales à gaz, sachant que ce plafond ne pouvait être qu’une solution transitoire. Précisons qu’il implique un prélèvement par l’Etat au- dessus de ce plafond, qui reverse les sommes collectées aux consommateurs, une sorte de financement du bouclier tarifaire. La Commission a ainsi proposé la généralisation de ces CpD dans une note blanche de fin octobre 2022. Elle serait parfaitement compatible avec les règles européennes actuelles, comme le soulignait celle-ci. Cette solution devrait être reprise comme un élément de la prochaine directive en discussion sur l'électricité, qui a fait l’objet d’une consultation en janvier et février 2023. Elle serait formulée comme une option qui serait ouverte au choix des Etats-membres.

L’adjonction de la « brique » de contrats financiers de long terme au market design répondrait de façon cohérente aux trois objectifs majeurs d’accélération de la transition énergétique, de sécurité d’approvisionnement et de protection des consommateurs par la restitution des rentes des équipements bas carbone aux fournisseurs et aux consommateurs. Pourtant elle fait l’objet de l’opposition d’un certain nombre de pays menés par l’Allemagne qui ne veut qu’un changement minimum des règles de marché. La crainte est de voir trop d’interventionnisme se développer, ce qui est un peu contradictoire avec le dirigisme implicite qui s’est mis en place pour piloter le développement à grande échelle des EnR. Dans cette même veine contradictoire, d’aucuns opposent le développement des contrats de long terme entre particuliers (développeurs en EnR intermittentes d’un côté et gros industriels ou fournisseurs de l’autre) aux CpD signés avec l’Etat pour que se développent les EnR à grande échelle, sans voir les risques très importants auxquels feront toutes les parties, notamment pour les fournitures complémentaires de la production intermittente. La présidente de la Commission s’est trouvée contrer par sa propre administration, par l’Allemagne et …par l’agence des régulateurs européens.

Au bout du compte, il est possible que peu de choses ne change dans les prochains mois. Les libéraux concèdent toutefois que, pour apporter une protection indirecte aux ménages, aux collectivités et aux entreprises afin de dissocier l’évolution du prix de leurs factures de celle du prix des combustibles fossiles, on impose une obligation de couverture minimale aux fournisseurs (qui sont engagés dans des contrats à prix fixes d’un an et plus avec leurs clients) contre le risque d’explosion des prix sur le spot.

Dominique Finon

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