Recherche, informatique, industrie : Les systèmes cryomédicaux développés par le CRTBT, témoins de la compétition entre recherche et commercialisation (2/12 - année 2021)

Publié par ACONIT (Association pour un Conservatoire de l'Informatique et de la Télématique), le 3 février 2021   1.2k

 Illustration d'en-tête :  détail du poster produit par l'ACONIT pour la valorisation du premier dispositif cryomédical conçu par le CRTBT 

par Gérard Chouteau, délégué régional de la mission PATSTEC,

et Xavier Hiron, gestionnaire de collections, ACONIT


À l'hiver 2019, Gérard Chouteau, délégué de la mission nationale PATSTEC en région Rhône-Alpes sud, est contacté par un ancien collègue du CNRS à propos d'un appareil conservé dans des sous-sols attenants au Centre de recherches sur les très basses températures (le CRTBT, aujourd'hui intégré à l'Institut Néel). Cet appareil est connu sous le nom de prototype Lacaze-Benabid. Il s'agirait d'un dispositif cryomédical à base d'aimant supraconducteur. Mais de quoi s'agit-il exactement ? Là a débuté l'enquête qui va vous être rapportée.

Gérard Chouteau connait bien la figure emblématique d'Albert Lacaze. Cet ancien ingénieur de l'INSIEG, branche Électricité, avait fait sa thèse à Grenoble sur le développement d'un liquéfacteur hydrogène-hélium (voir l'article : liquéfacteur LACAZE-Weil). Proche collaborateur du professeur Louis Néel, ses recherches le conduisirent à la direction du CRTBT. Il s'est éteint en 2012 à l'âge de 88 ans.

Alim Louis Benabid est lui aussi une sommité dans son domaine. Grand neurochirurgien français né à La Tronche en 1942, il a œuvré sa vie durant pour améliorer la prise en charge de la maladie de Parkinson, puis de diverses affections neurologiques. Aujourd'hui, son équipe travaille sur un exosquelette (structure externe de renforcement du corps) permettant de rendre indépendants les tétraplégiques.

Comment et pourquoi ces deux figures ont-elles été amenées à se rencontrer, puis à collaborer ? Pour le savoir, nous nous sommes rendus à la documentation du CRTBT.


L'étude des documents : première période

La succession des extraits de rapports d'activité du CRTBT sur plus de 10 ans, entre 1977 et 1988, permet de se faire une idée précise de l'évolution des recherches dans le domaine des dispositifs médicaux à base d'aimants supraconducteurs, et des acteurs concernés. Nous présentons ci-dessous les grandes étapes chronologiques de ces projets.

- Dès septembre 1977, un dispositif appelé Sonde médicale est mentionné. Il est sollicité par le professeur Alim Louis Benabid, neurochirurgien du CHU de Grenoble, en collaboration avec les professeurs Keravel et Debrun du CHU de Créteil, pour obtenir un guide cathéter intravasculaire neurochirurgical (en médecine, un cathéter est une tige ou un tube servant à dilater un canal). Une équipe de physiciens du CRTBT se met immédiatement au travail. On y retrouve les noms des intervenants Pierre Gianèse, Albert Lacaze, Alain Némoz, M(arc) Till (étudiant en DEA à qui est confié le projet) et Jean-Claude Vallier, qui tous sont reconnus pour leurs compétences dans leurs domaines respectifs. L'aimant nécessaire au guidage est rapidement calculé, réalisé et validé. Le cryostat (source de refroidissement de l'aimant), lui aussi calculé, était à cette date en cours de réalisation.

- Dans le rapport de 1978-79, les mêmes intervenants sont cités, sauf Pierre Gianèse. Il est mentionné que l'étude se développe avec le Laboratoire de Médecine et Chirurgie Expérimentale et Comparée (le LMCEC de la faculté de médecine de Grenoble, qui préfigurera l'unité grenobloise de l'INSERM U318). Le but du projet est précisé : guider au moyen d'un aimant supraconducteur des cathéters munis d'une tête magnétique à l'intérieur de vaisseaux sanguins en neurochirurgie. Les supraconducteurs permettent de grands gradients de champs magnétiques. Le matériau utilisé pour les têtes magnétiques (le samarium-cobalt) est choisi pour sa forte aimantation.

Les paramètres de l'aimant sont détaillés (gradient de champ au niveau de la sonde compris entre 0,5 et 7 teslas par mètre), ainsi que son insertion dans un cryostat à hélium liquide. Pour la première fois est abordée la question du déplacement du vase contenant l'aimant et faisant office de guide, ainsi que les conditions de son refroidissement. Le support propose un degré de liberté de rotation autour d'un axe perpendiculaire à l'axe de l'aimant. Les tests ont confirmé que l'aimant de la bobine fonctionne à 50 ampères et que son refroidissement est rapide et peu consommateur en hélium.

Les phases à suivre sont les réglages (récupération de l'hélium et fonctionnement en régime anormal), en vue de la mise en place des essais in vivo.


Illustration n° 1  :  couverture du rapport d'activité 1977-1978 du CRTBT, dont l'étude a contribué à retracer le déroulement du projet présenté dans cet article


Vient une phase de transition dans le projet

- Le rapport 1979-80 rappelle les conditions de l'étude (mêmes intervenants, plus Mejia Soler). Des essais positifs en animalerie hospitalière prennent place. Mais un problème se pose : pour être à même de le guider correctement, il faut pouvoir visualiser en direct l'avancée du cathéter dans le vaisseau ou l'artère où il est introduit. Une table d'opération équipée d'un système de visualisation aux rayons X (deux dimensions) est donc produite spécialement. Dans le même temps, l'alimentation de l'aimant supraconducteur est modifiée, permettant de balayer l'amplitude du champ en une minute seulement. Les expériences ont été suivies par deux ingénieurs de la Compagnie générale de radiologie (CGR), et la commercialisation de l'appareil est envisagée avec une gamme d'utilisations plus large que celle ayant suscité la demande initiale. Pourtant, la question du financement de cette commercialisation reste posée.

- Le rapport 1981-82 est aussi un rapport de transition. Outre que la périodicité des rapports semble avoir changé à cette époque (bisannuel), il indique que des améliorations du système de visualisation face/profil ont du être développées. De plus, un dispositif d'occlusion commandé par largage d'un ballonnet a été ajouté. Les expérimentations animalières sur les artères digestives et cervicales (notamment pour le traitement des fistules) ont été entreprises. Cependant, des innovation du système restent à l'étude. Les bons résultats orientent en effet les recherches vers un dispositif à deux aimants disposés en croix pour étendre le système à tout le corps (dit corps entier). La manipulation de l'aimant en milieu hospitalier pour obtenir la bonne orientation vis-à-vis du patient est jugée encore malaisée. Deux communications, dont l'une aux USA, sont citées.

Tout porte à croire que le prototype observé par Gérard Chouteau, Christian Gianèse (le fils de Pierre Gianèse) et Xavier Hiron en décembre 2019 est l'appareil mentionné dans cette première phase de l'étude. Mais dans le même temps, il est observé que les études de développement propres à ce premier principe de guidage cessent vers 1982. Cette pièce de recherche non opérationnelle en grandeur réelle a cependant prouvé sa validité fonctionnelle, mais n'aura finalement pas donné lieu à une exploitation commerciale en France. Il est à noter qu'un dispositif similaire a cependant été développé et commercialisé aux États-Unis dans les années qui ont suivi. 


Illustration n° 2 :  la partie active du dispositif cryomédical du CRTBT est constituée de l'aimant orientable contenu dans son vase de refroidissement


L'étude des documents : deuxième période

- Le rapport 1983-84 indique que, du fait des progrès récents constatés dans la production des cathéters médicaux, devenus plus fins et plus souples, le champ de l'étude a été réorienté, avec l'intégration du Laboratoire de Pharmacie Galénique de Paris et des laboratoires Rhône-Poulenc. Le projet s'intéresse désormais au guidage de produits chimioactifs ou radioactifs par micro-sphères ou ferrofluides. Un contrat avec l'ANVAR (agence nationale pour la valorisation de la recherche) pour le développement industriel par la société SMC (probablement l'antenne parisienne de la Société Mécanique de Castres), à Orly, est cité.

- Le rapport 1985-88 indique que seuls Lacaze, Gianèse et Bret forment la nouvelle équipe du projet guidage magnétique cryomédical (M(arc) Till a passé sa thèse en 1980). Le système reprend l'objectif d'injecter des substances médicamenteuses guidées par un cathéter, opération suivie par un système de visualisation insensible au champ magnétique. Le demandeur principal devient le service de Neurochirurgie de l'Hôpital Henri Mondor à Créteil, notamment pour le traitement ciblé des cancers du cerveau.

L'appareil plus maniable envisagé dès 1984 a été réalisé. Après simulation sur une maquette en plexiglas, le nouvel appareil a été mis à la disposition de l'Hôpital de Créteil en 1987. Les problèmes qui sont apparus ont concerné la visualisation radioscopique, dont la définition demeure insuffisante pour observer (et donc guider) le relargage des produits. Les caméras CCD n'ont pas apporté la solution escomptée. Suite au constat de ce défaut, les essais ont été définitivement suspendus en 1988. La même année, Alim Louis BENABID prend la direction d'un ensemble de structures de recherche hospitalière mixtes, qui deviennent l’Unité INSERM 318, dite « Neurobiologie Préclinique ».


Conclusion : un projet trop en avance ?

Réunir sur un même projet trois communautés scientifiques aux pratiques et cultures aussi différentes que la recherche fondamentale, le milieu hospitalo-universitaire et celui de l'entreprise n'allait pas de soi, en France, dans les années mille neuf cent quatre-vingts. Mais c'est finalement la technique qui a surtout fait défaut à ce projet, et notamment la composante informatique. L'imagerie était insuffisante et le guidage non automatisé. En milieu hospitalier, les appareils complexes doivent impérativement être des « boîtes noires » au maniement simplifié, à l'instar des dispositifs d'imagerie par résonance magnétique (IRM) actuels. Sans doute un tel projet, s'il était repris aujourd'hui avec les outils modernes de l'imagerie, du traitement d'image et du pilotage automatique informatisé, trouverait-il plus aisément les débouchés commerciaux qui ont manqué à l'époque.


Remerciement et lien :

Au Dr. Klaus Hasselbach, directeur du département MCBT et directeur-adjoint de l'Institut Néel au moment de la collecte, pour nous avoir ouvert les portes de sa documentation. Le CRTBT a en effet été fusionné avec le LLN, Cristallo et LEPES en 2007 pour former l'Institut Néel.

Voir aussi notre article Echosciences sur le robot médical Neuromate : en cliquant ici


Illustration n° 3 :  poster signalétique complet produit par l'ACONIT pour la valorisation du premier dispositif cryomédical conçu par le CRTBT.