Recherche, informatique, industrie : À Voiron fut inventé en 1842 un calculateur révolutionnaire (1/12 - année 2021)
Publié par ACONIT (Association pour un Conservatoire de l'Informatique et de la Télématique), le 12 janvier 2021 2.3k
par Alain Guyot, historien du calcul et membre de l'association ACONIT
La France, pionnière du calcul au XIXè siècle
Pendant les années comprises entre la défaite de Napoléon 1er et celle de Napoléon III, la France a brillé dans le domaine des machines à calculer. En effet, la fin des campagnes militaires a rendu à d’autres activités non seulement des soldats et officiers mais aussi des civils.
Charles-Xavier
Thomas avait juste 30 ans en 1815. Il
avait efficacement dirigé l’intendance civile de tout un corps
d’armée en Espagne qui, paraît-il, était moins mal ravitaillé
que les autres. Déjà
riche et rallié aux Bourbons dès 1814, pour investir sa fortune, il
avait créé successivement trois compagnies
d’assurance : Le
Phoenix1,
avec
un homme d’affaires suisse, puis Le
Soleil
et l’Aigle2,
pour les assurés tant royalistes que bonapartistes. Assurer contre
l’incendie des propriétaires privés est une idée qui venait des
anglais, mais qui exigeait du calcul efficace vu le grand nombre
d’assurés et la relative modicité des primes.
Pour aider ses affaires, Thomas a inventé et breveté en 1820 (bicentenaire en 2020) une machine à calculer qu’il nomma Arithmomètre.
Le premier exemplaire connu d'un arithmomètre date de 1822. Il est conservé au National Museum of American History.
Cette machine à calculer fit l’objet de descriptions élogieuses par des experts dans le Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale en 1822. Elle était alors animée en tirant sur un ruban de soie enroulé autour d’un tambour.
Des perfectionnements contribuent à en faciliter l’usage : adjonction d’un ressort à spirale vers 1823 (à la place du ruban), d’une manivelle en 1848, pour transmettre l’énergie à la machine, nouveau mécanisme de retenue et standardisation des modèles en 1850. Entre 1822 et 1865 environ, 500 machines de différents modèles ont été fabriquées. Ce nombre n’est qu’une évaluation car Thomas ne numérotait pas ses modèles séquentiellement. En moyenne, cela représente moins d’une machine produite par mois. Dans les faits, Thomas ne cherchait pas à commercialiser sa machine, mais seulement à la perfectionner. Il était riche et l’arithmomètre était son violon d’Ingres, sa danseuse, si vous me pardonnez l’expression.
Mais un défi inattendu, venant de Voiron, va le forcer à promouvoir sa machine, et il sortira vainqueur de la compétition.
Terminons d'abord l’histoire de Thomas avant de revenir à Voiron
Dans la période 1851-1854, pour promouvoir sa machine, Charles-Xavier Thomas va offrir aux têtes couronnées d’Europe ainsi qu’à de hautes personnalités de somptueuses machines aux boîtes richement décorées. En retour, Napoléon III désirant l’anoblir, Thomas choisit sa ville natale et devient le « Chevalier Thomas de Colmar ». Il est immensément riche.
Un arithmomètre de prestige, photo Valéry Monnier/www.arithmometre.org
A cette époque, la production de son arithmomètre est presque décuplée, 60 % des machines sont exportées, car son invention n’a guère de concurrents dans le monde. Le nom Arithmomètre devient générique des machines à calculer.
Thomas de Colmar meurt en mars 1870, et moins de 6 mois plus tard Napoléon III est défait par la Prusse à Sedan. A la fois agresseur et vaincue, l’image de la France est ternie. La firme Brunsviga est fondée pour que « les allemands n’aient plus à acheter français ». Elle copie l’arithmomètre et deviendra un temps le leader mondial des machines à calculer.
Ceci explique qu'après Thomas, l’innovation s’alanguit en France, laissant le champ libre à la concurrence. Prenons un petit exemple : l’alsacien Jean-Baptiste-Sosime Schwilgué, le célèbre horloger de Strasbourg, avait inventé en 1844 un additionneur à touches (qui reçu une médaille d’or la même année). Il est aussi relativement facile de remplacer les curseurs de l’arithmomètre de Thomas par des touches, ce qui fut fait par le zurichois Hans Werner Egli, dont la calculatrice « millionnaire » domina ensuite le monde des multiplicatrices.
Avec le clavier complet de 99 touches de la millionnaire, on utilise tous les doigts pour poser plusieurs chiffres à la fois, comme un pianiste plaque un accord. La productivité en est pratiquement doublée, au prix d’un certain entraînement (comme pour le piano).
Que se passe-t-il à Voiron à partir de 1842 ?
L’horloger Zoé Timoléon Louis Maurel a 23 ans. Il travaille avec son ami Jean-Honoré Jayet, 22 ans, à la réalisation d’une calculatrice révolutionnaire qu’il nomme Arithmaurel. Maurel obtient un brevet en décembre 1842, puis un autre avec Jayet en décembre 1846, tous deux datés de Voiron et déposés à la préfecture de Grenoble. Ces brevets seront traduits et déposés en Angleterre en 1859.
Mais pour construire le prototype, il faut payer les ouvriers mécaniciens, et les engrenages commandés à des horlogers de Savoie ou de Franche-Comté coûtent cher. Pour intéresser des investisseurs, Maurel et Jayet fondent en 1849 la société en commandite T. Maurel, J. Jayet et Cie., enregistrée au tribunal de Grenoble.
Un
des deux arithmaurels du CNAM, N°Inv. 6709 (photo Musée des arts et métiers)
Dans le but d’obtenir une grosse commande de l’administration, Maurel et Jayet décident de démontrer la supériorité de leur arithmaurel. Ils exécutent des calculs devant les académiciens des sciences et en juillet 1849 obtiennent une médaille d’or à l’exposition de Paris. Thomas s’était décidé à présenter aussi son arithmomètre, mais n’obtient que la médaille d’argent et il est fort déçu. La même année, l’arithmaurel rafle le « Prix de mécanique de la fondation Montyon ». Même demi-défaite pour Thomas à l’exposition universelle de Londres en 1851, où son arithmomètre ne reçoit que la médaille d’argent. L’arithmaurel devient la bête noire de Thomas.
La popularité de ces machines est alors forte. Dans son texte d'anticipation Paris au XXe siècle, Jules Vernes écrit à propos des machines calculantes : « Il y avait loin du temps où Pascal construisait un instrument de cette sorte, dont la conception parut si merveilleuse alors. Depuis cette époque, l'architecte Perrault, le comte de Stanhope, Thomas de Colmar, Maurel et Jayet, apportent d'heureuses modifications à ce genre d'appareil. »
En 1855, le publiciste Jacomy-Régnier diffuse un petit livre de 38 pages intitulé Histoire des nombres et de la numération mécanique dans lequel Maurel est pratiquement accusé d’avoir plagié Thomas. Ce brûlot a un impact immédiat et durable sur la réputation de l’arithmaurel. Fin de l’aventure à Voiron, la société est dissoute en 1856. Maurel deviendra un fabricant renommé de réveille-matin à Paris et Jayet sera contrôleur des poids et mesures.
Pour aller plus loin : Arithmomètre versus Arithmaurel
Vous pouvez vous aussi, tout comme les honorables académiciens des sciences, comparer ces deux machines à calculer, ou plutôt leur modèle virtuel, pour décerner la médaille d’or :
Arithmomètre de Thomas de Colmar (www.aconit.org/arithmometre)
Arithmaurel de Maurel et Jayet (www.aconit.org/histoire/calcul_mecanique/Arithmaurel)
Ces modèles sont bien sûr manipulables, mais vous pouvez laisser l’ordinateur le faire à votre place en cliquant sur un des signes + − × ÷ .
Le conservatoire National des Arts et Métiers Paris conserve deux arithmaurels, le Science Museum London, le Landesmuseum Braunschweig et l’Arithmeum de Bonn en conservent chacun un. Celui de Bonn est en état de marche.
Si vous savez où se trouvait l’atelier de Maurel et Jayet à Voiron, faites-le nous savoir, l'ACONIT œuvrera pour y faire apposer une plaque commémorative.
Remerciements et Notes
Valéry Monnier, bibliothécaire, qui anime le très complet site de l’Arithmomètre
Pierre Mounier-Kuhn, historien au CNRS & à la Sorbonne.
Michel Bardel et Valery Monnier, de l’ANCMECA, qui ont numérisé et publié les brevets de l’arithmomètre et de l’arithmaurel.
Enfin les étudiants en informatique de l’IMAG qui ont développé pour ACONIT un arithmomètre virtuel.
1 La compagnie Le Phénix donnera naissance au groupe des Assurances Générales de France (AGF) en 1966.
2 Le groupe d’assurances Soleil-Aigle, nationalisé en 1946, donnera naissance au GAN en 1968.
Relecture et mise en forme : Gérard Chouteau et Xavier Hiron (ACONIT)