Quand le comté sème la discorde

Publié par Virginie Girard, le 8 avril 2021   1.1k

2020. Article écrit par Luce VIENNET, Etudiante M2BEE.

Le comté est aujourd’hui le fromage AOP le plus vendu en France. Cependant, depuis plusieurs années, il est pointé du doigt par des associations de protection de la nature dans sa région d’origine, la Franche-Comté. Il serait responsable de nombreuses dégradations de l’environnement.


Avilissement des terres

Différentes pratiques de la filière du comté AOP sont décriées, certaines plus que d’autres.

Tout d’abord, l’utilisation d’engins, appelés « casse-cailloux », qui permettent de broyer les affleurements rocheux. Le but de cette opération est d’augmenter la surface exploitable et ainsi de produire davantage de fourrage, ou d’aménager d’anciennes parcelles agricoles.L’arrachage de haies est aussi reproché à certains exploitants. L’objectif est ici d’uniformiser les surfaces pour faciliter le passage de machines. Cette pratique était auparavant très courante, et ce dans toutes les filières agricoles, mais elle est aujourd’hui fortement déconseillée et soumise à certaines restrictions. Enfin, l’utilisation excessive d’intrants chimiques, là aussi pour augmenter la productivité, pose problème.

Les affleurements rocheux sont emblématiques des paysages du massif jurassien. Source : Luce Viennet


Des paysages jurassiens transfigurés

Les affleurements rocheux sont emblématiques des paysages du massif jurassien. Ils forment des habitats très particuliers qui abritent une faune et une flore typiques, notamment des papillons, des reptiles, des oiseaux, ou encore la Gentiane jaune (Gentiana lutea) et la Gesse de Bauhin (Lathyrus bauhinii), qui est en danger d’extinction en Franche-Comté et en France.

Les haies constituent des corridors essentiels à la continuité écologique des milieux. Ce sont également des refuges pour la faune, notamment les rapaces. Ces derniers peuvent être un atout pour les exploitants, puisqu’ils se nourrissent entre autres de campagnols et limitent ainsi leurs pullulations. Elles peuvent aussi fournir de l’ombre au bétail pendant l’été.

Les intrants chimiques, lorsqu’ils sont utilisés en grande quantité, amoindrissent la diversité floristique. Ce constat a été fait dans les prairies fleuries du Jura, qui ne le sont donc plus réellement. Mais les intrants sont également responsables de la dégradation de la qualité des cours d’eau franc-comtois. Plus qu’ailleurs, les rivières locales sont très sensibles : la Franche-Comté est une région calcaire caractérisée par son réseau karstique drainant. Les précipitations et les eaux de ruissellement n’y sont pas retenues et arrivent donc très rapidement dans les rivières sans avoir été filtrées, avec tous les polluants qu’elles peuvent contenir. Ils en résultent des proliférations d’algues et de forts impacts sur les populations de poissons.

Les prairies jurassiennes accueillent des espèces montagnardes typiques, telles que la Digitale à grandes fleurs (Digitalis grandiflora) au premier plan et la Gentiane jaune (Gentiana lutea) au deuxième plan. Source : Luce Viennet


Comment en est-on arrivé là ?

Noël Jeannot, membre du Collectif pour les paysages jurassiens, explique que la transformation des pratiques agricoles a en partie mené à la situation actuelle. Auparavant, le foin était produit sur les prairies les plus productives, qui se trouvaient à proximité des fermes, et les vaches pâturaient sur les prairies communales. Mais pour limiter le déplacement du bétail et ainsi faciliter le travail des éleveurs, les vaches pâturent maintenant sur les prairies proches des fermes. Les anciennes prairies de pâturage étant moins productives, les exploitants en viennent à l’utilisation du casse-cailloux pour gagner de la surface. On rentre alors dans un cercle vicieux, puisque le mélange de terre et de roche broyée est peu fertile, voire pas du tout, ce qui pousse les exploitants à enrichir le sol avec des intrants chimiques.

Les exploitants de leur côté, expliquent ce changement de pratiques par la raréfaction des terrains agricoles disponibles, car convoités par les aménageurs. Néanmoins, s’il est vrai que certains ne font qu’exploiter et sont donc impuissants face à ce phénomène, d’autres sont bel et bien propriétaires de leurs terrains et peuvent donc faire le choix de les vendre ou pas. Mais à cela, un autre argument peut être opposé, celui du prix : certains aménageurs sont prêts à payer beaucoup plus cher que ce que vaut réellement la parcelle.

Une polémique qui s’est intensifiée en 2020

Dans un premier temps, la publication en février d’un rapport scientifique rédigé par le laboratoire Chrono-Environnement (CNRS – Université de Franche-Comté) a fourni des éléments montrant la responsabilité de l’agriculture dans la perte de qualité des cours d’eau. Néanmoins, dans une interview publiée par L’Est Républicain le 4 juillet 2020, Pierre-Marie Badot, l’un des rédacteurs et coordinateurs du rapport, a souligné que d’autres causes devaient aussi être prises en compte.

Malgré cette alerte lancée par les scientifiques, les tensions déjà existantes ont été ravivées en avril, lors du confinement. Pendant cette période, de nombreux arrachages de haies et passages de casse-cailloux ont été signalés. Plus de vingt infractions ont été constatées entre le 17 mars et le 25 avril, malgré l’accord (non contraignant) passé en 2019 entre les différents acteurs et instaurant le dépôt d’une demande auprès de la direction départementale des territoires avant toute destruction d’affleurements.

Au cours de l’été, la presse s’est emparée du sujet et de nombreux articles ont été publiés, s’appuyant notamment sur le rapport scientifique évoqué précédemment. Cette mobilisation autour du sujet a montré une préoccupation louable. Mais elle a également fait naître chez les acteurs de la filière un sentiment d’acharnement de la part de certaines associations de protection de la nature et par la suite des médias, d’autant qu’ils n’ont pas tous recours aux pratiques qui sont pointées du doigt.

Que fait la filière pour réduire les impacts ?

Il existe une forte interdépendance entre les acteurs de la filière et les prairies. Comme le fait remarquer Denise Renard, secrétaire générale de l’Union Régionale des Fromages d’Appellation Comtois (URFAC), les exploitants n’ont aucun intérêt à dégrader le milieu, qui est leur source de revenus. Elle souligne que l’environnement dépend lui aussi des producteurs qui, par le biais du pâturage, maintiennent des milieux ouverts où des espèces typiques peuvent se développer. Il est donc essentiel de mettre des actions en place pour préserver les prairies.

Les producteurs de lait à comté et les fromagers de la zone sont regroupés au sein du Comité Interprofessionnel de Gestion du Comté (CIGC), qui assure notamment la qualité exigée par les consommateurs pour un produit AOP. Ainsi, il est en charge de l’élaboration du cahier des charges de la filière. Celui-ci impose notamment des limites de chargement en bétail et de productivité. De plus, lors du confinement, le CIGC a fermement condamné les arrachages de haies et les passages de casse-cailloux. Malheureusement, même si des efforts sont fournis pour sensibiliser les acteurs de la filière, notamment en rappelant régulièrement le rôle essentiel des haies et les enjeux de biodiversité, le Comité ne peut pas maîtriser les faits et gestes de chaque producteur.

Quelles perspectives ?

La fin de la filière comté n’est pas souhaitable, ni même envisageable. Entre autres choses, elle représente à elle seule 14 000 emplois et dynamise de petites communes grâce aux fruitières. De plus, le cahier des charges déjà existant permet de fortement limiter la pression qui est exercée sur les prairies. Si le comté AOP venait à disparaitre, plus aucune restriction ne serait appliquée et alors l’impact environnemental serait sans doute nettement plus fort.

Cependant, des actions peuvent et doivent être mises en place, pour préserver la biodiversité, mais aussi le patrimoine paysager. Noël Jeannot raconte avoir parfois les larmes aux yeux en découvrant certains paysages, pour lesquels il éprouve un « attachement très fort », détruits par le passage du casse-cailloux.

Des efforts sont déjà fournis dans ce sens par certaines structures. Lucas Gouwy, Chargé d'études Environnement au sein de l’URFAC, travaille quotidiennement avec les agriculteurs pour mettre en place avec eux des pratiques plus respectueuses de l’environnement. Un renforcement des outils de protection seraient également nécessaire. En effet, lors du confinement, l’intervention des agents de l’Office Français de la Biodiversité a parfois été impossible, car certains affleurements dégradés ne se trouvaient pas sur des sites Natura 2000 . Un arrêté préfectoral est prévu à terme pour déterminer les zones où les affleurements seront protégés.

Il est intéressant de remarquer que Noël Jeannot et Denise Renard se rejoignent sur plusieurs points, notamment la nécessité pour les exploitants de préserver le milieu dans lequel ils travaillent. Ils arrivent aussi tous les deux à un constat similaire, celui d’une fracture entre différents groupes sociaux. Le premier note que les jeunes agriculteurs semblent avoir des connaissances insuffisantes sur la biodiversité, ce qui les empêche certainement d’appréhender les enjeux dont il est question, tandis que les plus âgés ne sont pas nécessairement plus sensibles à cela, mais sont plus raisonnables. La seconde dit remarquer chez les habitants des zones urbaines une profonde incompréhension de ce qu’est le monde agricole.

Peut-être s’agit-il finalement, comme le dit Denise Renard, de « rompre la défiance réciproque » qui existe entre certains groupes : les anciennes et les nouvelles générations, les ruraux et les urbains, les agriculteurs et les défenseurs de l’environnement. L’adage que Noël Jeannot reprend volontiers serait peut-être une solution pour restaurer la relation dégradée entre exploitants et prairies : « débattre pour ne pas se battre ».


Bibliographie