Qu'est-ce que la Fashiontech ?
Publié par Marguerite Pometko, le 23 décembre 2016 6.6k
« Et non, Grenoble ce n’est pas que la polaire et le ski ! », nous clame en guise de bienvenue Fabrice Jonas, fondateur du webzine Modelab et organisateur de cette rencontre. Comme moi, vous ne le saviez peut-être pas encore, mais Grenoble est un fleuron d’une révolution en cours dans le domaine de la mode. De nombreuses initiatives alliant mode, technologie et numérique fleurissent partout dans la région et n’attendaient qu’à se rencontrer. Ce 8 décembre, j’assistais à la première rencontre réunissant tous ces acteurs, prêts à poser une première brique à la constitution d’une filière fashiontech dans l’éco-système local. Parmi les organisateurs : Digital Grenoble French-Tech in the Alps ; Modelab, magazine grenoblois dédié à la fashiontech ; ainsi que la Scop La Péniche qui hébergeait l'évènement dans les locaux du Coop Infolab.
La haute-couture est l’un de ces rares domaines (avec la gastronomie peut être) où tradition et innovation flirtent en permanence. Sous le poids de la concurrence et des évolutions de son temps (numérisation, personnalisation, développement durable…), la mode épouse les technologies : L’Heure de la « Fashiontech » a sonné. Mais de quoi parle-t-on au juste ?
Quand la Tech rencontre l’industrie de la mode
« Depuis qu’il existe, le vêtement sert à se protéger, à sublimer le
corps, ou à le dissimuler, à défendre une position sociale… Aujourd’hui, grâce
aux avancées technologiques, on peut lui attribuer de nouvelles
fonctions : communiquer, récolter des informations ou décupler les
capacités humaines. », peut-on lire dans le 2nd numéro du Modelab.
Le vêtement du futur serait donc un vêtement intelligent, connecté, attentif
aux émotions de son porteur et de son environnement. Dans un contexte de quantified self (fait de recueillir des
données sur soi et son environnement), le vêtement devient objet connecté et
communiquant : apple watch, robe qui change de couleur en fonction des
émotions de celui qui la porte,
vêtements dont la couleur et la forme évoluent en fonction des tweets de nos
followers, t-shirt mesurant le rythme cardiaque de personnes fragiles, sac à
main à recharge solaire, foulard anti-pollution connecté…
La fashiontech ne se limite pas à une innovation de produit, c’est toute la
chaîne de production qui est bouleversée : du choix des matières premières
aux débouchés, certains évoquant même un « artisanat hybride ». La véritable nouveauté réside dans les
nouvelles technologies dont se saisissent designers et couturiers pour
travailler. Aux côtés des traditionnels patrons et machines à coudre, ils
exploitent l’impression 3D, des machines à ultra-son pour des assemblages sans
couture, l’impression textile numérique, la réalité virtuelle… Ces technologies
remettent sur le devant de la scène des matières premières délaissées. Ainsi,
le plastique peut redevenir chic, maillé telle une dentelle en impression 3D. Le
numérique ne remplace pas le designer, les CAS (Computer Aid Systems) l’accompagnent
dans son travail. La modélisation 3D permet au créateur de gagner du temps dans
sa recherche de motifs, dans la coupe, la couleur, la forme et le placement. Grâce
à l’impression textile numérique, il est possible de créer de grands imprimés
sans répétition de motifs. De nouvelles esthétiques digitales, inspirées des
plateformes de partage d’image sur internet, voient le jour (voir la ligne de vêtements tumblr présentée à la Fashion Week de NY ). Sur les vêtements connectés voués à
être tactiles, le créateur peut choisir de dissimuler ou de mettre en avant les
fils conducteurs, selon l’esthétique recherchée.
Les enjeux
Selon ses porteurs, la fashiontech porte le souci d’une mode
plus éthique et respectueuse de son environnement. La mode ne peut plus se
permettre de fermer les yeux sur les conséquences écologiques dévastatrices de
l’industrie textile (3
ème industrie la plus polluante). La fashiontech
se propose d’utiliser des matériaux recyclés, mais surtout elle s’oppose à la
fast-fashion, au rythme décadent imposé
par l’industrie actuelle, synonyme de sur-production et d’obsolescence. Pour le
consommateur, des changements aussi : Le digital doit le remettre au
centre afin de le rendre acteur. On vise la « multitude » en
s’adressant à chaque client de façon individualisée. Par exemple, l’application
Kinematics Clothing de Nervous Systems, permet de créer une robe parfaitement
adaptée à sa morphologie à partir d’un scan 3D.
Mais la fashiontech, c’est surtout une branche économique prometteuse. Le gouvernement l’a pressenti lorsqu’il a identifié les textiles connectés comme l’un des 34 plans de bataille de la France industrielle en 2013. En janvier 2014, des entreprises françaises de la fashiontech s’envolaient déjà à Las Vegas pour le Consumer Electronic Show , plus grand salon dédié l’innovation technologique en électronique. Parmi elles, des entreprises grenobloises…
A Grenoble : Une vaste palette de savoir-faire
Plusieurs acteurs de la fashiontech avaient répondu présents à l’appel de Digital Grenoble ce jour-là, chacun dans un domaine bien spécifique. Fabrice nous a raconté l’histoire de la création du webzine Modelab, premier magazine au monde sur la thématique fashiontech. Ce cahier de tendances créé en collaboration avec Beebuzziness, s’exporte aujourd’hui auprès de professionnels de la mode en quête de nouvelles idées. Julien nous a présenté la plateforme de pré-shopping Serial Shoppers . Cette plateforme prend en compte les habitudes du client pour rendre son expérience d’achat plus personnalisée et agréable. Odile, fondatrice de Ludd21, récupère d’anciennes machines à coudre pour les numériser. En les rendant programmables, cette innovation permet un grand gain de temps pour les industriels. Audrey d’ Euveka développe des mannequins intelligents connectés, qui à l’aide d’un logiciel permettent un prototypage personnalisé adapté à diverses morphologies. Dans un autre genre, Odoxo propose des expériences immersives dans les défilés et coulisses de la mode à l’aide de casques VR avec un vision 360°.
Mais pourquoi choisir de s’installer ici dans les Alpes, plutôt que dans une grande capitale de la mode comme Londres, Paris ou Milan ? Comme nous l’explique Audrey d’Euveka, qui est elle-même descendue de la capitale pour s’installer dans la région, il y a un eco-système prometteur ici. Pour créer son mannequin, elle avait besoin de compétences en mécatronique, et a trouvé son bonheur dans cette région. A Grenoble on trouve des gens très compétents, tout aussi bien en sciences dures qu’humaines. C’est aussi une ville avec une dynamique solidaire, liée à ses nombreux espaces de coworking et à des initiatives comme celle de Digital Grenoble aujourd’hui. L’autre avantage ici, c’est que confrontées à moins de concurrence que dans la capitale, les start-ups obtiennent plus facilement des financements et peuvent prendre le temps de faire les choses bien.
Les défis de la Fashiontech
Le grand défi sera la démocratisation, car les tissus sont aujourd’hui encore destinés à une clientèle de luxe. Pour créer la mode du futur, la fashiontech devra surtout s’inscrire dans une logique de durabilité. L’utilisation de matériaux recyclables est un bon début, mais n’est pas suffisante si les composants électroniques du vêtement sont faits de métaux rares et précieux. Mais la fashiontech pourrait être une des pistes pour l’adaptation aux évolutions de l’environnement, comme l’illustre l’écharpe anti-pollution grenobloise Wair. La fashiontechrépond au désir de connectivité des nouvelles générations, encore faudra-t-il développer des applications pour gérer toutes ces données et surtout décider de leur confidentialité. La loi informatique et liberté interdit la collecte de données à caractère personnel, des données sensibles, et des données médicales (prélevables sur consentement). Mais ces interdictions deviennent plus difficiles à respecter avec les objets connectés, pour lesquels la juridiction reste encore floue. Face à ces innovations construites sur le Big Data, le droit est à la traîne.
La table-ronde se conclut sur l’enjeu économique de la fashiontech, qui permettrait, selon les intervenants, de relocaliser des emplois en Europe. C’est pour cette raison que Digital Grenoble a identifié la fashiontech comme une branche prometteuse pour la French Tech sur le territoire grenoblois. Le Made in France est un véritable avantage, surtout dans le milieu de la mode auprès d’une clientèle internationale. La fashiontech donne l’opportunité de changer l’image de la région et de faire en sorte que des professionnels du monde entier viennent à nous. Reste à pérenniser cette branche dans le territoire, car beaucoup de start-ups sont rapidement rachetées par des boîtes américaines.
Dernier défi : faire collaborer Mode et Tech, deux
mondes avec des codes différents. Il y a là un véritable travail de traduction,
de médiation. Mais cet aller-retour, l’interaction et la concertation entre
deux univers différents, n’est-ce pas la définition même de l’innovation ?
Selon le modèle d’Akrich, Canon et Latour
[1],
l’innovation se crée par la rencontre d’acteurs hétérogènes aux intérêts
parfois opposés, et résulte d’une co-construction et de partenariats
surprenants. La Fashiontech en est un exemple parfait.
Merci à tous pour cette rencontre et tout particulièrement à Fabrice Jonas pour
m’avoir offert le dernier numéro de
Modelab dont je me suis grandement inspirée
pour cet article et que vous pouvez commander sur leur site.
>> Photos
image couverture : Basket Adidas semelle 3D plastique recyclé – partenariat avec Parley for The Oceans © Adidas
image 1 : Fashion Tech Showroom 2015 @ La Paillasse – Paris ; photos : Makery – Quentin Chevrierimage 2 : Couverture du n°2 de Modelab
>> Note
[1] AKRICH M., CALLON M., LATOUR B., A quoi tient le succès des innovations? Premier épisode : L’art de l’intéressement , 1988