QU’EST-CE QUE FAIRE ÉCOLE ? PARTIE 3 Faire feu de toute science

Publié par Yannick Chatelain, le 8 mai 2021   1.1k

Par

Yann Roche Ingénieur-Chercheur en pédagogie à Grenoble École de Management.  & Yannick Chatelain Professeur Associé à Grenoble École de Management, GEMinsights Disseminator.

Y.C - Précédemment, nous avons évoqué la science, trop peu présente dans les débats scolaires. Pouvez-vous préciser en quoi elles sont utiles ? 

Y.R - L’on peut faire classe de différentes manières. Cela se peut se faire à partir de l’expérience pratique. Celle-ci développe des concepts quotidiens d’où découleront, en conservant ce qui marche, une sorte de tour de main pédagogique, des ficelles du métier. Cette expérience directe et féconde des réalités est fondamentale car, sans elle, il est impossible de les imaginer. Cependant l’expérience individuelle des objets ou des situations n’est pas la source unique de la connaissance. En plus, il y a les sciences qui tentent d’expliquer les phénomènes, en évaluent l’impact, mais également sont fort utiles pour vaincre les fausses croyances. Elles fondent des connaissances de portée universelle tout autant susceptibles de faire évoluer les pratiques pédagogiques.

Y.C - De ces deux types d’expériences, l’expérience empirique et l’expérience scientifique, laquelle compte le plus ?

Y.R - Je ne sais s’il faut les hiérarchiser. Les deux participent beaucoup à la connaissance du monde. Mais dans le domaine de l’enseignement, ce qui importe surtout, c’est que se nouent d’étroites relations entre elles. Ce n’est pas nouveau, hélas, la rencontre entre le chercheur et le pédagogue est trop fréquemment empêchée par de multiples malentendus. D’un côté, les enseignants critiquent les chercheurs pour leur coutumière indifférence aux problèmes rencontrés en classe, tandis que de l’autre, les chercheurs blâment les praticiens hermétiques aux connaissances développées par la science. Les uns et les autres doivent apprendre à mieux cohabiter.

Y.C - Avez-vous des exemples de cette incompréhension mutuelle ?

Y.R - Deux exemples tout simples mais éloquents. La chronopsychologie affirme depuis longtemps que l’écoute active d’un cours induit une baisse significative de l’attention, au bout de trois quarts d’heure ; et bien quel enseignement en tient compte, en intercalant des pauses régénératrices des capacités attentionnelles de l’étudiant, toutes les quarante-cinq minutes ? La pédagogie ignore ici la science. Autre exemple. Il est remarquable aujourd’hui que la majorité des étudiants, en cours, prennent des notes non plus sur papier mais sur ordinateur. Au-delà de la question des avantages à faire usage ou non d’un clavier, sommes-nous sûrs qu’ils en ont la capacité, la dextérité ? Voilà une question cruciale liée au fonctionnement concret de la classe, dont la science devrait s’emparer pour aider la pédagogie.  

Y.C - Dans notre précédent entretien, vous parliez d’erreurs pédagogiques historiques liées à un défaut de science. Pourriez-vous en donner une illustration ?  

Y.R - D’emblée me vient le cas de la méthode de lecture dite "globale", en vogue dans les années 70-80. Cette méthode supposait que les élèves pouvaient lire les mots à partir du contexte de la phrase sans recourir à l’apprentissage du déchiffrage, c’est-à-dire de la conversion des lettres ou syllabes en sons. Or, dès la fin des années 70, des études démontraient que la lecture globale était le propre du lecteur débutant : spontanément, l’enfant commence par lire en s’appuyant massivement sur le contexte qu’il utilise pour compenser son incapacité à manier la conversion grapho-phonologique ; et ce faisant, il ne cesse de se tromper car « la plupart des mots dans une phrase (…) ne sont absolument pas prédictibles grâce au contexte ». Enseigner la méthode globale revenait donc à maintenir l’enfant au niveau le plus faible de la lecture et l’empêcher de devenir un lecteur habile, apte à décoder automatiquement les mots en s’affranchissant des éléments contextuels. Cette occultation de la science a été à l’origine d’énormes difficultés d’apprentissage chez quantité d’élèves.  

Y.C - Avez-vous des exemples dans le supérieur ? 

Y.R - Certainement ! Sans certaines impasses pédagogiques dans lesquelles il s’est engagé, l’enseignement supérieur ne serait pas dans une telle la situation de fragilité. Brièvement dit, car nous en reparlerons sans doute, l’erreur la plus manifeste à mon sens a été de croire et d’appeler continuellement à l’autonomie des étudiants pour diriger leurs apprentissages, sans comprendre que l’autonomie n’est guère un moteur d’apprentissages mais, bien au contraire, qu’elle en constitue un véritable gouffre !

Y.C - Dans le monde éducatif, on parle de sciences de l’éducation, au pluriel. Pour quelle raison ?

Y.R - L’explication en est que l’apprentissage est un phénomène très complexe, impliquant l’homme dans sa globalité. Comme l’affirmaient Doise et Mugny, deux grands spécialistes de psychologie sociale, « tout est biopsychosociologique dans le développement cognitif ». Ainsi, différentes sciences contributives peuvent être interrogées pour mieux connaître l’apprenant : la biologie, la psychologie, la sociologie, séparément ou en combinaisons. Mais bien d’autres encore participent à ce vaste champ d’études : les sciences cognitives, les neurosciences, la didactique des disciplines, l’histoire de l’éducation, l’économie, la philosophie également. 

Y.C - Mais est-ce vraiment nécessaire de faire appel à un pareil éclectisme ? 

Y.R - Oui, absolument ! Ce qu’il est important de réaliser, c’est que la performance scolaire ne dépend pas d’un facteur majeur qui dépasserait tous les autres par ses effets. En réalité, elle résulte de la sommation de multiples effets marginaux opérant sur différents plans de la personnalité. C’est pourquoi tout compte dans l’édification de la performance et qu’il convient de s’intéresser à tout, faire feu de toute science afin de construire une pédagogie forte, subsumant un maximum de savoirs utiles au développement de l’étudiant.    

Y.C - Un peu comme en sport, non ?  

Y.R - L’analogie est parfaite ! En effet, n’importe quel grand sportif vous expliquera que devenir le meilleur dépend d’une foultitude de préoccupations : ainsi, la technique, la stratégie, le matériel, l’entrainement physique, l’alimentation, la récupération, la préparation mentale, les soins médicaux, et d’autres encore. Je me souviens d’un champion navigateur qui, traquant toutes les sources de poids et de ralentissement à bord de son voilier, avait coupé le manche de sa brosse à dents.

La pédagogie est à cette image. Il faut s’attacher scrupuleusement à tout ce qui peut majorer la performance. Par exemple, savez-vous que si au beau milieu de vos cours, vous demandez aux étudiants de revisiter leurs notes pendant une dizaine de minutes, ils obtiendront des résultats un peu meilleurs aux examens !

Y.C - Mais tout ceci ne suppose-t-il pas que l’enseignant soit omniscient, ce qui paraît compliqué ? 

Y.R - C’est vrai, comme le disait Flaubert, « l’homme n’est pas fait pour avaler le monde entier » et une personne seule, dans son coin, ne pourrait prendre en charge ce travail. Ce n’est que collectivement que l’on peut construire un système pédagogique "éclairé", puisant les éléments les plus intéressants des sciences. Un argument de plus pour réunir les enseignants autour d’une table et œuvrer ensemble !

 

A suivre

Qu’est-ce que faire école ? (4ème partie) : Harmoniser tout l’édifice scolaire.  


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