Pourquoi sommes-nous si bien préparés à ne jamais découvrir ?

Publié par Miguel Aubouy, le 21 octobre 2013   4.3k

Après nous avoir avoué pourquoi les premiers de la classe sont les cancres de l’innovation, Miguel, responsable des activités de créativité au CEA, vante les mérites de la curiosité.

Dans les contes, il arrive que le héros dont la quête s’éternise croise sur son chemin une créature sans noblesse : un crapaud, un pauvret, une vieille femme au sourire édenté, aux cheveux ternes, à la robe usée. Homme ou bête, c’est toujours une chose repoussante. Elle importe très peu au regard de ce qui motive le héros. Elle n’est jamais comparable à ce qu’il cherche, au nom de quoi il est parti. Mais il se passe ceci : le héros qui méprise cette chose erre sans jamais trouver le repos. Celui qui lui accorde la même attention qu’à une princesse, un ami ou bien un coffre empli d’or, trouve en elle la clef de sa délivrance.

Qui est le sage ? Celui qui apprend de toute chose, nous disent les contes, quand bien même celle-ci est dénuée de noblesse. Mais cette histoire n’est pas seulement une leçon de sagesse théorique. C’est aussi une leçon pratique d’innovation. Car elle signale une difficulté essentielle du processus de découverte : la lutte permanente que se livrent l’obsession et la curiosité.

L’obsession et la curiosité forment un couple antagoniste. Ce sont deux modalités différentes de l’attention. D’une part, l’attention qui se focalise sur un objet unique : le héros obsédé par sa quête, par exemple. D’autre part, l’attention qui se soucie de tout : le héros qui accorde son attention à un crapaud, par exemple. Dès lors, un conflit permanent les oppose. C’est inévitable. Mais une alliance essentielle les unit. Seule, l’obsession demeure vaine. C’est la curiosité qui la rend féconde.

 

Cette leçon n’est pas neuve. Elle se perd dans la nuit des temps, mais elle demeure largement ignorée de tous ceux dont la profession voudrait qu’ils l’aient apprise par cœur. Je pense aux chercheurs et aux ingénieurs. Je pense aussi aux artistes, dans une moindre mesure. C’est au point où cette ignorance pose véritablement question.

Dans le livre intitulé « Des hommes couverts de nuages », j’ai formulé cette question ainsi : comment se fait-il que nous soyons si bien préparés à ne jamais découvrir ? En réalité, il y a peu de chemin à faire pour trouver la réponse à cette question. Certes, il n’y a pas de logiciel pour innover. On ne trouvera jamais de martingale pour découvrir. Mais à l’aune de la leçon des contes, on sait comment procéder en sorte de ne jamais innover, ou qu’aucune découverte ne vienne sanctionner nos efforts. Il suffit que l’une ou l’autre de l’obsession ou de la curiosité vienne à manquer dans notre démarche. Être curieux sans désir ou bien être obnubilé sans curiosité, ce sont les deux manières essentielles de ne jamais réussir.

C’est la fabrique des esprits qui est en cause. Il règne un déséquilibre fondamental dans le système éducatif tel qu’il se déploie dans nos sociétés. D’une part, on nous apprend l’obsession jusqu’au dégoût. Celle-ci emprunte ses formes à la discipline, au rabâchage, à la méthode, à la spécialisation, à la concentration, à la méticulosité, au scrupule. D’autre part, il n’y a aucune place pour la curiosité. La tension qui permet à l’obsession de devenir créatrice s’évanouit. En nous, le moteur de la découverte est amputé.

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>> Pour en savoir plus : Ce livre, ainsi qu’un premier (chroniqué ici) ouvre la collection des Petits traités sur l’innovation, aux éditions nullius in verba. Depuis bientôt 10 ans, Miguel fait de la créativité appliquée à l'innovation technologique. « Pendant toutes ces années, j’ai pris beaucoup de notes, et j’ai accumulé de nombreuses lectures. Avec le recul, j’ai réalisé que ce matériau pouvait sans doute intéresser des personnes dans le cercle professionnel de l’innovation, mais aussi largement au-delà. Bref, qu’il valait peut-être la peine de le partager. Ces réflexions ont pris la forme d’une série de petits livres, dont chacun abordera un aspect de la problématique de l’innovation, de la découverte ou de la création. Évidemment, je les ai écrits à ma manière : un peu littéraire, un peu provocante. Parce que nos vies sont très chargées, je les ai faits courts ».

>> Références : « Des hommes couverts de nuages. Pourquoi sommes-nous si bien préparés à ne jamais découvrir ? » aux éditions nullius in verba, 74 pages, 9.75 €

>> Illustrations :  Luca Di LottiEmre Ayaroglu (Flickr, licence cc)