Pourquoi la curiosité fait-elle pencher la tête des chiens
Publié par Laurent Vercueil, le 26 mars 2017 19k
La curiosité est l'une des propriétés les plus utiles au jeune animal. L'attention qui est mobilisée par un évènement non identifié, car non répertorié comme faisant parti du monde familier, est focalisée, intense et maintenue, jusqu'au dénouement : 1) il s'agissait de quelque chose de déjà connu, mais qui apparaissait sous un jour nouveau, 2) il s'agissait de quelque chose d'inconnu, et qui appartient désormais au monde du connu.
L'avidité du cerveau, et surtout du jeune cerveau, pour la nouveauté, est un moteur essentiel des apprentissages. Avec l'âge, deux phénomènes se croisent : la nouveauté du monde environnant décroit rapidement (sauf à en changer, ce qui devient plus difficile avec la réduction de la mobilité que le vieillissement entraine), et l'appétence pour les apprentissages décline. Lutter contre le vieillissement, c'est combattre l'incuriosité.
Il existe des manifestations évidentes d'un comportement qui exprime la curiosité : toutes les activités en cours sont suspendues, le sujet s'immobilise, il fixe son regard sur un point, il respire plus doucement (voire, il fait une apnée), il adopte une position d'attente.
En plus de tout ça, le chien, lui, penche la tête
A bien y réfléchir, nous aussi, parfois, nous penchons la tête. Comment réagissez-vous lorsque votre interlocuteur énonce une énormité ? "Sérieusement ?", demandez-vous, en inclinant le chef. Non ?
Donc, le chien, curieux, penche la tête.
Quel lien peut-il exister entre ce mouvement d'inclinaison de la tête et la curiosité ? Nous pouvons suivre quatre pistes différentes, qui reposent notamment sur les systèmes qui sont mobilisé par ce comportement :
1) Système visuel
Une inclinaison de la tête permet une bascule du champ visuel et modifie le champ perceptif. Quel intérêt ? Les changements d'angle peuvent donner une autre perspective sur l'objet de l'attention sélective. Le chien peut accéder à une façon différente de voir les choses. Il peut espérer gagner en pertinence. Mais une collègue me fait remarquer que son chien, attiré par les bruits émanant d'une salle où se joue une répétition musicale, s'assoit devant la porte fermée, et incline régulièrement la tête. Le chien ne penche pas la tête uniquement en face-à-face. Il est probable que l'impact des modifications visuelles apportées par l'inclinaison de la tête soit négligeable.
2) Système auditif
Les pavillons des oreilles des chiens sont longs, pendants. Ils jouent un rôle dans l'identification de la source spatiale du bruit, du son qui est détecté (2). L'inclinaison de la tête permet de les mobiliser et d'augmenter les informations disponibles. Elle affine l'utilisation de ces ressources. Cependant, lorsque le chien est en face-à-face, comme lorsqu'on s'adresse à lui en produisant un son inhabituel (je siffle, par exemple), il n'existe aucune ambiguité sur l'origine du bruit. Dès lors, moins que la localisation spatiale de la source, la mobilisation des pavillons permettraient au chien une meilleure analyse du contenu fréquentiel du son, en particulier les sons les plus aigus.
3) Système vestibulaire
L'inclinaison de la tête active la stimulation des canaux semi-circulaires où flottent les otolithes, ces fins grains qui stimulent les cellules véhiculant l'information sur le déplacement de la tête dans les trois dimensions de l'espace. C'est l'information vestibulaire, celle qui nous rend malade sur un bateau, lorsqu'elle rentre en conflit avec les autres sources d'information spatiale. Mais pourquoi un chien curieux aurait-il besoin de stimuler ses voies vestibulaires ?
De nombreux travaux suggèrent que la stimulation vestibulaire, notamment calorique (infusion d'eau froide dans un conduit auditif), contribue à rééduquer certaines facultés attentionnelles chez les sujets cérébro-lésés (lésions de l'hémisphère droit). Sur ce sujet, on peut lire l'article mis en ligne de Gilles Rode, très éclairant et complet sur la littérature concernant la stimulation vestibulaire (ici). L'hémisphère droit joue un rôle prépondérant dans l'orientation de l'attention (et pas seulement vis-à-vis de l'hémichamps visuel et spatial gauche). Les chiens qui penchent la tête pourraient, ce faisant, activer des mécanismes attentionnels.
4) Système moteur et proprioceptif
Pencher la tête est un mouvement. Comme tout mouvement, cela nécessite une commande motrice qui quitte le cortex pour gagner les muscles intéressés, et une information sensorielle, témoignant de l'impact sur l'organe musculo-squelettique (muscles, tendons, articulations) du geste. Lorsque l'attention est fortement sollicitée, comme lors du jeu d'un instrumentiste de concert, de nombreux mouvements "parasites" sont générés. Rappelez vous du jeu, tout en grimaces et tics, de Glenn Gould. Ces mouvements constituent, en quelque sorte, l'exagération à l'extrême de la langue tirée de l'enfant qui s'applique en rédigeant ses premiers mots par écrit. L'inclinaison de la tête peut-elle n'être que le témoin, facultatif, inutile et gratuit, de la mobilisation de l'attention ?
Une conclusion n'est pas facile. Si l'hypothèse auditive, qui semble privilégiée, dans sa forme simplifiée (voir note 2) ou élaborée (filtrage fréquentiel), semble la plus favorisée, elle ne permet pas de comprendre pourquoi le chien peut incliner la tête lorsqu'il manifeste une curiosité qui n'est pas liée à un stimulus sonore, ni pourquoi l'être humain incline la tête pour exprimer une surprise un peu suspicieuse....
Notes
- En recherchant sur internet, je suis tombé sur des explications farfelues, fragiles et peu étayées, notamment exagérément anthropocentriques... Mais on trouve aussi des articles utiles, comme celui-ci
- Dans une version simplificatrice de cette hypothèse, le pavillon masque le conduit auditif et l'inclinaison de la tête permet de le dégager