Peinture : Fabienne Verdier, l’art de danser avec la matière

Publié par Joel Chevrier, le 30 août 2020   3.1k

De tout son corps, l’artiste Fabienne Verdier entraîne un pinceau géant. Elle peint une trace abstraite, complexe et détaillée. Le fond sur lequel elle inscrit ce mouvement est une large surface de plusieurs mètres carrés. Elle l’a au préalable préparée, souvent peinte longuement et avec un soin extrême. Cet espace, premier résultat de sa longue réflexion, reçoit alors la trace créée par un mouvement unique et continu de son corps. Au cinéma, on parlerait de plan séquence.

Ce mouvement se construit sur une synergie. Des éléments clés en sont l’objet de la contemplation de Fabienne Verdier, puis avec son corps en action, le pinceau qui glisse alors sur la surface déjà peinte. Ses expositions, et en particulier celle au musée Granet de Aix en Provence en 2019, souligne un regard sur le monde riche et complexe : depuis les fjords en Norvège, jusqu’aux tableaux des maîtres flamands Van Eyck, Van der Weyden, Marmion, Memling, Van der Goes… en passant par la montagne de la Sainte-Victoire chère à Cézanne, ou encore le vide et les vibrations au cœur de la représentation actuelle de l’espace et du temps, pour n’en citer que quelques-unes des sujets qu’elle a abordés. Partout, dépassant cette grande diversité, les mouvements de son corps, conduisant ce pinceau géant, mettent au monde, donnent à voir une dynamique du réel sous-jacente mais essentielle. Dans tous ces choix, par un chemin personnel et singulier dans lequel elle s’engage corps et âme, Fabienne Verdier crée un espace abstrait qui advient sur la toile.

La peinture par le corps en mouvement. Fabienne Verdier dans son atelier 2009. Philippe Chancel, Author provided

Elle s’est alors ainsi équipée pour explorer une immense question : au-delà des circonstances, des situations singulières ou uniques, quelles sont les caractéristiques intemporelles et universelles de la matière inerte, vivante voire pensante en mouvement dans l’espace et le temps ? Et par la toile exposée, elle nous propose de nous associer à sa recherche permanente. Sur l’extrait vidéo ci-dessous, on la voit traverser les différentes phases de la synergie « longue réflexion, peinture rigoureuse du fond et geste final qui laisse la trace d’un seul élan ».

Tâche herculéenne

Je suis scientifique, un chercheur et un enseignant, ce qui conditionne mon regard sur le chemin, sur l’exploration de Fabienne Verdier. Les allers-retours entre l’abstrait et le réel, dans le cadre de la méthode scientifique, sont le pain quotidien des chercheurs. Peut-être cela me permet-il aussi d’apprécier l’ampleur du travail qu’implique ce projet de vie singulier. Une tâche herculéenne. Fabienne Verdier explore et construit un lien personnel et nouveau entre le concret, ses objets et événements particuliers ou contingents, et l’abstraction. Elle vient souligner la variété de ces chemins mais aussi leur spécificité, par exemple à travers sa collaboration avec le lexicographe Alain Rey.


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Quatre siècles nous séparent du livre L’essayeur de Galilée, quatre siècles de sciences fondées sur la symbiose entre théorie et expérience irréductibles, qui ont permis à des milliers de scientifiques de construire, de meubler et d’habiter la dualité et la complémentarité intrinsèque du couple concret/abstrait. Galilée prévient en guise d’introduction :

« La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langue mathématique, et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot ».

Fabienne Verdier joue aussi des cercles, des triangles et de la géométrie mais en dehors du langage de la science. Par son corps en action qui peint, elle invente un nouveau chemin et de nouveaux outils de recherche. C’est très impressionnant.

Fabienne Verdier devant l’installation Ascèses 2009. Série : Silencieuse Coïncidence. Philippe Chancel, Author provided

Première loi de Newton

Finalement, comme physicien, je ne suis jamais sorti du chemin construit par des générations de scientifiques. On peut même le voir aujourd’hui comme une autoroute bien balisée. Mais, chaque année, j’ai toujours la même émotion en inscrivant au tableau le principe d’inertie ou première loi de Newton.

« Tout corps persévère dans l’état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite dans lequel il se trouve, à moins que quelque force n’agisse sur lui, et ne le contraigne à changer d’état. »

Regardez autour de vous tout ce qui bouge. Rien ne se comporte ainsi : « Tout corps persévère dans l’état de mouvement uniforme en ligne droite ». Ça n’arrive jamais. Pour une raison simple : il y a toujours au moins un frottement, une dissipation. Une voiture en roue libre s’arrête toujours. Et pourtant quelqu’un a dit : « Oui, mais imaginons un instant, s’il n’y a pas de frottement, pas de dissipation, alors ça continue en ligne droite pour toujours… ».

Le saut conceptuel me fait toujours frémir tant il est difficile mais aussi puissant. D’une part, il change notre vision du monde, et d’autre part, vous donne des outils théoriques et pratiques pour agir ensemble sur le monde.

Les perfections du cercle

Fabienne Verdier invente son chemin entre le concret et l’abstrait, et l’équipe pour nous embarquer avec elle. Ses longues années de compagnonnage avec la calligraphie et la peinture chinoises semblent avoir été pour elle à la fois cette école de l’exigence, une façon de se transformer en profondeur et ce qui lui a donné accès aux outils nécessaires pour construire son univers. C’est au prix d’une exigence personnelle constante et sans concession qu’elle est devenue une artiste peintre accomplie.

L’expérience de la calligraphie chinoise, telle qu’elle la décrit dans son livre La passagère du silence, soutient cette rigueur. Elle insiste aussi sur le temps passé et sur le soin apporté aux fonds de ses tableaux qui sont aussi importants que le trait laissé par son mouvement. Et à chaque instant, elle est irrémédiablement seule pour créer son œuvre. Le résultat de son travail, c’est ce que nous voyons sur la toile ; il n’y a rien d’autre. Sa peinture, sa façon de peindre, son corps, constituent son véhicule pour passer du réel, des situations particulières innombrables, toujours différentes, à l’abstraction dans sa perfection, et pour partager l’ensemble.

Issu de « Les Dingodossiers ». Dargaud Ed. 2005 Goscinny/Gotlib

Deux mathématiciens traceront des cercles comme des patates sur un tableau. Aucune importance. Le cercle en question n’est pas sur le tableau. Ils naviguent ensemble et partagent idées et connaissances dans un espace abstrait équipé de symboles, de logique, d’opérations, avec une rigueur absolue. Leur cercle est parfait par essence.

Les cercles de Fabienne Verdier doivent être parfaits à ses yeux sur la toile pour passer du concret qu’elle regarde à l’abstraction qu’elle représente. Car le tableau bien réel est le seul espace de partage.

Dialoguer avec les scientifiques

Cette pratique incarnée qui cherche dans l’espace du tableau, par la peinture, à partager la perfection qu’elle tente de dégager des situations qu’elle considère est une gageure. Cette difficulté la conduit aussi, me semble-t-il, à rechercher des échanges avec d’autres chemins entre le réel et l’abstrait. Cela me semble visible bien sûr dans ces conversations avec des scientifiques, comme Trinh Xuan Thuan par exemple autour du vide de la physique.

Vide/Vibration, Fabienne Verdier, l’expérience du langage dans La République des dictionnaires (de Voltaire à Alain Rey).

Cette capacité qu’a Fabienne Verdier, équipée de sa peinture, à dialoguer avec différents systèmes d’exploration du réel à partir de l’abstraction, me fascine.

Dialogue avec le lexicographe Alain Rey

Alain Rey a collaboré avec Fabienne Verdier pour Polyphonies, Formes sensibles du langage et de la peinture.

Tout le programme en est résumé dans le titre. Le livre qui en a résulté, ses reproductions des œuvres, la documentation qui montre leur cheminement et les textes, sont un bonheur. Alain Rey me semble avoir tout vu bien avant moi. Il l’a merveilleusement expliqué. Bien entendu son système abstrait-concret n’est pas le mien. La posture d’Alain Rey et la mienne sont même radicalement différentes mais elles ont un point commun : lui et moi nous hissons sur des épaules de géants. Son véhicule entre l’abstrait et le concret se trouve dans le monde des mots et des signes. C’est l’usage poétique des mots qui lui permet de poser l’abstraction en terme linguistique :

« … poser l’abstraction en terme linguistique, c’est poser la poser la possibilité d’une re-concrétisation, et vice versa. »
Le fruit d’un travail commun entre Alain Rey et Fabienne Verdier.

Dans ce dialogue avec Fabienne Verdier, il explique à partir des mots et des signes cette présence dans l’œuvre de Fabienne Verdier du lien qu’elle a créé entre le réel et l’abstrait. Fabienne Verdier a peint à partir de couples de mots choisis avec Alain Rey. Sa peinture explore la dynamique créée par les tensions générées entre les mots en couples. Alain Rey s’insurge : ce ne sont pas des illustrations de ces mots. Mais, écoutez-le parlant de ces toiles :

« C’est la concrétisation visuelle de cette ambiguïté permanente du langage entre concret et abstrait. »

Et quand Fabienne Verdier lui demande si son tableau est abstrait ou concret, il répond alors avec un sourire : « Les deux, ma générale ! ». Évidemment. Ce tableau c’est de l’abstraction matérialisée sur une surface dans une forme qui cherche l’expression parfaite mais bien réelle de cette abstraction. Impossible à réaliser bien sûr, probablement inhumain, mais c’est peut-être dans cette recherche permanente, sans relâche, de la perfection de l’expression de l’absolu abstrait du mouvement, de la dynamique du réel, que Fabienne Verdier est une immense artiste.The Conversation

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