Patrimonialisation scientifique et technique : La SAMES, heurs et malheurs d'une entreprise grenobloise (3/10 - année 2020)
Publié par ACONIT (Association pour un Conservatoire de l'Informatique et de la Télématique), le 11 mars 2020 2.7k
Photo d'en-tête : L'ensemble
générateur KS SAMTRON pour l'IUT
Département électricité de l'Université de Nantes (photo : mission PATSTEC - Pays de Loire)
Par Xavier Hiron, chargé d'inventaire PATSTEC, ACONIT
Le 2 janvier 1992, le physicien Louis Néel écrivait à Roger Morel : « J'ai été particulièrement heureux (…) de savoir, qu'après des débuts brillants, vous avez finalement conduit à un succès industriel une entreprise dont les débuts furent chaotiques et difficiles. » Et il conclut sa missive par ces mots : « Je partage entièrement votre philosophie sur les entreprises de taille moyenne et, en particulier, le rôle ambigu que doit y jouer la recherche. »
Qu'est-ce qui a motivé ces appréciations sous la plume de celui qui fut, en 1970, distingué par un prix Nobel de physique ? La lecture d'un manuscrit intitulé De Sames à Sames S.A. ou quarante années d'électrostatique, ouvrage datant de 1985 qui lui a remémoré l'aventure issue des travaux menés par son confrère et ami normalien, docteur en physique, Noël Felici. De nos jours, nous parlerions d'un transfert de compétence réussi entre le monde de la recherche fondamentale et celui des applications industrielles. Revenons sur les grandes étapes de cette aventure.
Des machines électrostatiques à l'électromagnétisme
Les machines électrostatiques à influence permirent d'obtenir pour la première fois des tensions électriques élevées de faible puissance. Elles ont été produites dès le début du XXè siècle et ont même connu une vogue importante, notamment dans le domaine des recherches physiologiques. Mais les lois de l'électricité étant, à cette époque, encore mal établies, ces machines ont vite été jugées non exploitables scientifiquement, car les résultats obtenus n'étaient pas ou peu reproductibles. Pourtant, le monde scientifique était alors à la veille de subir de grands bouleversements.
Durant la seconde guerre mondiale, en 1942, l'équipe du physicien Louis Néel se replie, depuis la ville de Strasbourg, trop exposée aux combats, vers Grenoble, mieux protégée et bénéficiant surtout d'un bon environnement scientifique et technique, depuis que s'y était développée la Houille blanche. Déjà, il est accompagné de Noël Felici, jeune et brillant normalien. Sous la houlette de ce dernier, l'étude du magnétisme s'accompagne de la physique des champs électriques, qui utilise les propriétés des équations de Maxwell, lesquelles relient champ magnétique et champ électrique (« dans le vide, le champ électrique est perpendiculaire au champ magnétique »). Noël Felici développera notamment un type de générateurs qui portera son nom, variante du générateur Van De Graaff, dans lequel la courroie est remplacée par un cylindre isolant à parois mince de quelques millimètres d'épaisseur et tournant à grande vitesse autour d'un stator cylindrique légèrement conducteur.
Puis, dans le sillage des travaux de Louis Néel, Noël Felici développera ses propres recherches vers les champs électrostatiques intenses, en rapport avec l'augmentation des puissances installées. Tant et si bien que dès 1945, le tout nouveau Centre national de la Recherche Scientifique (CNRS) créera le Laboratoire d'électrostatique et de la physique du métal, qui consacrera l'émergence des besoins du pays en activités industrielles utilisant les hautes tensions continues.
Au
sortir de la guerre, toujours avec la bienveillance de Louis Néel,
Noël Félici crée en 1947 une entreprise d'un genre nouveau, la
Sames, qui a licence exclusive d'exploiter des recherches émanant du
CNRS et obtient, pour ce faire, une aide matérielle de l'université
de Grenoble. Les ateliers sont situés au 46 rue Félix Viallet (le
site historique de l'actuel Grenoble-INP). A cette époque, les
machines-outils d'usinage proviennent des réquisitions faites en
Allemagne, au titre de réparation des dommages de guerre. Plus tard,
en 1972, la Sames sera la première entreprise
à regrouper l'ensemble de ses locaux sur la Zones d'Innovation et de
Recherche Scientifique et Technique (ZIRST) de Meylan, en périphérie
de Grenoble.
Différents
exemples d'utilisation de matériels de la Sames selon une brochure commerciale datant de 1955 (photo : Sames Kremlin)
Le développement des activités de la Sames
Ainsi l'étude du magnétisme, dont Grenoble se fait aujourd'hui encore une spécialité mondiale, notamment avec le Laboratoire national des champs magnétiques intenses, ou LNCMI – et l'on se souviendra aussi des travaux menés par Louis Néel pour insensibiliser les coques des navires alliés aux mines magnétiques flottantes nazies –, et la physique des champs électriques se sont accompagnées de l'émergence du secteur industriel des projections électrostatiques. C'est sur ces deux derniers secteurs que se sont développées les activités commerciales de la Sames (société anonyme des machines électrostatiques), mais seules les projections électrostatiques vont perdurer dans le temps. Pourquoi une telle situation ?
Au début de son activité, l'entreprise participe à l'effort de reconstruction de l'après-guerre et produit essentiellement des générateurs électrostatiques à haute tension, sans application ciblée. Mais rapidement, l'application aux peintures et poudres s'impose comme le vecteur commercial le plus efficace. Les premières utilisations observées, fruits de commandes de recherche et développement spécifiques, furent le poudrage et sulfatage de produits agricoles pour l'entreprise Truffaut, ainsi que la mise au point d'allumeurs destinés au secteur de l'industrie automobile, dès 1950. Mais ces secteurs d'activité offraient des débouchés trop instables ou trop peu prévisibles.
Dans les faits, la marotte de Noël Felici, on s'en serait douté, consistait à développer le secteur des instruments de recherche scientifique. Aussi, de nombreuses applications en haute tension continue sont explorées par son équipe de chercheurs : en rayons X, en microscopie électronique, en essais diélectriques et appareils de physiques corpusculaire et nucléaire, dont des accélérateurs de particules (première étape à 600 kilovolts (kV)), avec toujours des applications possibles pour l'industrie. La Sames équipe donc à cette époque des laboratoires universitaires ou industriels en matériel de recherche, comme ce fut le cas pour l'Université de Nantes qui conserve toujours en ses locaux un condensateur d'alimentation en haute tension continue et un accélérateur électrostatique commandés en 1964 auprès de la société grenobloise (voir l'inventaire Scientifique et technique des Pays de Loire).
Dans ce contexte sont nés les premières demandes d'étude pour des chantiers de peinture électrostatique. Pour y répondre, la Sames va sophistiquer un procédé d'électrification des peintures venu des États-Unis, à partir de ses propres générateurs et pistolets à tête rotative. Cependant, il faudra attendre 1958 pour voir la technique passer à l'échelle industrielle. Entre les années 1960 et 1963, les buses fixes à jet Vortex (brevet d'origine anglaise) sont associées au système de pulvérisation pneumatique et à l'effet électrostatique. Or pour ce nouveau domaine d'activité, la demande industrielle est forte et la concurrence européenne quasi-inexistante. Mais cette dispersion d'activités se révélera préjudiciable à l'entreprise, qui y perdait en visibilité. Aussi son conseil d'administration décida-t-il en 1979 de recentrer ses activités sur le volet industriel de la pulvérisation électrostatique. Or à cette époque, une firme américaine concurrente sur ce secteur d'activité breveta des procédés découverts et mis en œuvre en France et gagna sur dix ans ses procès avec l'entreprise Sames. Des interventions officielles émanant du gouvernement français conduisirent à la création de la firme Tunzini-Sames, dont le but était le renflouement de la Sames.
Heureusement,
durant ces années noires, la Sames avait développé le poudrage
électrostatique dont elle se fit par la suite une spécialité
mondiale.
Générateurs
Felici produits par la Sames, à gauche, et les principaux domaines
d'application des matériels Sames selon une plaquette commerciale
datant de 1955, à droite (photo : Sames Kremlin)
Conclusions
A travers l'histoire de la création et du développement de cette entreprise majeure dans le paysage grenoblois, se lit en filigrane l'aventure de la recherche du pôle scientifique fédéré par Louis Néel en personne. On a en effet avancé que si Louis Néel avait été honoré par l'académie suédoise, c'est parce qu'il avait su rassembler autour de lui tout un environnement scientifique à la mesure des enjeux de la recherche en physique d'après-guerre, pour en tirer le meilleur parti industriel. La société Sames, malgré ses mésaventures, en est un témoin vivant.
Mais que reste-t-il aujourd'hui de sa période de gestation ? Très peu de témoins matériels subsistent. La mémoire de l'entreprise Sames, au sein du groupe actuel aux prises avec les contraintes du monde économique moderne, tend à s'estomper. L'ACONIT, en 2016, a été sollicitée lors du déménagement de l'ancien bureau occupé par Noël Felici sur le site du CNRS-Alpes, et a ainsi contribué à sauvegarder quelques-unes de ses archives de recherches, dont des cahiers de laboratoire, en interpellant les Archives Départementales de l'Isère sur leur devenir. Reste enfin le témoignage dont se félicitait Louis Néel, De Sames à Sames S.A. ou quarante années d'électrostatique, ce livre écrit en 1985 par Roger Morel, ancien ingénieur développement de l'entreprise, malheureusement trop difficilement accessible car de diffusion restreinte.
Liens et contributions :
- Fiche de documentation Samses sur DB-PSTC :
https://db.aconit.org/dbaconit/consulter.php?idcollection=785&db=1
- Lien vers l'onglet Historique du site actuel de Sames Kremlin :
https://www.sames-kremlin.com/france/fr/history.html
- Remerciements à Monsieur Hervé Walter, cadre de Sames Kremlin, pour nous avoir fourni les documents historiques concernant la Sames, et à Gérard Chouteau pour sa relecture pointilleuse.