Partager des savoirs scientifiques à des fins de réduction des risques, enjeux et stratégies dans un contexte multiculturel
Publié par Camille Lathuile, le 10 décembre 2024 180
Mardi 19 novembre 2024 se tenait la troisième séance du séminaire « Sciences, Société et Communication », organisée par la MSH-Alpes (Maison des Sciences de l’Homme de l’Université Grenoble Alpes) et le GRESEC (Groupe de Recherche Sur les Enjeux de la Communication).
Louise Le Vagueresse, Doctorante à l’IPGP (l’Institut de Physique du Globe de Paris), présente le sujet de sa thèse (encadrée par Maud Devès et Robin Lacassin), mêlant sciences de la terre et sciences humaines. Elle travaille sur la circulation des savoirs scientifiques et les enjeux de la médiation scientifique autour des risques volcaniques. Dans le cadre de ses travaux de recherche, elle s’est penchée sur un cas d’étude aussi complexe qu’intéressant : l'archipel de Mayotte.
« La question de l’information est centrale pour la question de la gestion des risques, mais quelles sont les stratégies mises en place pour répondre à cette question ? »
Comprendre et communiquer les risques volcaniques : le cas de Mayotte
Une nouvelle activité sismo-volcanique à Mayotte
En mai 2018, Mayotte, département français de l’océan Indien, a été frappée par une crise sismique sans précédent. Des secousses répétées, dont un séisme principal de magnitude 5.9, ont ébranlé l’archipel pendant plus d’un an.
En mai 2019, la formation d’un nouvel édifice volcanique, baptisé Fani Maoré, à l’origine de la deuxième plus grosse éruption documentée, a mis en lumière un phénomène naturel complexe et inattendu : une chaîne volcanique active, cachée sous les eaux entre 10 et 50 kilomètres au large des côtes.
Actuellement, une activité sismique est toujours en cours, à environ 15 km de l’île (des émissions de gaz sont enregistrées jusqu’à Petite Terre, accentuées depuis mai 2018).
Mais au-delà des découvertes scientifiques, cette crise a révélé un défi majeur : la communication des risques dans un contexte multiculturel et socio-économique fragile.
Un territoire à haut risque
On peut définir un risque comme le facteur de 3 paramètres : l’aléa, l’exposition et la vulnérabilité.
Risque = aléa x exposition x vulnérabilité
Deux tiers des habitants de l’île résidant à Petite Terre et au nord de Grande Terre, les populations sont particulièrement exposées aux activités sismiques. Pour ne rien arranger, Mayotte cumule les facteurs de vulnérabilité :
- Une densité démographique galopante.
- Des conditions de vie précaires, où l’accès aux ressources de base (eau, soins, éducation…) reste limité.
- Une départementalisation récente (Mayotte est devenu en 2011 le 101e département français)
- Des tensions communautaires et politiques liées à son appartenance à la France et à sa proximité avec l’Union des Comores.
Dans ce contexte, les aléas volcaniques et sismiques deviennent une menace supplémentaire pour des infrastructures déjà fragiles et des populations souvent marginalisées.
L’enjeu : informer pour protéger
Le cycle de la réduction des risques de catastrophe, tel que défini par l'UNISDR est le suivant :
Catastrophe → Réponse d’urgence → Réhabilitation / Reconstruction
→ Prévention → Préparation ↻
Les scientifiques étudient et surveillent le phénomène, tandis que les autorités en charge de la protection civile évaluent les risques et prennent des décisions. Par le biais ou non des médias, l’information circule jusqu’aux populations, qui se protègent et évacuent. Cette information est identifiée par de nombreuses études comme un facteur clé de la réduction des risques de catastrophe. Un exemple frappant pour l’illustrer est la comparaison des dégâts recensés entre ces deux évènements :
- L’éruption de la Montagne Pelée en 1902, impactant une ville et 2 villages a provoqué plus de 30 000 décès.
- L’éruption de la Soufrière de Saint Vincent en 2020, produisant des dégâts dans la moitié du territoire, n’a engendré aucun décès.
À Mayotte, l’enjeu actuel est de transformer la phase de prévention en un levier de sensibilisation efficace pour réduire les vulnérabilités de la population. Or, la situation à Mayotte illustre un paradoxe frappant : alors que les scientifiques et les institutions travaillent à décrypter et surveiller les phénomènes sismiques et volcaniques, un fossé persiste entre ces connaissances et leur appropriation par les habitants, qui partagent un sentiment général de « manque d’information » (Fallou et al., 2020).
Cette déconnexion s’explique par la présence de barrières linguistiques et éducatives (multiculturalisme et multilinguisme, fort taux d’illettrisme et de populations non francophones), ainsi que par la reproduction des relations de pouvoir autour de l’accès à l'information (Devès, Moirand, Le Vagueresse, 2023). En somme, une distance géographique et culturelle entre scientifiques métropolitains, administration et populations concernées.
Le défi de la communication des risques – approches, méthodes et stratégies
Une approche adaptée pour comprendre les enjeux
Pour étudier cette crise de la communication, Louise Le Vagueresse a combiné approche ethnographique et recherche-action : 4 fois 1 mois passés sur le terrain pour comprendre le déroulé de la crise, l’expérience vécue, le niveau actuel de connaissances et les attentes des populations locales, suivis du test de plusieurs stratégies établies avec les différentes parties prenantes pour comprendre et répondre aux enjeux.
L’expérience de la crise sismique dans le milieu scolaire
Lors de la période de partage de connaissances, la doctorante s’est rendue compte que des explications non scientifiques, parfois complotistes ou religieuses, circulaient largement parmi les habitants. Ces récits reflètent non seulement un manque de sensibilisation à l'origine des séismes, mais aussi une méfiance envers les institutions scientifiques et politiques. Beaucoup d’élèves placent également leur confiance dans les discours des enseignants et des personnalités scientifiques, auxquels ils adhèrent parfois sans trop comprendre pourquoi. Ce manque de compréhension est en général la conséquence d’un sentiment de “fouillis d’informations”, de la part des médias, des proches et des enseignants.
« Moi j’ai confiance parce que je me dis, ok c’est, ça peut être faux, mais au moins ils cherchent »
« Moi personnellement avant je ne croyais pas ça (à la subsidence) mais vu que le prof l’a confirmé il y a quelques semaines, du coup, je commence à paniquer un peu »
Les enseignants, eux, déplorent le manque de supports pour répondre aux questions des élèves.
« Nous-mêmes qui étaient censés comprendre le phénomène, on ne savait pas trop quoi répondre ni quoi dire »
Ce qui ressort essentiellement, c’est le besoin de voir les professionnels pour les croire.
Les projets mis en place
Face à ces défis, des initiatives ont vu le jour. En particulier, le projet MaySciences, qui propose une approche pédagogique participative, inversant l’approche descendante classique. Dans l’application, le projet a permis de produire :
- Un atelier pédagogique de culture scientifique : interactif, visuel et progressif reproduisant la démarche scientifique
- Des supports d’information par les élèves, pour leurs proches : maquette, affiche, livret et vidéo
Vers une communication durable
Pour qu’une telle approche porte ses fruits, il est essentiel de penser sur le long terme. La communication des risques ne peut se limiter à une simple transmission descendante d’informations techniques. Elle doit s’inscrire dans une logique de partenariat, en intégrant les acteurs locaux et en renforçant la confiance entre les populations et les institutions.
Les perspectives de recherche restent nombreuses. Comment évaluer l’efficacité des dispositifs pédagogiques ? Quels mécanismes permettent la transmission des savoirs entre élèves et communautés ? Quelle est la perception de l’école et de la science qui y est enseignée ? Quelle est la perception des enfants et de la parole des enfants dans ces communautés ?
Le cas de Mayotte illustre une problématique universelle : comment faire passer des connaissances scientifiques complexes et avec des incertitudes importantes, dans des contextes multiculturels ? Ce défi, que partagent d’autres régions du monde exposées aux risques naturels, met en lumière l’importance d’une communication scientifique à la fois inclusive et participative.
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Article co-rédigé par CEBREROS Francisco, LATHUILE Camille et NURIZZO Jeanne, étudiant(e)s du master CCST
© Visuel principal : photographie de Maud Devès