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Mémoire et Passé : escamotages et/ou constructions ?

Publié par Laurent Vercueil, le 19 mai 2019   5.3k

Dans une nouvelle de l'écrivain américain Richard Matheson (1926-2013), le narrateur s'étonne (avec épouvante) de constater que les évènements qu'il a vécu s'effacent peu à peu de la réalité (1). Alors qu'il cherche à renouer avec une certaine Jane Lane, il prend conscience de la disparition effective de la jeune femme, jusqu'à douter de son existence. Jane Lane n'est identifiée par aucune des personnes censées la fréquenter et même son logeur dit ne pas la connaître. Ainsi, et peu à peu, le cercle des escamotages se rapproche de lui, jusqu'à Mary, sa femme, qui ne figure plus sur la photo de son mariage, et même la montre, offerte par Mary, qui n'est plus à son poignet.

Il semblerait qu'il a toujours été célibataire, un "célibataire endurci", en rigole l'épicier du quartier....

Seule subsiste donc sa mémoire: Il sait que tout cela a existé, bien qu'aucune preuve ne puisse désormais en attester. Le passé s'est effacé, la mémoire subsiste : C'est le phénomène strictement miroir d'une amnésie, au cours de laquelle nous ne nous souvenons plus d'évènements qui continuent d'exister dans le passé. En quelque sorte, ils existent sans nous.

Une mémoire habitée par un passé évanoui, ou, au contraire, un passé éternellement fixé dont aucune trace n'est conservée en mémoire.

Le souvenir sans la réalité, ou la réalité sans le souvenir.  Faux souvenirs et amnésie: La mémoire entretient décidément un rapport étrange, distant, avec la réalité. 

 De fait, il existe plusieurs raisons de ne pas se rappeler correctement d'un évènement du passé que nous avons cependant vécu. Nous allons les survoler dans ce qui suit.

1) Nous n'étions pas présents.

Oui, bien sûr, cela semble évident. Mais nous pouvons avoir oublié ne pas avoir été présents !

Au premier abord, on pourrait croire qu'il n'y a aucune différence neurologique entre oublier un évènement réellement vécu et oublier le fait de ne pas l'avoir réellement vécu. Force est cependant de constater que ces deux oublis concernent bien deux formes différentes de mémoire : la mémoire épisodique, autobiographique, des faits personnels, et la mémoire sémantique qui rassemble des connaissances. Lesquelles connaissances sont apprises (Rome est la capitale de l’Italie) et déductives (donc Milan n'est pas la capitale de l'Italie). Par exemple, lorsqu'on me demande si j'ai rencontré le président Macron à l'Elysée hier, je peux répondre que non, puisque je sais que je n'étais pas à Paris. 

Il peut être plus délicat de répondre dans le cas où ce que nous savons (mémoire sémantique) suggère que nous avons bien assisté à l'évènement en question. Par exemple, tout porte à croire que j'étais bien présent le jour de mon mariage : est-ce que j'ai assisté à l'acrobatie aérienne de tonton Paul lorsqu'en fin de repas il a tenté le salto arrière en bout de table ? Je ne m'en souviens pas. Mais à ce moment de la soirée, dans quel état étais-je ? Ah oui, point 2...

2) Nous étions bien présents mais inattentifs

L'attention est le premier filtre qui conduit à la mémoire. Il n'y a aucune possibilité de créer un souvenir (en tout cas, un souvenir que l'on peut déclarer - "déclarativité" de la mémoire épisodique, nuance importante...(2)) si l'on n'a pas été rendu attentif au moment de l'évènement. Si je suis perdu dans mes pensées lorsque je dépose les clés de la voiture sur un meuble en rentrant à la maison le soir, il est vraisemblable que je ne me souviendrai plus de leur emplacement. J'ai encore perdu les clés ! Ma mémoire ne fonctionne plus ! Si, bien sûr, qu'elle fonctionne correctement, mais en l'occurrence, elle n'a rien eu à se mettre sous la dent, rien à mouliner.

En consultation neurologique, de très nombreuses plaintes concernant le fonctionnement de la mémoire ("docteur, j'oublie tout !") sont, après analyse, des troubles de l'attention (surtout lié à la surcharge mentale, par exemple liée à l'anxiété, qui réduit la disponibilité attentionnelle). 

L'attention est une certaine disponibilité à traiter une information de façon conscience (on peut lire ça). Cette disponibilité donne accès à la possibilité du souvenir. 

3) Nous n'avons pas consolidé ce souvenir

La consolidation du souvenir est indispensable à sa rétention. Il est nécessaire de "rejouer" le souvenir pour que les réseaux cérébraux qui s'y rapportent, deviennent robustes. Cette consolidation peut se faire à l'état de veille, consciemment, par exemple, en pensant fréquemment, de manière répétée, à un évènement marquant que l'on souhaite, activement, ne pas oublier.

Le principe neurobiologique qui sous-tend ce phénomène est assez bien connu, mais c'est son processus de mise en œuvre qui reste peu expliqué. Le modèle de Hebb, puis les travaux du Prix Nobel Eric Kandel avec la mise en évidence de la potentialisation à long terme (LTP) chez l'aplysie, escargot de mer, ont permis de comprendre comment les connexions synaptiques peuvent se renforcer, notamment à travers la modulation de l'expression des récepteurs postsynaptiques (et leur déplacement dynamique sur la membrane postsynaptique), lorsque les réseaux neuronaux sont renforcés par l'apprentissage. De sorte qu'un souvenir est "appris", au fur et à mesure du renforcement du poids synaptique, c'est à dire de la force des connexions au sein d'une assemblée complexe, distribuée dans tout le cerveau, de neurones.

Mais la consolidation est aussi un phénomène involontaire, non contrôlé. Le rôle du sommeil dans ce phénomène de consolidation est désormais bien établi. Dans une étude restée célèbre (on peut la lire ici), l'exposition à une odeur au cours d'un apprentissage (repérer une certaine localisation sur une carte), associée à une deuxième présentation de cette odeur pendant le sommeil à ondes lentes (NREM), améliorait les performances lors de la récupération de l'information. 

Nos souvenirs sont rejoués régulièrement dans notre cerveau. C'est là qu'ils peuvent être modifiés, subtilement, et à l'insu de notre plein grès : Tonton Paul a fait un salto arrière lors de mon mariage, j'en suis convaincu à présent.  Même qu'il s'était entièrement déshabillé. 

4) Nous ne parvenons pas à retrouver ce souvenir

Ce n'est pas tout d'avoir constitué, à l'aide de la plasticité synaptique, des réseaux experts qui peuvent susciter, plus ou moins fidèlement, l'évocation du souvenir. Il faut encore savoir comment l'activer. 

Un souvenir peut être suscité de façon involontaire, toujours par surprise, lorsqu'une perception déclenche soudainement l'embrasement d'un réseau. C'est l'exemple fameux du phénomène de la "madeleine de Proust": Au moment où il introduit la madeleine trempée dans le thé dans sa bouche, l'univers de son enfance surgit brusquement dans son esprit, comme une puissante réminiscence. Sur la pertinence de l'olfaction dans le phénomène de consolidation mnésique (voir au paragraphe précédent) et de récupération, on peut lire ça

Mais  il peut être plus difficile de retrouver tel ou tel souvenir personnel sur demande. C'est le rôle du cortex préfrontal d'organiser, de piloter cette recherche, en s'aidant d'indices. Il va développer une stratégie, en s'aidant - à nouveau - de la mémoire sémantique et du raisonnement hypothético-déductif : si..., alors... (Si tonton Paul était présent à mon mariage, il a certainement fait l'imbécile). 

5) Ce souvenir a proprement disparu

On a vu que le souvenir pouvait ne pas avoir été consolidé. Les réseaux distribués n'ont pas acquis la connectivité qui leur assure une grande résistance aux effets du temps.

Un autre facteur peut aussi entrainer un certain délitement de ces connexions : la maladie. Les affections neurodégénératives, ou les traumatismes cérébraux peuvent altérer les circuits qui sous-tendent, organisent, configurent ces souvenirs. Les troubles peuvent alors concerner les moyens de retrouver un souvenir (les troubles de la récupération, comme on peut le voir dans les lésions qui affectent le lobe frontal, et dans ces cas, le souvenir peut encore être suscité à l'aide d'indices, d'amorces), ou l'existence même de celui-ci. 

6) Ce souvenir n'est pas le bon. 

En fait, Tonton Paul n'était pas venu à mon mariage. Et pour une excellente raison: il était aux antipodes...

Les faux souvenirs sont produits par le besoin de maintenir une certaine cohérence dans le récit que nous édifions de nous mêmes. Le héros de Matheson s'est peut être voulu marié, avec des problèmes de couple, nouant une relation coupable, source de complications supplémentaires, alors qu'il est seul.

Lorsque la réalité et nous ne sommes pas d'accord, c'est jamais bon signe: La réalité, contrairement à nous, ne se trompe pas. 


Notes

(1) il s'agit de la nouvelle "Escamotage" de Richard Matheson (Disappearing Act) publiée en 1953 et retouchée par l'auteur en 1985.

(2) il faut distinguer la mémoire explicite, déclarative, et la mémoire implicite, non déclarative. Cette dernière témoigne d'un apprentissage réalisé à l'issue de la conscience du sujet. Pour ne pas surcharger cet article, je ne m'étends pas ici sur les différents types de mémoire.