OFFRIR DU SENS A LA VIE partie II
Publié par Jean Claude Serres, le 6 janvier 2025 180
Dans le premier article, j’ai axé ma réflexion autour des trois livres de Flore Vasseur, Marianne Chaillan et Pascal Chabot, ces deux derniers enseignants en philosophie. Dans la poursuite de la réflexion, je vais creuser principalement le plan philosophique. La question du sens de la vie, au même titre que celle de la liberté, de l’amour, du destin, de la spiritualité ou encore faire face à la vie, à sa finitude comme à l’incertitude de l'avenir sont de grandes questions philosophiques. Chacune peut se décomposer ou s’ouvrir à bien d’autres facettes ou thématiques. Toutes ces thématiques sont en interactions.
Le questionnement sur le sens de la vie paraît singulier. Les trois acceptions du terme sens comme nous l’avons vu : orientation, signification, sensation, questionnent eux même les autres grands thèmes philosophiques. Comment caractériser les multiples perceptions , ressentis ou significations de l’amour, de la liberté, du destin, de la spiritualité, etc. La question du sens de la vie me paraît la première à aborder.
Emergence du questionnement du sens à travers les évolutions religieuses
Depuis l’origine de l’humanité, le cheminement “civilisationnel” s’est construit dans le champ du religieux. Peu à peu chaque personne a pris conscience de sa singularité et finalement qu’elle pouvait penser par elle-même. Le questionnement du sens de la vie y puise ses racines. Frédérique Lenoir trace avec habileté ce cheminement dans son traité Histoire des religions. En quelques lignes et un schéma je vais partager les points qui me paraissent essentiels à propos du questionnement sur le sens de la vie.
L’une des premières préoccupations de l'humanité a été de faire face à la violence de la nature (le monde sauvage, les cataclysmes, les maladies) et la peur de la mort. Au tout début , avant la sédentarisation pour l’agriculture et l’élevage, l’individu fait partie de la nature, une parmi les autres espèces. La croyance animiste s’est peu à peu développée ainsi que le chamanisme. La force vitale ou le souffle vital, l’âme donne vie à chacune des espèces. Les chamanes et les sorciers intercèdent entre les individus et ces force vitales pour que les récoltes soient bonnes pour que les malades guérissent. Deux grandes bifurcations religieuses émergent avec le début de l’histoire, de la tradition orale puis écrites : les religions indo-européennes et les religions asiatiques.
Les Dieux sont d’abord des déesses porteuses de la vie et de la source de la vie dans les tribus et les villages. Les Déesses deviendront des Dieux masculins quand émergeront les premières villes, grandes villes qui demanderont discipline et organisation.
Dans le monde indo-européen, les religions vont tendre vers les monothéismes. Elles se succèderont au cours des siècles tout en se nourrissant mutuellement Une visite à l’Institut du Monde Arabe , à Paris révèle combien musulmans, juif et chrétiens partagent une histoire commune.
J’ai réalisé ce graphique à partir des propos de Frédéric Lenoir. Les monothéismes aujourd’hui, en Europe, sont des religions en perte de fidèles, qui se radicalisent, face à une population de moins en moins croyante, souvent athée et enfin face à des développements syncrétiques individuels qui se regroupent dans la nébuleuse du New âge. Le déficit de connaissance de l’histoire des religions est manifeste. C’est très différent en Amérique latine ou dans d'autres pays d'Asie où le monothéisme chrétien ou musulman est en plein développement.
En Chine, l'évolution religieuse a été très différente. Le monde rural a développé le Taoïsme (porteur des pratiques animistes et chamaniques). Le confucianisme ( athée et normalisation) s’est développé dans les grandes villes. Le bouddhisme porteur du questionnement de la finitude (les réincarnations) s’est intégré aux deux autres “religions” qui font système entre elles. Pour chaque chinois, il est difficile dans sa pratique de séparer ce qui provient de chacun de ces trois courants civilisateurs.
Actuellement il est courant de pratiquer plusieurs religions. Par exemple, les berbères du sud marocain sont animistes quand il vont en montagne, en famille et musulmans dans les grandes villes et la plaine. En Europe le syncrétisme individuel peut associer les pratiques chamanistes ou animistes , à une pratique de la méditation et croire en un dieu transcendant créateur du monde.
L’émergence de la pensée philosophique, du “je pense par moi-même” est arrivée par les présocratiques, puis Socrate Platon et Plotin. Toutefois Platon et Plotin étaient déistes et pensaient l’unique, l’universel comme transcendant aux hommes.
Le processus d’individuation personnel et collectif n’a cessé de se développer au cours des temps. Cependant l’autorisation morale du “penser par soi-même” est advenue très tardivement, vers le XIX siècle, dans notre histoire occidentale. Dans le champ religieux, le concept du Dieu transcendant et unique se loge au cœur de chaque personne. Dans le champ symétrique de l’athéisme, ce “dieu fondateur” de la vie n’est pas forcément absent. Le matérialisme utilitaire qui nourrit la pensée de certains n’efface par le mystère du vivant et de ce qui anime chacun de nous. Ce mystère de la force vitale peut se révéler immanent. La théorie de l’évolution explique le “comment la personne est arrivée sur terre” mais n'apporte aucune explication du “pourquoi” ni de réponses à la peur de la finitude de chaque être humain.
Nécessité de questionner le sens aujourd’hui
La question du sens de la vie ne se posait pas dans notre société occidentale avant une chute, crise ou catastrophe personnelle. La question du sens provenait d’une rupture ou bifurcation générant une perte de sens. Cela m’est arrivé une première fois vers 36 ans lors d'une problématique personnelle. Un second questionnement, vers la cinquantaine, s’est concrétisé par une démarche volontaire de réflexion, une mise en écriture ( livres articles et supports vidéos , s’articulant avec de nombreuses lectures, conférences et séminaires.
Aujourd’hui, c'est-à-dire depuis une bonne décade, la question du sens de l'existence se pose différemment et quasi systématiquement très jeune. L’avenir fait peur, les systèmes de valeurs anciens se révèlent inadaptés. La masse d’information numérique circulant sur les ondes comme sur les réseaux numériques en sont un facteur important. La jeunesse est inquiète tel le révèle Flore Vasseur, à travers son livre et sa propre aventure. Les problématiques sociétales, l’effondrement du bien commun et de ce désir de faire société s’ajoutent aux questionnements existentiels personnels.
Le burn-out, l’éco anxiété, la pléthore de livres sur le développement personnel, les multiples formes d’addictions, le marché du bien être et de la bulle de bonheur, l’adhésion à multiples formes de croyances chamaniques et animistes en sont des marqueurs essentiels. La consommation de médicaments, de drogues pour fuir le réel devenu insupportable, de drogues euphorisantes, de drogues stimulantes pour le fonctionnement cérébral dans les milieux professionnels, sportifs, politiques et artistiques est aussi un paramètre important à questionner.
Comment vivre ensemble aujourd’hui face à ce mur des multiples catastrophes-métamorphoses en cours et à venir ? La réflexion suivante va déborder le domaine plus philosophique. Comment caractériser le normal de l’anormal, les processus écartant l’individu de la vie saine ?
Pathologie de la perte de sens
La pathologie, terme souvent utilisé comme synonyme de maladie, est en fait la science qui étudie les maladies. Dans notre champ de réflexion, la pathologie humaine des maladies mentales questionne les causes comme les pronostics de guérison des dysfonctionnement cérébraux. Une maladie peut être transmissible ou non, chronique, traumatique (blessure). Elle se révèle sous trois perceptions : le ressenti du malade, le regard médical et enfin la représentation sociale. La maladie est un écart anormal par rapport à la norme statistique. Le médecin a pour responsabilité de ramener le patient à un état normal. Cette perception de la normalité est fonction de l’histoire comme de la culture. Cette perception quantitative et biologique de la maladie tend à effacer la dimension subjective et qualitative du ressenti.
François Laplantine invite à penser la maladie comme une réalité sociale culturelle et symbolique. La maladie n’est pas forcément un mal à extraire (chirurgien). Le patient peut avoir à vivre en compagnie de ce dysfonctionnement, d’accepter sa nouvelle condition, en particulier dans les maladies chroniques et les situations de handicap. Doit-on considérer que la “perte de sens “ est une maladie, le symptôme d’une maladie ou la cause d’une maladie potentielle ?
L'imaginaire des maladies psychiques a très souvent été celui d’une dualité entre la psychose (schizophrénie, paranoïa, perversité) et la névrose (mélancolie, dépression, dépression obsessionnelle, bipolarité)
Le philosophe Pascal Chabot nous invite à sortir de ce dualisme pour introduire une autre famille de maladies : la digitose. Cette nouvelle famille se caractérise par un excès de flux d’informations qui déstabilise le fonctionnement cérébral. L'éco-anxiété comme le burn-out, la rivalité avec l’IA, le comportement machinoïde, seraient la conséquence de cet excès d’information (qu’elle soit négative ou stimulante) ou du conditionnement numérique.
Pascal Chabot distingue les trois dimensions du sens : sensation - signification - orientation. Il considère que les effets de la digitose, c'est-à-dire l'omniprésence du numérique sous ses multiples formes, perturbent l’équilibre systémique entre ces trois dimensions.
Cet équilibre systémique des multiples facettes du sens de la vie me paraît fort instable. Autrement dit, une seule rupture de sens d’une relation, tel un château de cartes, induit une catastrophe globale : la vie n’a plus de sens. Il me semble qu’à ces trois dimensions de déviance pathologique nous pouvons prendre en compte la quatrième, celles des traumatismes de la mémoire émotionnelle et ses conséquences post-traumatiques. On peut y associer les différents troubles autistiques qui ne relèvent ni de la psychose ni de la névrose. De nature accidentelle ou non, mais pouvant s'étendre dans le temps long tel les phénomènes d’emprise, cette famille de maladie peut s’hybrider avec les trois autres domaines pathologiques.
Au-delà du cercle rouge, la personne perd son autonomie d’adaptation autonome et doit faire appel à un psychothérapeute pour l’aider à retrouver un équilibre supportable pour le patient comme pour ses proches et sa vie sociale. La ligne bleue donne l’exemple d’un profil psychique présentant 5 pointes de fragilité, pouvant chacune générer une perte globale de sens de la vie. En deçà de la ligne rouge, cette personne pourra retrouver un équilibre et sa capacité d'adaptation, de réadaptation, seul ou avec l’aide d’un proche ou d’un coach sur une durée limitée. Cependant l’effet systémique de la déconstruction peut faire basculer la personne dans une spirale infernale de dépendance, d’addiction ou de destruction ( ex : licenciement > chômage > dépression > divorce > suicide).
Cependant, à l’intérieur du cercle rouge, il est possible de façon “autonome”, de s’adapter et de faire face aux incertitudes de la vie, tant au moment du déclenchement d’une crise, que dans la prévention ou la préparation d’une bifurcation majeure. La culture chrétienne et occidentale n’ouvre pas forcément à cela ayant induit le rejet de toute incertitude et de prise de risque. En France le principe de précaution est même inscrit dans la constitution, ce qui est une aberration !
Questionnement philosophique du faire face aux multiples facettes de l’incertitude
A partir d’un certain âge et de son itinéraire de vie, le questionnement sur le sens de la vie, de son passé et de son futur se pose. Le passage à la retraite est souvent un déclencheur du questionnement. La tâche est délicate et forcément ancrée dans une subjectivité personnelle et temporelle. Chacun se trouve à la croisée de plusieurs chemins : appartenance à une ou plusieurs communauté de destin (croyance, religion, conviction, etc.) et aussi à une ou plusieurs communautés de territoire (délocalisation, immigration, multiculturalisme)
A partir de mon propre cheminement existentiel et spirituel, j’ai identifié quelques passerelles ou recettes qui peuvent aider à cheminer.
La première est un schéma représentant les deux échelles temporelles pour retrouver un certain équilibre après une forte perturbation psychique.
La flèche du temps horizontal révèle l'engagement sur une durée suffisamment longue de chaque action décidée. La seconde échelle en oblique montre le décalage temporel de chacune des actions à engager pour retrouver un équilibre spirituel et une pleine confiance dans la vie. Chaque personne peut avec ses retours d'expérience définir la nature et la succession de différentes actions nécessaires à sa propre résilience. Le schéma qui suit n’est qu’un exemple.
La seconde passerelle est une grille de diagnostic équilibrant les mémoires du présent, du passé et de son futur personnel, futur que je distingue de l’avenir imprévisible.
La mémoire du futur concerne ce que la personne crée dans l’esprit puis s’engagera peut être à mettre en œuvre en terme de compétences à développer et de projet à réaliser. La mémoire du présent construit la représentation complexe de la situation actuelle : prendre en compte les multiples catastrophes- métamorphoses que notre société traverse dans une échelle de temps conséquente ( ex 1975 - 2075). La mémoire du passé est celle de son propre itinéraire de vie, les difficultés rencontrées, ses ressources de récupération et son livre d’or.
Chacun de ces mémoires doit exercer une charge mentale équilibrée afin d’éclairer les choix vitaux et l’orientation de son futur dans un monde bouleversé.
La troisième passerelle est une vision spirituelle dynamique et athée que j’ai mise en forme peu à peu.
La représentation finale comporte 3 pôles inspirés par la lecture de Gilbert Simondon. Chacun de ces pôles révèle un axe de tension pour un “penser agir dynamique”. Trois livres m’ont particulièrement marqué pour orienter ces axes : Une vie bouleversée, La mort suspendue et Cette aveuglante absence de lumière. Le premier caractérise l'absolu don de soi. Le second révèle obstination pour survivre : se donner les objectifs de vie successifs de 30 minutes pendant plusieurs jours. Le dernier concerne la survie d’officiers marocains emprisonnés dans des conditions atroces, “enterrés vivants” dans des cellules individuelles dépourvues de la moindre lumière, dans laquelle la personne ne peut pas s’allonger. La prise de recul, l'oubli de tout ce qui a été vécu ou ressenti avant, révèle la puissance de la prière ou de la médiation pour contrôler ses moindres pensées.
Dans chacun de ces pôles une échelle d’investissement dans le don de soi, dans l’engagement dans l’action et dans la prise de recul caractérise le cheminement personnel pour trouver un équilibre dynamique de sa quête de sens de la vie ou spiritualité.
La encore le schéma qui suit n’est qu’un exemple personnel. A chacun d'élaborer schéma ou récit de sa propre quête de sens ou de spiritualité.
Voilà pour finir, quelques phrases qui ont nourri mon imaginaire et m'ont aidé à faire face, à accepter l’incertitude et même à la rechercher.
La vraie vie, faite de peines et de joies, se situe du côté de la prise de risques et de l’incertitude.
- Je vis dans la joie d’aimer plutôt que dans la peur de ne pas être aimé
- Je vis à priori dans la confiance de l’autre et du nouveau, de façon lucide, plutôt que dans la crainte de ce que je ne connais pas
- La cible éclaire le chemin qui la construit
Les trois phrases qui suivent sont pour moi un modèle de pensée face aux multiples incertitudes dans lesquelles notre société est plongée.
- Le futur n’est pas le résultat de choix parmi plusieurs chemins différents offerts par le présent, mais un endroit qui est créé, d’abord dans l’esprit et la volonté et ensuite dans l’activité.
- Le futur n’est pas un endroit où nous allons mais un lieu que nous créons.
-
Les chemins ne sont pas à trouver mais à construire et cette activité change à la fois celui qui la produit et la destination.
(John Schaar)
Nb : dans le PDF joint se trouvent toutes les sources et références d'ouvrages