Observe-t-on une crise de la morale capitaliste ? Partie II : de la négation du religieux à la dénégation sociale
Publié par Xavier Hiron, le 23 septembre 2021 810
Trois des protagonistes de cet essai (de gauche à droite : Jean-Jacques Rouseau, Pierre-Joseph Proudhon, et Karl Marx)
Il y aurait cependant un autre point à aborder, à la suite de la partie 1 de cet essai, qui prend part à la délicate composition de cette puissante alchimie sociale qui anime le XIXè siècle. Ce point peut être mis en évidence par la réticence qu’aura toujours montrée Karl Marx vis-à-vis du religieux. Où puise-t-elle sa source ? Comment se développe-t-elle ? Ou plutôt, que révèle-t-elle, dans sa richesse et sa profondeur ? Et au final, cette réticence est-elle, elle aussi, légitime - surtout si on la met en parallèle de la phrase devenue culte d’André Malraux, énoncée un siècle plus tard : « Le vingt-et-unième siècle sera spirituel ou ne sera pas » - ?
Karl Marx, après avoir écrit son livre phare Das Kapital
(site Internet : https://it.wikipedia.org )
Sur les conditions de l’interaction du religieux avec le pouvoir, et partant, avec l’argent - qui est le seul véritable enjeu de tous les pouvoirs -, une simple anecdote suffira. Une fois n’est pas coutume, je vais la raconter dans la configuration qui m’a été rapportée. Manifestement énoncée de manière caricaturale, elle n’en ressortira, malgré tout, que plus symbolique.
Les histoires de moulins sont légion. Elles sont entachées de ces droits seigneuriaux ancestraux qui les rendent obscures autant que truculentes. Elles étaient pourtant, pour ceux qui les ont vécues, de l’ordre du vital.
Un petit seigneur local, nommé Jacques de Traine, acquière en 1275 les droits sur un moulin, lequel fut probablement une ancienne forge désaffectée, à la jonction de deux ruisseaux, le Bruyant et les Dioux, en la commune de Saint Hilaire du Touvet, sur le plateau des Petites Roches, province du Dauphiné. Ce faisant, il ne fait qu’exercer son droit seigneurial commun ; ceci va cependant lui octroyer la jouissance d’une fructueuse redevance. La configuration du lieu est excellente, augmentée par la construction d’une retenue opportune en amont. Le meunier travaille sans relâche, les habitants sont à l’abri du besoin, car régulièrement servis en pain.
Les droits restant jalousement gardés dans la famille seigneuriale et un deuxième moulin ayant été construit entre-temps, ce rayonnement est manifeste. Il se trouve qu’en 1670, sûrement poussé par la nécessité, les habitants de la commune voisine de Saint Bernard entendent construire, pour leur propre compte, un troisième moulin, prétendant vouloir échapper à la redevance envers un seigneur voisin qui se proclame propriétaire des droits sur le ruisseau dans son entier. Il faut préciser en effet que le ruisseau est mitoyen aux deux communes.
Or à cette époque, le seigneur du lieu n’est autre - toutes les charges s’achetant - que l'évêque de Grenoble en personne - selon certaines versions, il n’en serait que le « gendarme » - : c’est-à-dire le propriétaire, à double titre, de la minoterie initiale. Après avoir été bafoué sur le plan civil, Monseigneur Le Camus réintervient en personne pour régler le différent : à la tête d’une forte escouade et armé de la ferme intention de détruire le moulin concurrent, dans un premier temps ; puis un canal de dérivation d’une partie des eaux du torrent, dans le second temps, il menace - argument qui emportera la décision finale - les habitants de la commune de Saint-Bernard d’excommunication. S’il en avait eu vent, La Fontaine en aurait tiré une fable dont l’évidente morale eût été : « On n’est jamais mieux servi que par soi-même. »
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On connaît la suite : 1789 et sa cohorte hétéroclite autant que débridée de rêves d’une liberté et d’une égalité teintées de revanche et doublée d’un idéalisme fraternel, pas toujours bien contrôlé. Les dérapages nombreux qui guettaient sur le bord de la route n’ont pas tardé à survenir, suivis de cette grandeur ambiguë de l’éclosion du personnage de Napoléon Bonaparte. Tout cela est fort bien établi par les textes et nous pouvons en décortiquer les tenants et aboutissants dans nos manuels d’Histoire moderne.
Moins sues, et par conséquent moins mises en avant, car plus touffues dans leurs développements, sont les vicissitudes qui s’ensuivirent : les mouvements d’aller et venue qui tiraillèrent la vie d’une République toujours naissante et, de fait, encore bien fragile - car indécise dans ses choix -, que les royautés de tous poils guettaient à la moindre incartade.
Notre but n’est pas de rétablir la profondeur de cette Histoire, mais seulement d’en souligner les grandes lignes. Et parmi celles-ci, notoirement admise est la réalité d’un basculement rapide dans l’ère nouvelle d’une industrie florissante (il a été signalé, à juste titre d’ailleurs, de l’Empire de Napoléon III qu’il fut l’apogée des grands courtisans du commerce, de l’affairisme et de la spéculation des nantis, de quelque extraction qu’ils furent). Tout cela est à nouveau fort bien établi et on ne peut mieux retranscrit dans nos livres d’érudition. D’où nous allons extraire ces quelques considérations complémentaires qui vont éclairer notre chemin, consistant en l’examen des conditions qui formeront le creuset d’une société entièrement tournée vers le contrôle de l’économique (c’est-à-dire non plus seulement de la gestion des valeurs, mais surtout de celle des profits).
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Le prochain fil que je voudrais tirer de cet écheveau historique s’appelle Alexis de Tocqueville. Plus exactement : Alexis-Henri-Charles Clérel, vicomte de Tocqueville. Et en voilà un paradoxe ! Que l’on ose, de nos jours, contester à Tocqueville l’unique et pourtant évidente paternité qu’il aura laissée, à savoir une pensée de classe, éminemment de droite puisque exclusivement libérale - au sens strictement économique du terme - dans sa forme et ses ambitions, n’est pas seulement sidérant ; c’est aussi la marque de notre époque, héritière de cette pensée que Tocqueville aura lui-même contribué à créer. Mais dans le fond, il ne faut nullement s’étonner de cet état de fait, puisque nous verrons combien la rhétorique joue un rôle crucial dans notre société dite démocratique : celui laissé vacant, justement, par l’abandon progressif de la sphère du religieux…
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La force de la pensée de Tocqueville - 1805-1859 - est double, voire triple. D’une part, elle paraît vouloir s’inscrire dans le prolongement du postulat énoncé par Jean-Jacques Rousseau lui-même et entériné par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. D’autre part, Tocqueville examine la société du point de vue du droit, étant lui-même juriste de formation. Mais par surcroît, il va plus loin : il développe une approche philosophique - ou paraissant telle - de la société démocratique ; approche qu’il teinte d’un certain relativisme, en y introduisant notamment - puissance suprême de sa pensée ! - une dose de sociologie. Pour étudier la société dans ses rouages souterrains, nul ne peut lui contester qu’en cela consiste un préalable salvateur.
Portrait de « l’angélique » Jean-Jacques Rousseau
(site Internet : http://www.pcf.fr )
Pour autant, nous ne pouvons donner à cette seule pensée un blanc-seing. Car lui-même n’échappe ni à sa propre trajectoire ni aux bouillonnements de son époque. Ce qui revient à poser la question : « Qui est réellement Alexis de Tocqueville ? ». Et accessoirement : « Que nous dit-il exactement ? ».
De nos jours, Alexis de Tocqueville est d’emblée défini comme un « libéral-conservateur », théoricien fondamental de la démocratie. Et si l’on a coutume de dire que le capitalisme est d’inspiration anglo-saxonne, il est juste de nuancer immédiatement ce jugement en considérant, entre autre, que si cela est incontestable dans les faits (mise en place d’un système de classe de la confiscation des richesses et du travail), cette présentation est incomplète pour ce qui est du domaine des idées, puisque Tocqueville s’est fait lui-même le champion du principe, d’ailleurs inscrit à sa suite dans la constitution américaine, qu’en matière de Liberté (pris en tant que terme premier de la devise révolutionnaire française), la liberté individuelle d’entreprendre - et donc de « réussir » - prime sur la Liberté tout court. Nul ne peut ignorer qu’en cela consiste un détournement de principe.
Nous verrons dans l’article suivant comment peut s’opérer, dans les faits, un tel détournement.
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