Note à propos d'un poème de Michel-Ange : N° XVII, Autre sonnet sur un ami défunt
Publié par Xavier Hiron, le 4 janvier 2021 2.4k
Dans La création d'Adam, Dieu est représenté entouré d'un drap figurant la coupe d'un cerveau. Il s'agit d'une allégorie qui signifie que, pour Michel-Ange , en ce début du cinquecento (notre XVIè siècle), Dieu est rendu sensible à l'homme par ses sens, le bras tendu représentant la vue. D'où lui est venue cette idée ? (Musée du Vatican)
En ce début d'année 2021, je souhaite que cet article résonne comme une offrande aux temps à venir, que nous espérons tous meilleurs. Et quoi de mieux, pour susciter à nouveau l'espoir, que de se replonger aux heures glorieuses de la pensée humaine, pour retrouver un peu de sa magie et de son faste ?
Pour ce faire, je me suis décidé pour un poème de Michel-Ange. Cet artiste n'est pas réputé pour son allégresse, mais plutôt pour avoir tutoyé l'intensité expressive maximale.
Dans le nombre des poèmes qui sont conservés de lui apparaît, dans une première période antérieure à 1530, cet Autre sonnet sur un ami défunt.
J'ai tout de suite été interpellé par ce texte, jusqu'à émettre une hypothèse hardie : et si ce texte s'adressait à son rival de toujours, Léonard de Vinci ?
Explorant de plus près cette hypothèse, les faits obligent à dire que beaucoup d'éléments concordent, à savoir :
- Léonard de Vinci est de 23 ans l'aîné de Michel-Ange Buonarotti. Il meurt en 1519 alors que Michel-Ange n’a que 44 ans. Ils ont vécu des parcours artistiques parallèles, parfois orageux, parsemés de profonds désaccords publics, mais ont travaillé côte à côte suffisamment longtemps pour se connaître intimement. Voici les grandes lignes de leur histoire commune :
- leur inimitié démarre très tôt à Florence, à propos d'échanges concernant l'interprétation de passages de la Divine comédie, de Dante ;
- lorsque Michel-Ange, encore jeune, sculpte son David, Léonard crée une nouvelle polémique sur la destination qu'il convient de réserver à cette oeuvre majeure de son cadet ; Michel-Ange répond par des remarques désobligeantes à son encontre ;
- ceci ne les empêche pas, à l’instigation de Machiavel qui préside alors aux destinées de Florence, de travailler quotidiennement ensemble, mais dos à dos, sur deux fresques monumentales se faisant face au Palazzo Vecchio, durant l’année 1505 (Michel-Ange a alors 30 ans, Léonard en a 53) ; il est ici mentionné que le plus jeune est fasciné par son aîné ;
- chacun exprime une facette différente de l'humanisme renaissant, très teintées par leurs personnalités particulières, mais qui finalement se rapprochent dans le fond et dans la forme ;
- ce sont quasiment les seuls, à leur époque, à développer une palette aussi complète de moyens artistiques, sculpture, peinture, écrits, architecture, et à s'impliquer aussi profondément pour les enjeux philosophiques et scientifiques de leur temps ;
- par la suite, à Rome, leurs présences alternent (pour des destins certes très contrastés), mais après le départ définitif de Léonard de la ville céleste, Michel-Ange diffèrera longtemps de peintre son Jugement dernier de la chapelle Sixtine, alors que je ne pense pas être le seul à émettre l'opinion que son emplacement était à l'origine destiné à recevoir une fresque de Léonard.
Bref, ce sont des rivaux de l'excellence, au sens propre du terme, mais aux destins tellement liés qu'il en devient difficile de les séparer. Or pour une psychologie aussi sombre et indépendante que celle de Michel-Ange, n'est-il pas permis de penser que le rival revêt, dans le même temps, la figure d’un père ou d’un frère spirituel dont son esprit ne peut se détacher ? Ambivalence classique de l'attraction-répulsion ?
Que dit le texte de cet Autre Sonnet à un ami défunt, dont les traducteurs précisent que le récipiendaire n'a pas été identifié : (précision : chronologiquement parlant, il est écrit entre 1507 et 1530, portant le n°17 sur 20 pour cette première période – et 89 authentifiés par Pierre Leyris dans sa traduction parue à la NRF (Poésie/ Gallimard) ; il se situe donc vers le dernier tiers de cette section). Je propose ci-dessous une première version "décryptée", suivie d'une deuxième qui pourra être lue "à plat".
Lorsque celui qui m'a valu tant de soupirs
> contrairement aux sonnets écrits après 1530 qui expriment au grand jour l'homosexualité de Michel-Ange, le terme "soupirs" ne semble pas ici avoir un sens premier amoureux, mais est plutôt l'expression d'un tracas envers un modèle jugé supérieurement doué - Michel-Ange était sujet à la dépréciation personnelle
Fut au monde, à mes yeux, à lui-même ravi,
> il faut lire ici : Lorsqu'(il) fut ravi au monde, à lui-même, et à mes yeux
Nature, qui le voulait nôtre, en fut laissée
> soit : cette nature bienveillante qui nous l'avait donné au monde
Dans la honte, et quiconque l'avait vu, en pleurs.
> Elle (la nature) fut honteuse d'avoir à nous le reprendre, et tous ceux qui en avait apprécié la vue - Léonard était réputé pour être, en plus d'un esprit éblouissant, d'une beauté subjuguante - plongés dans l'affliction.
Mais que la Mort ne se vante point de l'avoir
> bien que cela soit son rôle, que la Mort ne tire aucune gloire
Éteint, ce soleil des soleils, après tant d'autres,
> d'avoir eu à éteindre, après ceux du passé, l'astre - de la pensée humaine - : ce passage mérite digression ; en effet, la locution "ce soleil des soleils" exprime clairement que le défunt était unanimement considéré, de son vivant même, comme l'esprit éclairant le monde ; or du vivant de Léonard, cette qualité lui était reconnue de tous, à commencer par les princes et les rois de l'Europe entière, qui le jugeaient sans équivalent ; Léonard surpassait tout le monde, dans tous les domaines, au point d'en avoir irrité le pape lui-même. Mais il pourrait y avoir plus : au-delà de la louange de cette comparaison affichée, Léonard est le premier à avoir exprimé l’intuition scientifique que le soleil est fixe (sous-tendant, à l'encontre des préceptes de l'Église de l’époque, que c'est la Terre qui tourne, et non l'inverse). Or si l'on part du principe que Michel-Ange a déjà osé, en 1508-1512, placer dans sa Création d'Adam, au plafond de la chapelle Sixtine, la représentation cachée d'une coupe de cerveau humain, on ne s'étonnerait plus de considérer que, s'il en avait été tenu au courant, il eût pris cette moindre hardiesse de signifier que rétablir la connaissance vraie à propos du soleil serait, pour le futur de son mentor, une gloire à porter à son crédit ; je suis, pour ma part, assez séduit par cette éventualité
Car elle est vaincue par l'Amour, qui le fait vivre
> c'est, en effet, par son amour de la vérité, et donc de la vie elle-même, que les actions de Léonard se sont développées au monde
Sur cette terre comme au Ciel parmi les autres saints.
> ce passage mérite une nouvelle digression concernant le sentiment religieux qui anime les deux protagonistes et suit à peu de chose près les mêmes trajectoires ; à savoir, le doute existentiel les empêche d'adhérer pleinement à la doctrine catholique, qu'ils servent pourtant tous les deux par intérêt immédiat, mais dont chacun cherche à contrebalancer les excès. Aussi, Michel-Ange ne répugnerait pas à placer l'âme du chantre de l'humanisme au Ciel (Paradis), à l'égal de la cohorte des saints (bien noter cependant que ce terme est volontairement "désacralisé" par l’auteur, car il ne comporte pas de majuscule) ; mais il faudrait bien évidemment considérer que cela ressort d'une figure de style bienséante, pour évoquer plutôt une place centrale réservée au Panthéon de la pensée humaine, ce que Raphaël, élève lui-même de Léonard et continuateur direct de Michel-Ange au sein de la cité du Vatican, n'hésitera pas à représenter dès 1510-1511 (on notera la proximité des dates concernant ces œuvres clés de la fabrique de l’art officiel par des protagonistes ayant partagé un vécu commun), dans la fresque dénommée l'École d'Athènes, peinte dans la chambre de la Signature (bibliothèque privée du pape Jules II), du vivant même de Léonard et juste avant que celui-ci ne revienne travailler à Rome, fin 1513.
L’École d'Athènes par Raphaël où, d'après la plupart des commentateurs, Léonard de Vinci est représenté au centre sous les traits de Platon. Il faut noter que ce personnage désigne de sa main le Ciel, et que le personnage situé presque en-dessous de lui, appuyé sur un bloc de marbre, figure Michel-Ange, qui s'adonne ici à son art moins connu : l'écriture. Serait-il en train de méditer un sonnet à la gloire de Léonard ? (Musée du Vatican)
La Mort avait pensé, inique et scélérate,
Vouer à l'oubli le renom de ses vertus
> ceci est une évocation non voilée de l'obscurantisme qui aveugle les hommes, travaillant à effacer les bienfaits de l'humanisme dont une part de la pensée devait, à l'époque déjà et pour longtemps, se cacher pour exister ; n'oublions pas que c'est sous le pontificat de Jules II (mort en 1513), et donc toujours du vivant de Léonard, que se mettra en place une forme naissante de l'inquisition romaine, avec l'acceptation préalable par l'Église des écrits imprimés, comme une réaction de l'ordre sacerdotale au développement d'une pensée humaniste d’émanation sociale
Pour en faire paraître son âme moins belle ;
> vers de renforcement qui semble indiquer que la réaction désignée ci-dessus fut un fait délibéré au sein de l'Église – ce qui n’est pas douteux.
C'est le contraire : ils s'illuminent, ses écrits,
> on voit ici que c'est bien la production prosaïque que met en avant ce sonnet, pour signifier l'acquis lumineux produit par "l'ami défunt" non désigné ; or la plupart des autres sonnets de Michel-Ange, même les plus licencieux de la deuxième section, sont dédiés à des personnes identifiées ; il lui était donc indispensable que la dédicace de ce petit groupe de sonnets restât cachée ; cette nécessité exceptionnelle ne devait-elle pas s'appliquer à un personnage extraordinaire par sa destinée et, partant, par sa renommée publique ?
De plus de vie qu'ils n'en avaient durant sa vie
> vers de réaffirmation du credo en l'humanisme vital, car à visée purement altruiste
Et la Mort lui donne le Ciel qu'il n'avait point.
> la notion de Ciel est ici ambivalente ; dans un premier temps, ce terme semble synonyme de "gloire" ; dans un deuxième temps cependant, allié à la chute de la phrase, il exprime à nouveau de manière larvée que le doute existentiel qui habitait Léonard le portait à ne pas croire - pour être plus exact, tout comme pour Michel-Ange probablement, Léonard acceptait volontiers comme acquis les bienfaits contenus dans les textes de l'Église ; mais ce que leurs recherches remettaient en cause, c'était le caractère "surnaturel" de la naissance du Christ (renforcé notamment par la notion nouvelle de l’Immaculée conception), ce qui ouvrait potentiellement le débat sur la nature même de la parole divine. N'oublions pas en effet que les 95 thèses de Martin Luther qui fonderont le protestantisme seront publiées dès 1517, soit dans la mouvance directe de la pensée humaniste florentine.
Version « à plat » de N° XVII : Autre sonnet sur un ami défunt
Lorsque celui qui m'a valu tant de soupirs
Fut au monde, à mes yeux, à lui-même ravi,
Nature, qui le voulait nôtre, en fut laissée
Dans la honte, et quiconque l'avait vu, en pleurs.
Mais que la Mort ne se vante point de l'avoir
Éteint, ce soleil des soleils, après tant d'autres,
Car elle est vaincue par l'Amour, qui le fait vivre
Sur cette terre comme au Ciel parmi les autres saints.
La Mort avait pensé, inique et scélérate,
Vouer à l'oubli le renom de ses vertus
Pour en faire paraître son âme moins belle ;
C'est le contraire : ils s'illuminent, ses écrits,
De plus de vie qu'ils n'en avaient durant sa vie
Et la Mort lui donne le Ciel qu'il n'avait point.
Pour finir (ou presque) : puisqu’il s’agit d’un Autre sonnet..., c’est qu’il existe un sonnet préalable, qu’il serait heureux de mettre en parallèle avec celui qui le suit dans la série, pour voir ce qu’il pourrait nous confirmer ou infirmer : N° XVI, Sonnet sur un ami défunt.
On a vu que le second sonnet s’adresse exclusivement au littérateur. Le premier développe, pour sa part, l’image exclusive du sculpteur, ce qui confirme que le défunt mystère présente au moins deux qualités distinctes, même si l’image – ici toute littéraire – développe un sculpteur en ronde-bosse (marteau) alors que Léonard était plus un modeleur (de fonderie ou de terre cuite). Voici donc le texte :
Si mon rude marteau tire du dur rocher
Telle ou telle forme humaine, c’est du ministre
Qui le tient en main et le guide et l’accompagne
Qu’il reçoit son élan, c’est autrui qui le mène.
> dans l’entame de cette strophe, c’est bien Michel-Ange qui parle et initie une comparaison de mérite – voir infra - ; mérite d’ailleurs aussitôt atténué par le fait que ce n’est pas au sculpteur lui-même qu’il revient, mais à un émissaire (autrui) – nous verrons par la suite qu’il est d’essence divine – qui le guide et l’inspire en lui donnant la puissance et en dirigeant son outil.
Mais celui-là du Ciel, c’est par sa vertu propre
Qu’Il embellit le monde et S’embellit lui-même,
Et comme nul marteau n’est sans marteau forgé,
De ce vivant Modèle tout autre procède.
> cette strophe développe en quoi consiste ce ministre du Ciel : il est montré comme une volonté en soi dont le fondement est de s’embellir soi-même en embellissant le monde ; ce marteau divin est à la fois la source – inspiration externe - et le modèle – inspiration interne - de tout humain sculpteur ; ce qui prouve bien qu’à l’époque être sceptique ne signifie en rien être non croyant.
Or, parce que le coup est d’autant plus puissant
Qu’il choit de plus haut sur l’enclume, c’est au Ciel
Qu’au-dessus du mien celui-ci s’est envolé.
> c’est seulement en fin de cette troisième strophe que le sculpteur défunt, l’autre identifié en tant que modèle céleste, est évoqué ; et cet autre est devenu Modèle par assimilation graduelle, car étant mort il s’en est retourné au Ciel, où probablement réside sa demeure initiale, ce qui lui confère, du fait même de son absence, une valeur définitivement supérieure à la volonté humaine de Michel-Ange.
De moi, dès lors, si imparfait, qu’en sera-t-il
Si la divine forge n’accorde à celui
Qui fut mon seul recours ici-bas, de m’aider ?
> or, en cette condition "humaine" de sculpteur consiste l’imperfection qui est la charge ou le fardeau dont se plaindra continuellement Michel-Ange, lequel supplie ici secrètement le Ciel d’accorder à son ami défunt le pouvoir de continuer à venir le soutenir dans son effort de création ; on le voit, le soutien dont il parle est total : force et esprit mêlés, et il ne peut donc s’agir seulement d’un aide d’atelier sur lequel Michel-Ange aurait pu compter durant ses premières années de création – et que, de toute façon, l’histoire n’a pas retenu –, mais bien d’un guide spirituel au sens plein du terme, dans son acceptation la plus complète ; qui, à cette époque, à part Léonard de Vinci lui-même, autant médecin, chimiste, apothicaire, spécialiste de la dissection des corps, inventeur de machines à perspective, ingénieur en tous matériaux, mathématicien émérite, physicien et architecte de renom (il est souvent appelé en expert pour résoudre des problèmes techniques), philosophe autant que penseur de la plénitude, était le plus à même de jouer ce rôle ?
Le savoir étant en perpétuel renouvellement, ceci nous conduirait à revisiter le sens de sept autres pièces non dédiées incluses dans cette première série de poèmes réalisée entre Rome (vers 1508) et Florence (vers 1520) : « celui / qui m’a pris à moi-même et puis m’a rejeté. » ou encore « Que retireras-tu de ce vivant soleil ? »... mais ceci est une autre histoire ! (lire la suite ici)
Xavier Hiron, décembre 2020
En livre de poche, le fascicule où l'on retrouvera les traductions par Pierre Leyris