Monde nouveau, Cerveau ancien
Publié par Laurent Vercueil, le 18 avril 2016 2.2k
L'être humain façonne un monde nouveau. Toujours, et de plus en plus, nouveau. Il le fait, avec un enthousiasme inlassable depuis des centaines de milliers d'années, en exploitant les ressources d'un organe : le cerveau. Mais celui-ci, le cerveau, n'a pas changé. Toujours ce bon vieux cerveau des familles. Le même, au neurone près, probablement, que celui de tonton Cro-Magnon (et de madame).
L'accélération monumentale des technologies, l'explosion scientifique, la prolifération numérique, l'invasion digitale, nous laisse toujours seuls, seuls avec notre cerveau "à l'ancienne".
Et notamment, ce sacré bon vieux mésencéphale (1), avec son pilotage de la tête et des yeux, de la racine des membres (en gros, la motricité du lézard) et sa motivation basique du comportement à coup de dopamine, balancée en grandes giclées vers l'avant (le télencéphale), pour adapter, corriger en fonction des récompenses, ou encore, gisant par dessus, un hypothalamus gonflé d'hormones et pré-hormones, colérique au premier fanion rouge agité devant lui, et prêt à déchaîner une colère qui va tout emporter devant elle, sans égard pour l'existence.
Le monde est devenu trop dangereux pour un organe aussi poussiéreux. Ce n'est plus le gourdin qu'il tient dans ses mains, pour surveiller son territoire, maîtriser le chaptel génétique, mais une kalach, des réseaux à la portée universelle, la diffusion sans limite des émotions, les armes de destruction massive...
L'Homo sapiens des grottes préhistoriques et l'Homo numericus de Facebook et Twitter partagent le même cerveau. Mais les conséquences ne sont plus les mêmes. Ce tableau transpose les propriétés cérébrales de l'Homo sapiens de jadis et leurs manifestations concrètes et celles que le monde d'aujourd'hui autorise à l'Homo numericus :
Homo Sapiens |
Homo Numericus |
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Facteurs de mobilisation émotionnelle |
1) Contrôle et propagation du chaptel génétique (maîtrise des femmes, protection de l'enfant jusqu'à l'autonomie) 2) Maximisation des chances de survie (défense des biens, du territoire, appropriation + accumulation, défense des acquits) |
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Stimulations émotionnelles |
Menaces directes du capital |
Menaces directes ou sentiment de menaces. Disponibilité accrue, universelle des sentiments de menace du fait de la diffusion numérique |
Propagation émotionnelle |
Avertissement de l'entourage proche |
Amplification du signal émotionnel et diffusion via les réseaux numériques. Autorenforcements |
Système de récompense & contrôle inhibiteur |
Parcimonie de la récompense. Rareté. Inhibition limitée. Élaboration des premières morales acquises |
Récompense partout visible, disponible, accessible (ou apparemment accessible). Amplification. Frustration. Pluralité des mécanismes d'inhibition (marché des morales acquises) |
Portée d'action |
Limité au rayon d'action physique (armes de poing, jets) |
Multiplié (armes à feu, explosifs), déportée (drones, armées) : Massification |
Par dessus, tout ça, heureusement, la culture.
Mais la culture nous sauve-t-elle toujours des fanatismes ? Ce n'est pas le lieu ici d'en débattre. Admettons toutefois que le garde-fou de la culture est parfois peu rassurant lorsqu'on se penche au dessus du précipice...
>> Notes :
- Mésencéphale, dont Angela Sirigu, dans son éditorial du Monde "Science et Médecine" du 13 avril dernier, montre que la greffe (enfin, la greffe de son équivalent numérique) dans le programme AlphaGo (Google Deep Mind, London) est largement à l'origine de sa victoire au jeu de Go contre le champion coréen Lee Sedol. Comme quoi, une structure archaïque, par un retournement ironique de l'histoire, vient écraser la prétention du cortex humain...