Machines et personnalités : Tedimage38, la mémoire des tubes électroniques (9/10 - année 2019)

Publié par ACONIT (Association pour un Conservatoire de l'Informatique et de la Télématique), le 19 novembre 2019   2.3k

Par Xavier Hiron, chargé de mission collections à l'ACONIT*

(Photo d'en-tête : L'atelier de montage des tubes à oxydes à l'époque de son ouverture, en 1956  -illustration fournie par Tedimage38)


L'association ACONIT collabore depuis plusieurs années déjà avec une association issue de l'activité industrielle à la périphérie de Grenoble, appelée Tedimage38. Son activité de valorisation d'un patrimoine scientifique et technique méconnu pourra paraître confidentielle à nombre d'entre vous. Mais elle nous permet d'entrer de plain-pied dans le monde foisonnant d'une entreprise de technologique innovante née au début du XXème siècle, et dont l'un des centres de recherche et de production est depuis longtemps installé près de Grenoble. Il s’agit de Thomson-CSF, devenue Thales en 2000, entreprise internationale au destin multiforme, fleuron actuel de l'électronique française. Nous allons plus particulièrement évoquer la trajectoire de sa Division des Tubes Electroniques (DTE) en Isère.


L’industrie des tubes électroniques : une activité précurseure dans le paysage grenoblois

On entend souvent dire que la région de Grenoble est une sorte de « Silicon Valley à la française ». En mars 2014, Grenoble a en effet été sacrée par la Commission européenne 2ème ville la plus innovante d'Europe, après Barcelone. Selon le magazine Forbes, il s'agirait même la 5ème ville la plus innovante au monde derrière Eindhoven, San Diego, San Francisco et Malmö. Pourquoi une telle concentration d’entreprises technologiques dans cette cité située au pied des Alpes ?

L'association Tedimage38 apporte quelques éléments de réponse à cette question, en présentant notamment l’histoire de plusieurs éléments remarquables de sa collection riche de plus de 600 tubes et dispositifs à image. Ils furent fabriqués sur le site Emile Girardeau de Saint-Egrève, à 6 km de Grenoble. Ce site de la CSF, devenue Thomson-CSF après la fusion de 1968 avec Thomson-Brandt, est en effet l'un des berceaux de l’électronique française. On dénombre aujourd’hui, en région grenobloise, 8 entreprises qui en sont directement issues, employant au total plus de 8000 personnes.


Fig 1 : Les 8 entreprises ayant pour origine commune, en 2015, le centre Emile Girardeau de Saint-Egrève, avec photo du site prise en 1955 (illustration fournie par Tedimage38)


L’histoire de ce site remonte à la toute fin du XIXème siècle. A cette époque, l'ingénieur Eugène Ducretet établit la première liaison radio entre la tour Eiffel et le Panthéon. Puis Gustave Ferrié entreprend de développer les techniques radio au sein de l’armée. Son collaborateur, Paul Brenot, convainc son camarade de promotion à Polytechnique, Emile Giradeau, de s’intéresser à la TSF naissante. Celui-ci crée la Société Française Radio-électrique (SFR) en 1910. Après la première guerre mondiale, durant laquelle la SFR a fourni de nombreux matériels radio pour les équipements terrestres, maritimes et aériens, l’entreprise est englobée dans un groupe industriel élargi dirigé par Emile Girardeau : la Compagnie Générale de Télégraphie sans fil (CSF).

Les tubes électroniques sont des composants et non des systèmes ou produits prêts à l'emploi, ce qui fait que leurs clients sont d'autres industriels, parmi lesquels figurent des groupes mondiaux, parfois de très grande taille. Dans les années 1950, ces tubes équipent aussi bien les postes de radio à usage domestique que les équipements industriels et militaires. Ils se miniaturisent et voient surtout leur production s'envoler.

En 1953, Maurice Ponte, alors directeur général du groupe CSF, prend la décision de construire une usine dans la région de Grenoble qu’il connaît bien, étant lui-même né à Voiron. Il fait suite à la demande du ministre de la reconstruction de concourir à l’œuvre de décentralisation industrielle de la France. L’objectif de cette nouvelle usine étant de fabriquer des tubes électroniques miniatures, elle doit rassembler des compétences variées. Or la formation d'ingénieurs à Grenoble est une tradition qui remonte à la fin du XIXème siècle, l'essor de la Houille blanche ayant suscité la création, sur le lieu même de son émergence, d'un cours d'électricité industrielle. D’où un environnement scientifique très favorable. Sont également présentes les ressources pour l’encadrement technique et administratif, du fait de nombreuses industries traditionnelles déjà implantées dans la région. On y trouve enfin une main d’œuvre féminine très habile pour les tâches minutieuses, et disponible car issue de la ganterie et du tissage, alors déclinants.


Maurice Ponte rend hommage à Emile Girardeau

Pour y construire son usine, Maurice Ponte fait acheter le domaine Chalves à Saint-Egrève, une ancienne ferme de 12 hectares datant de 1642, dont il préservera les bâtiments d'origine. Le centre Emile Girardeau, nom qu'il donnera au site en hommage à son prédécesseur, deviendra très vite un site emblématique de l’industrie de pointe du bassin grenoblois, grâce notamment à la conception architecturale du projet, très audacieuse pour l’époque, conduite sous la houlette d’un architecte de grande renommée, André Gutton. Celui-ci s'attelle à réaliser une structure modulaire de bâtiments préfabriqués ajustables, permettant de déplacer très rapidement les machines au sein des ateliers. Ainsi, le site et les bâtiments pourront s’adapter en permanence au rythme de la production et à la variabilité de plus en plus accrue du marché des composants électroniques. En 1956, l'usine est prête et arrive à point nommé pour répondre à l'essor prodigieux des diodes et transistors. Un atelier de production d’hydrogène est installé à l’extrémité sud du premier bâtiment afin de produire l’atmosphère nécessaire au tirage des cristaux de germanium, utilisés dans ces nouveaux composants. A la fin de la première année d'activité et contre toute attente, les effectifs doivent déjà être multipliés par quatre !

Dès l'année suivante, la production se diversifie en accueillant les produits initialement prévus pour ce site : les tubes électroniques. CSF fabrique des tubes depuis plus de 40 ans, mais l’éventail des applications s’est grandement élargi : triodes et pentodes pour les récepteurs radio de l’armée ou les calculateurs Bull, tubes subminiatures pour les radars embarqués de type Cyrano, tubes répéteurs pour les câbles sous-marins de télécommunications, tubes à rayons cathodiques pour les oscilloscopes, les radars, les tableaux de bord d’avions, tubes hyperfréquences comme les magnétrons pour les cuisinières électriques, ainsi que des relais sous vide. Ces tubes sont tous constitués d'une enceinte en verre dans laquelle un filament chauffe une cathode émettrice d’électrons. Ceux-ci sont accélérés par différentes électrodes qui permettent de contrôler le courant et la trajectoire du faisceau, en fonction des différentes applications projetées.

Dans des ateliers lumineux, spacieux et bien équipés, le travail demandait une forte concentration du personnel. C’était en particulier le cas pour la phase de montage des tubes à oxydes. Dans des salles qui rassemblaient plus de 50 opératrices, réputées pour leur précision et leur minutie toutes féminines, le travail consistait à assembler par soudure électrique les différentes électrodes du tube sur les passages métalliques du pied en verre (voir la photo d'en-tête).

Fig 2 : La gamme des produits issus de l'activité Thomson-CSF (illustration fournie par Tedimage38)


Evolution des tubes vers les composants « état solide »

En 1968, sous l’impulsion de l’état français, la branche Thomson-Brandt absorbe la CSF et crée sa filiale Thomson-CSF, entièrement dédiée à l’électronique professionnelle. Un protocole d’accord est signé en septembre 1967 et une nouvelle organisation est mise en place en décembre 1968. De là naissent, d'un côté, le secteur des semi-conducteurs, avec sa filiale SESCO (Société Européenne de Semi-conducteurs) qui fusionne avec la COSEM pour donner la SESCOSEM ; et de l'autre, le Groupement Tubes Électroniques (GTE) qui rassemblera les activités tubes des deux entreprises d'origine.

Tandis que l'évolution du germanium vers le silicium va conduire le premier secteur vers les circuits intégrés bipolaires et les microprocesseurs et mémoires MOS, les tubes, pour leur part, vont se perfectionner et se diversifier. Ils vont peu à peu évoluer vers des produits dits entièrement « état solide », comme les capteurs d’image CCD (composants électroniques photosensibles servant à convertir un rayonnement électromagnétique en un signal électrique analogique qui, amplifié puis numérisé, est traité pour obtenir une image numérique), les afficheurs Plasma, les LCD, ainsi que les détecteurs plats pour la radiologie médicale ou le contrôle non destructif sous rayons X. L’essentiel des activités de la Division Tubes Électroniques de Saint-Egrève va se concentrer en peu de temps sur des dispositifs de capture et restitution d’image.

Du fait de l'émergence de nouveaux besoins et l'envergure grandissante des équipements de production dédiés, un tiers de l’activité des tubes électroniques (radiologie, tubes caméras et vision nocturne) est déplacée en 1986 sur un nouveau site construit sur la zone industrielle Centr’Alp de Moirans, à 18km de Saint-Egrève. Les activités CCD vont rester implantées à Saint-Egrève, en rejoignant la section des semi-conducteurs, tandis que les activités LCD et Plasma vont s’installer sur le site de Moirans. Les tubes à rayons cathodiques vont subsister à Saint-Egrève jusqu’en 1998, puis migrer en partie vers Moirans, en partie vers un autre site Thomson situé à Ulm, en Allemagne. Enfin, en décembre 2000, Thomson-CSF prend le nom de Thales. En 2015, trois entreprises directement issues du site initial Emile Giradeau de Saint-Egrève demeurent sur le site de Moirans : Thales Electron Devices, l'un des derniers fabricants au monde de tubes électroniques pour la radiologie médicale, Trixell, fabricant de détecteurs plans pour la radiologie, ainsi que Thales LCD, fabricant d’écrans plats pour l’avionique

Fig 3 : L'évolution des métiers, de l'époque Thomson-CSF à celle de Thales (illustration fournie par Tedimage38)


Conclusion

En retraçant l’histoire d’un site industriel qui eut un apport significatif pour l’essor des industries de l’électronique dans notre région, nous abordons en filigrane l'histoire d'une très grande variété de métiers spécifiques. Tous répondaient à des exigences techniques importantes et faisaient appel à des savoir-faire qui apportaient leurs propres solutions aux problèmes posés par la production de masse, laquelle comportaient toujours, à cette époque, un nombre non négligeable d’aléas. Il s'agissait avant tout des métiers de « tubistes » pour le façonnage du métal, le travail du verre, le soudage verre-métal, les traitements de surface, les traitements thermiques, les techniques du vide, la sédimentation des poudres, etc.

L'évolution des tubes vers les dispositifs « état solide » verra une transformation importante des métiers, corrélative d’une diminution de taille considérable des objets fabriqués. Avec les techniques de la microélectronique, un éloignement de plus en plus grand s’est fait jour entre la personne et l’objet qu’elle fabrique. On est passé en moins de deux décennies de la tradition d’un certain tour de main de l’homme de l’art, détenteur d’un savoir-faire longuement acquis et dont on pouvait être fier, à des techniques de fabrication collective des produits nécessitant une maîtrise industrielle grandissante des procédés, et faisant préférentiellement appel à l'ingénierie.

Aujourd'hui, des causeries sont organisées par l’association Tedimage38 pour recueillir le témoignage direct des anciens : opérateurs, techniciens, ingénieurs ayant vécu ces évolutions et œuvré sur ces différents produits. Grâce à ces actions, c'est une part importante de cette histoire technique, industrielle et sociale qui a profondément modelé le visage de notre région qui est ainsi préservée. Espérons que cette démarche novatrice puisse servir d'exemple et initier, à terme, de nombreuses vocations de chercheurs en sciences humaines et d'historiens.


Pour en savoir plus

Parcours Tubes et dispositifs à image fabriqués en Isère - Une histoire des activités de Thomson-CSF à Thales réalisée par Tedimage38

Site de Tedimage38 : www.tedimage38.org

* Remerciements à Jean-Luc Berger et Jacques Chevalier, président et secrétaire en exercice de Tedimage38 (toutes les illustrations appartiennent à Tedimage38)