Sculpting the Senses, une grande exposition au Musée des Arts Décoratifs
D’abord il y a les évidences. La démesure de cette immense exposition du 29 novembre 2023 au 28 avril 2024 : plus de 100 robes au Musée des Arts Décoratifs (MAD) de Paris, certaines ont été portées par les actrices Nathalie Portman, Eva Green, Cate Blanchett, Tilda Swinton ou encore les chanteuses Beyoncé, Lady Gaga et Bjork. Une affluence intense tout au long de l’exposition, des milliers de visiteurs s’y sont littéralement pressés. Il y avait foule.
Des robes, pour une expression artistique visionnaire
Ensuite la visite suscite une interrogation immédiate : « Cette robe faite d’une dentelle de verre à l’image de diatomées, algues microscopiques aux squelettes de verre et aux formes fascinantes par leur finesse et leur complexité, comment est-il possible de la porter ? » Mais il faut rapidement repousser cette interrogation. Elle est une diversion sans grand intérêt. Là n’est pas le propos. Ici le véhicule de l’expression artistique n’est pas la peinture ou la sculpture de corps, mais la robe sur un corps féminin, une robe qui transforme la relation de ce corps au monde.
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Une robe, interface complexe entre le corps et le monde
Ces robes sont un lien muet mais très intense entre le corps et le monde autour. Elles ne sont donc pas « simplement » faites pour habiller un corps, le mettre en valeur. Ça c’est ce que l’on peut voir au printemps 2024, dans l’exposition John Singer Sargent à la Tate Britain de Londres. Ce peintre américain spécialisé dans la peinture de la mode féminine a dû quitter Paris pour Londres à la suite du scandale qu’a causé son tableau intitulé Madame X. Un port de tête jugé hautain, une carnation « trop charnelle » et la bretelle d’une robe trop décolletée, tombée de l’épaule, autant d’atteintes supposées à la position sociale d’une femme du monde, ont suffi en 1884. Aucun risque ici tant le propos est ailleurs. Certaines robes semblent un véritable tissage du réel au-delà du corps, avec des ramifications souvent très fines et très complexes en verre, en papier, dans une grande diversité de matières et de formes. Elles étendent le corps dans l’espace, installent une aura et finalement viennent transformer l’intimité et la proximité de ce corps avec son environnement.
La mode, une résistance aux technologies ambiantes ?
Le monde du XXIème siècle est celui de la transformation technologique des interactions humaines. Et ce, sans égard pour nos corps physiques, puisque d’abord par le son et les écrans. Le corps est en revanche l’objet de la mode et du vêtement. Évidence. Ils apparaissent alors, peut être paradoxalement, comme un espace de résistance à ces médiations. Ils travaillent comment nos corps habillés, en bougeant se présentent, s’exposent, interagissent. Dans le temps où des milliards d’appareils numériques ont envahi l’humanité, les défilés de la Fashion Week soulignent que les technologies numériques sont restées à ce jour marginales dans le monde de la mode.
Iris van Herpen explore une nouvelle interaction dans l’humanité, voire le vivant.
Les technologies numériques n’apparaissent pas dans la plupart de ses robes, mais elles sont pourtant au cœur du travail de Iris van Herpen. Sans elles, la réalisation de la plupart des robes est quasi impossible. Elle explore une forme de symbiose entre le monde de l’artisanat lié à la couture, au textile, à tous les matériaux souples comme le disent les designers textiles ou les compagnons du devoir, et celui créé d’abord par les physiciens et les chimistes, celui de la fabrication additive des imprimantes 3D, de la découpe Laser, et des commandes numériques, celui des FabLabs. Ainsi elle constitue une plateforme d’une puissance créative étonnante mais aussi d’une délicatesse fascinante, quand il s’agit de travailler une grande diversité de matériaux rigides ou souples, et à une grande variété d’échelles, depuis la taille d’un corps humain jusqu’à la limité du visible, celle des diatomées.
Dans cette vidéo, on voit aussi clairement à quel point cette symbiose construite sur ces deux mondes n’existe que par les gestes humains qui permettent les assemblages les plus délicats.
La résonance avec l’artiste Casey Curran.
Dans cette exposition au MAD, Sculpting the Senses, Iris van Herpen a invité d’autres artistes à exposer leur travail. Une idée magnifique. On voit à la suite de son exploration de notre lien au monde et aux autres par la robe sur le corps féminin, comment d’autres artistes poursuivent une quête parallèle par d’autres expressions, d’autres formes de création.
La sculpture intitulée Daphne de l’artiste américain Cassey Curran créée pour cette occasion est simplement inouïe. Elle est d’abord d’une élégance et d’une délicatesse qui laissent sans voix. Il faut la voir sur le compte Instagram de l’artiste et sur son site. Il ouvre le corps humain, jusqu’à un squelette couvert d’or, alliée à un revêtement de sortes de fleurs blanches et à une longue colonne de pétales blancs articulés et dont le mouvement est commandé par un moteur et un système de câbles intégrés mais clairement visibles. Un vol de feuilles d’or autour de cette statue animée vient manifester ces liens y compris tangibles avec le monde extérieur.
Le biomimétisme
En forme de documentation, s’expose aussi une collection très riche, très diverse, de pièces, d’échantillons qui soulignent les matières, les formes, leur diversité et leur sophistication. C’est sur cette base que Iris van Herpen peut déployer toutes ses références aux vivants, aux champignons, au plancton, aux coraux, aux méduses… Ces inspirations lui permettent de souligner dans ses robes des ramifications, des organisations à différentes échelles que la physique et les mathématiques ont travaillé avec le concept d’invariance d’échelle que l’on retrouve dans les structures fractales. Même si elle ne sait évidemment pas faire pousser une robe, elle pointe avec insistance l’universalité, en particulier au sein du vivant, des phénomènes de croissance à toutes les échelles. Le site de l’artiste et designer Neri Oxman affiche en grand : « What if human-made and Nature-grown were indistinguishable? », on n’est alors pas surpris par leur collaboration affichée.
La robe et la science
Si Iris van Herpen a invité des artistes à exposer à ses côtés, on voit aussi partout des références scientifiques: les dessins anatomiques de Santiago Ramón y Cajal décrivant des structures neuronales dans le cerveau (prix Nobel de médecine en 1906 avec Camillo Golgi « en reconnaissance de leurs travaux sur la structure du système nerveux»), une image somptueuse d’un détecteur géant du CERN à Genève avec une mannequin habillée d’une de ses robes au premier plan. Des images du téléscope Hubble montrent des formes des objets de l’univers au-delà même de l’audace de Iris van Herpen. On voit ici d’une part, de nombreuses recherches scientifiques dans des champs très divers venir contribuer à l’inspiration de Iris van Herpen, à la construction de visions multiples et très variées. Et, d’autre part, aux côtés des artistes invités, la science vient ici comme un révélateur supplémentaire : il s’agit bien des interactions entre nous et le réel, à différentes échelles, différentes temporalités, organiques ou non, conscientes ou inconscientes.
Et donc revoir toutes ces robes par le prisme de la relation arts et sciences
Le travail de Iris van Herpen me conduit à penser à ces mots de Jens Hauser dans une proposition curatoriale intitulée « De la performance à la microperformativité » : « Le concept de microperformativité dénote la tendance actuelle de l’art performatif de déstabiliser la place habituellement prépondérante de l’échelle humaine. Il interroge le monde microscopique et ses agents biologiques et technologiques comme de nouveaux acteurs de l’art. À l’heure où la performance prend une place de plus en plus grande dans l’art, ces expériences contemporaines de microperformativité redéfinissent ce que l’art, la philosophie et les techno-sciences considèrent comme un ‘corps’ aujourd’hui, en invitant de nouveaux acteurs : séquences génétiques, mécanismes cellulaires, bactéries, champignons, enzymes et autres protéines, des ‘matières vibrantes’ de la physique, mais aussi des algorithmes de trading haute fréquence ou des réseaux d’apprentissage profond de l’intelligence artificielle. »
Ce fut une heureuse surprise que d’être ainsi touché par la résonance entre le travail de Iris van Herpen et cette réflexion qui donnait le contexte et l’intention d’un événement artistique organisée par la chaire Art-Science entre l’École Polytechnique et l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs en avril 2023. Dans les deux cas, une humanité qui au lieu d’être fermée sur elle-même comme chez John Singer Sargent, est au contraire vu ouverte et perméable, dans toutes ses relations au monde extérieur, aux vivants de toutes formes, de toutes dimensions et de tous milieux.
Joël Chevrier, Professeur des universités / physique, Université Grenoble Alpes (UGA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.