Les Outrenoirs de Pierre Soulages, obsession d’un physicien ?
Publié par Joel Chevrier, le 11 avril 2014 31k
Quittant momentanément son laboratoire pour le Musée de Grenoble, Joël Chevrier nous livre les fruits de sa réflexion face aux Outrenoirs de Pierre Soulages. Quand une couleur rapproche les réflexions de l'artiste et du physicien...
« La lumière telle que je l'emploie est une matière » dit Pierre Soulages. Sur ses Outrenoirs, les peintures à l’image de l’immense surface couverte d'une pâte noire striée, dans différentes directions, à différentes échelles, que l'on peut voir au Musée de Grenoble, Pierre Soulages a fait de multiples commentaires. Celui-ci est un des plus frappants. Il a pour première conséquence la quasi-impossibilité de la reproduction. A notre époque, l'impossibilité de la reproduction, même à l'ère du numérique, de ces œuvres est étonnante.
De fait, photographier est sans espoir. Il reste possible que des techniques de moulage capables de retenir stries et reliefs du micromètre au centimètre sur de grandes surfaces puissent littéralement produire une copie à l'identique. Pas simple. Il faudrait que le moulage soit compatible avec la matière noire utilisée et préparée par Pierre Soulages et n’abime pas l’original. Ça ne s'annonce pas simple du tout et certainement consommateur de high-tech. Mais au-delà de cette difficulté technique à reproduire, il y a la rencontre entre la vision de l’artiste et la description scientifique.
Le triptyque peintre, tableau, spectateur
Considérer la lumière dans l’espace devant le tableau comme la matière de l’oeuvre est une intuition artistique qui rencontre la description scientifique de la lumière basée sur le champ électromagnétique dans le vide. Pierre Soulages insiste sur le triptyque peintre, tableau, spectateur. Le peintre vient ici éclairer le coeur de notre réalité. Depuis toujours nous baignons dans la lumière. Des ultraviolets à l'infrarouge au moins. Les technologies modernes élargissent le domaine des longueurs d’onde présentes autour de nous au-delà, bien au-delà des capacités de notre perception. Des démonstrations comme « Immaterials : light painting WIFI » (voir vidéo ci-dessous) du projet Touch en Norvège cherchent d'ailleurs à rendre évident cet imperceptible rayonnement en le convertissant en lumière visible. Du côté des rayons X aussi imperceptibles, l’imagerie médicale est là pour mettre sur un écran, cet invisible qui nous renseigne sur notre état de santé. Le détecter pour le rendre visible car le percevoir directement nous est pour toujours impossible.
Des "états de surface qui varient"
Admirable intuition donc que celle de Pierre Soulages qui littéralement rencontre le champ électromagnétique des scientifiques, cet envahisseur de l'espace où nous sommes. De plus, la description du champ électromagnétique par les physiciens est indissociable de son interaction avec la matière. Réfraction, absorption, transmission, diffusion, diffraction, transparence, sont les mots classiques de l'interaction de la lumière avec la matière. Pour un physicien, la création de Soulages est impressionnante. Je reste pantois devant ces grands tableaux noirs et striés dont l'apparence change à tout instant, qui me conduisent à tourner autour pour en apprécier chaque reflet, chaque changement de couleur jusqu'à la révélation changeante des stries selon l'évolution de la lumière.
Et ce d'autant plus quand je lis : « ce qui m'intéresse, c'est la réflexion de la lumière sur les états de surface de cette couleur noire, états de surface qui varient. ». Je suis d’accord. Dans mon activité de recherche, je peux dire la même chose. Littéralement. Et je suis loin d'être le seul scientifique dans ce cas. Avant d'aller plus loin, il me faut d'abord répondre à la critique classique et tout à fait fondée. Comparaison n'est pas raison. On a vu des comparaisons par exemple entre des textes religieux, ou du domaine spirituel, et des productions scientifiques. Ces comparaisons apparaissent sidérantes tant elles sont aberrantes. Dans son livre L'Esprit de sel, Jean-Marc Lévy-Leblond à propos du livre de Fritjof Capra, Le tao de la physique, souligne très clairement à quel degré d'absurdité on peut être conduit en faisant des parallèles de ce type. Ici c'est Pierre Soulages lui-même qui nous prémunit contre cette dérive. Il l'a souligné à maintes reprises: sa pratique est d'abord celle d'un homme du "faire" qui passe ses journées dans son atelier. Ça tombe bien, les physiciens expérimentateurs aussi. Les Outrenoirs ont émergé fortuitement de l'observation de la lumière lors de la manipulation de cette pâte noire. Combien de résultats originaux et importants rapportés comme résultats d'expériences construites pour un autre but. C'est aussi cela la recherche. Voir par exemple des découvertes aussi considérables que celle du rayonnement fossile de l'univers [ndlr : lire la page "Fond diffus cosmologique" sur Wikipédia], la lumière directement issue du Big Bang.
Artiste / physicien / lumière / matière
Finalement le parallèle mené ici entre la création artistique de Pierre Soulages et la pratique expérimentale des physiciens est suscité par mon impression première devant un tableau. Je tente, autant que possible, de l’ancrer en considérant ces deux approches certes radicalement différentes, l’une artistique et l’autre scientifique, mais approches humaines d’une même réalité : l'interaction entre la lumière et la matière. Ces dernières années, ma propre recherche expérimentale m'a conduit à étudier les manifestations mécaniques des fluctuations quantiques de la lumière dans le vide. Deux miroirs dans le vide s'attirent. C'est la force de Casimir. Sa description fondamentale repose sur l'étude du couplage des fluctuations quantiques des électrons à la surface des deux miroirs avec les fluctuations quantiques du champ électromagnétique dans le vide. Dit autrement, ce qui m'intéresse ici est le contrôle des propriétés quantiques du vide dans une région de l'espace définie par des surfaces matérielles, les miroirs. En français dans le texte : « ce qui m'intéresse, c'est la réflexion de la lumière sur les états de surface de cette couleur noire, état de surface qui varient. ». On ne saurait mieux souligner que travailler la lumière dans le vide, c'est d'abord travailler les surfaces autour de ce vide. Du prix Nobel Serge Haroche aux fabricants de miroirs ou de peintures, tout le monde travaille les surfaces pour changer la lumière. Leur chimie, leur structuration, leur rugosité, leur propreté, etc. Modifier la lumière c’est sculpter les états de surface, tant au plan des électrons que de la morphologie. Ho Bun Chan à Hong-Kong, Ricardo Decca dans l’Indiana ou Umar Mohideen en Californie pour étudier la force de Casimir, modifient les propriétés du champ électromagnétique dans le vide entre les surfaces en striant ces surfaces aux échelles micro/nanométriques. Cela nécessite au passage l’utilisation des plus avancées des nanotechnologies.
Ici est un point essentiel de la comparaison : Pierre Soulages pour cette peinture des Outrenoirs dont l'objet est la lumière dans l'espace devant le tableau investit le même questionnement et avec des difficultés pratiques aussi marquantes. Sans surprise en fait : dans tous les contextes, changer la lumière finement en contrôlant les surfaces à différentes échelles est un sport difficile. C’est beaucoup de sueur. Les scientifiques des photons sont des gens pénibles tant ils doivent être rigoureux. Les détails comptent. Terriblement. Pierre Soulages raconte ses efforts, ses difficultés. La nécessité de construire de nouveaux outils.
Les nanomètres de l'espoir
Aussi le noir est redoutable. En principe, et comme toujours, c'est simple : « noir, c’est noir ». Le noir absorbe toute la lumière qu'il rencontre. Par définition du noir. Vu comme ça, c’est même si simple que ça en devient inintéressant. Mais regardez les objets noirs autour de vous : ils ne réfléchissent jamais la lumière ? Tournez un peu autour pour voir. Il y a même des recherches pour produire le noir absolu à coup par exemple de nanotubes de carbone. Le « super noir » doit tout absorber sous différentes orientations et à différentes longueurs d'onde. Le noir est donc même un sujet de recherche. Si on ajoute à la couleur noire, la topographie comme le fait Pierre Soulages avec les stries, les rayures, la question devient alors encore bien plus complexe et donc encore plus intéressante. En particulier lorsque cette rugosité est à une échelle de l'ordre de la longueur d'onde de la lumière, c'est-à-dire pour la lumière visible jusqu'au proche infrarouge, de l'ordre du micromètre. C'est petit dira-t-on mais pas tant que cela en fait. Les pixels de l'impression couleur sur papier ou de nos écrans sont de l'ordre de 50 à 100 μm. Sur ces écrans, les effets de diffraction de la lumière visible sont déjà évidents. En clair, si personne ne l’a fait, je mettrai avec beaucoup d'appétit un petit microscope optique sur les Outrenoirs de Pierre Soulages pour voir jusqu’à quelles échelles, il a induit une structuration de la surface noire. Avec le microscope USB moderne aucune préparation et aucun risque. Il suffit d'approcher l'objectif à 1 cm de la surface environ. J'enverrai aussi, avec le même appétit, le faisceau d'un petit laser rouge de conférence sur sa surface. Très peu de puissance. Aucun risque. Aucune difficulté. Et après tout c'est l'Année mondiale de la cristallographie qui s'appuie sur la relation de Bragg, pour expliquer comment les microstructures peuvent faire éclater la lumière visible dans l'espace.
Pourquoi mon regard sur les Outrenoirs de Soulages ne peut-il pas se dégager de ma vision de physicien ? Est-ce une chance supplémentaire pour rentrer dans cette oeuvre que d’être physicien, ou une fausse route ? Question sans réponse et probablement sans importance : chacun vient comme il est quand il contemple un tableau. Les oeuvres importantes nourrissent tous les imaginaires. Et en tout cas la lumière et la matière sont autour de nous dans leur réalité pour tous. Les Outrenoirs, fabriqués par l'oeil et la main de Soulages, sont une nouvelle révélation fulgurante de cette réalité qui est le pain quotidien de bien des scientifiques et l'objet de pans entiers de l'activité industrielle depuis longtemps (antennes, verres, miroirs, écrans, peintures…). Un physicien théoricien grenoblois, spécialiste de la lumière, après trente ans de carrière au CNRS ne pouvait retenir cette exclamation : « un miroir est un monstre de complexité ! ».
Pas convaincu ? Il me faudra alors décrire un jour la vision qu'un physicien a des vitraux de l'abbatiale de Conques [ndlr : décorés par Pierre Soulages] en m'appuyant sur cet autre commentaire extraordinaire de Pierre soulages : « à la transparence qui permet à la fois au regard et à la lumière de passer, j'ai préféré la transmission diffuse… ». Les scientifiques français sont des références dans ce sujet qu’est la propagation des ondes dans les milieux désordonnés ou complexes. A Grenoble en particulier. Avec Soulages, les artistes français visiblement aussi. Pour contrôler la microstructure du verre afin de ne laisser entrer dans l'abbatiale que la lumière diffuse et pas l’image du monde extérieur, il n'a pas fallu moins que le laboratoire de recherche CNRS Saint-Gobain à Aubervilliers, le laboratoire CIRVA à Marseille, Pierre Soulages et une entreprise très spécialisée dans la fabrication des verres en Allemagne. Sept ans de travail et des centaines d’essai…
>> Illustrations : Jacques Meynier de Malviala, Jacques Meynier de Malviala, Pierre, Quentin Verwaerde (x2), Julian Pierre, Marie, B. Carlson (Flickr, licence cc)