Les grimaces du virtuose à son piano : d'où lui viennent-elles ?
Publié par Laurent Vercueil, le 8 octobre 2019 6k
Qui n'a jamais été surpris par les grimaces et contorsions du musicien qui se donne en concert ? Par cette multitude de mouvements parasites, dont on pourrait même craindre qu'ils ne viennent gêner l'interprète s'ils n'intéressaient heureusement des segments bien éloignés du théâtre des opérations :la bouche, le front, les yeux, la langue, un peu moins, le cou et les épaules.
L'instrumentiste est agité, son visage est vigoureusement animé, prenez pour exemple Glenn Gould derrière son clavier:
Quelle curieuse motricité aberrante chez des experts du mouvement, chez des virtuoses du geste !
Pourquoi une telle débauche des mouvements inutiles, alors que l'instrumentiste développe l'extraordinaire maîtrise de séquences gestuelles d'une précision diabolique ? Avoir tant de fois répété, tant repris les passages délicats, pour exploser, le jour j, dans une danse absurde, désarticulée, souvent inesthétique ? Quelle énergie dépensée vainement !
Alors, on pourrait faire la première hypothèse que ces mouvements du visage constituent une sorte de modalité expressive que le musicien vient plaquer, plus ou moins volontairement, sur la musique comme pour en amplifier les effets. Une forme de danse, en fait. Un accompagnement chorégraphique qui ajoute une nouvelle dimension à la mélodie.
Sauf qu'elle accompagne, cette motricité aberrante, des pièces musicales qui n'ont rien de particulièrement expressif ou émotionnel, par exemple la musique contemporaine, et que le registre d'un interprète est très conservé, très stable d'un morceau à un autre, comme une signature visuelle qui lui est propre, indépendamment des différents registres ou compositeurs qui sont joués.
En somme, pour le dire plus simplement, ces mouvements tiennent davantage de la langue tirée de l'écolier qui s'applique sur son cahier d'écriture (1), que des évolutions harmonieuses d'un petit rat de l'opéra.
Dans un article récent (2), les neurologues Lees et Swash rejettent l'hypothèse d'après laquelle il s'agirait de tics. Et de fait, les mouvements ne présentent aucune des caractéristiques habituelles des tics moteurs.
Alors, la question devient : Pourquoi ces mouvements émergent lorsque le sujet est immergé dans une activité motrice qui requiert un investissement attentionnel total (l'écolier appliqué, l'instrumentiste en concert) ? Et pourquoi la bouche et la langue, surtout ?
Cette topographie peut nous donner un indice : la représentation corticale de la motricité linguale et orale est gigantesque. L'homoncule moteur (celui de la figurine à droite ci-dessous), ce personnage dont les proportions respectent l'étendue du territoire du cortex qui commande les mouvements, possède une langue énorme et une bouche aux lèvres exagérément pulpeuses.
Un phénomène de libération, de diminution du contrôle inhibiteur pourrait les expliquer, si on admet l'existence d'un lien étroit, ancien et propagé par les apprentissages, entre l'activation fine des doigts et celle de la motricité orale. De fait, il n'est pas socialement acceptable de tirer la langue et de faire des grimaces lorsqu'on effectue une tâche délicate. La focalisation motrice s'accompagne d'une inhibition alentours ("surrounding inhibition"), la clé neuronale de la discrimination de l'information dans le système nerveux (motrice comme sensorielle, d'ailleurs).
Mais, dans certains contextes, cette motricité parasite est toléré, voire, cela fait même partie du folklore: Un musicien qui ne se tord pas sur son tabouret derrière son piano ? qui se tient stoïque comme s'il déroulait du jambon à la découpe ? Voilà qui serait assez décevant pour le spectateur ! Car ces mouvements parasites témoignent de son investissement dans la musique, de son absorption totale dans l'activité. Lees et Swash rappellent que cela n' a pas toujours été le cas, et qu'au contraire, un siècle en arrière, il convenait d'être impassible derrière son clavier.
Entre les conventions culturelles et la puissance des engrammes neuronaux de la motricité, le pianiste (et les autres instrumentistes) met toute sa motricité au service de la musique, pour le bonheur de nos oreilles !
NOTES
(1) A un point que les auteurs suggèrent que “hand and tongue actions possess a reciprocal relationship such that when structured sequences of hand actions are performed they are accompanied by spontaneous and synchronous tongue action” Forrester, G., & Rodriguez, A. (2015). Slip of the tongue: Implications for evolution and language development Cognition, 141, 103-111
(2) Lees AJ, Swash M. (2019) Face-Making: task-specific facial tensions and grimacing in musicians. J Neurol Neurosurg Psychiatry 90:1180-1182. doi: 10.1136/jnnp-2019-321149. Epub 2019 Aug 17.