Les enjeux contradictoires de la transition énergétique et écologique sur le fleuve Rhône, Retour sur le séminaire “Sciences, sociétés, communications”
Publié par Mathilde Cazeaux, le 3 décembre 2023 730
Dans le séminaire “Sciences, sociétés, communications” du 14 novembre 2023 de la Maison des Sciences de l’Homme de l’Université Grenoble Alpes (MSH-Alpes), Carole Barthélémy, sociologue et maître de conférence à Aix-Marseille Université, est venue nous présenter son travail autour des enjeux contradictoires des transitions énergétique et écologique du fleuve du Rhône.
Suivi sociologique du Rhône
Le Rhône est un fleuve naturel utilisé par les marins, ses courants violents et quasiment impraticables lui donnent une réputation de fleuve fougueux. Au 19ème siècle, des structures sont misent en place sur le fleuve pour faciliter la navigation des bateaux : ce sont les casiers girardon. Ces systèmes d’enrochement sont nécessaires puisque le rhône est alors très compliqué et dangereux à pratiquer, et ces structures modifient considérablement le fleuve.
Il prend encore un autre visage quand dans les années 80, pour un projet d’indépendance énergétique, 19 barrages hydroélectriques et 4 centrales nucléaires sont construits. Ces infrastructures, placées sur les vieux bras du fleuves, permettent de produire 1/4 de la production hydroélectrique et 20% de la production de nucléaire. Mais en contrepartie, les poissons migrateurs disparaissaient, ne pouvant plus remonter le fleuve. L'État avait alors mis en place un programme pour sauver la biodiversité, en développant des passes à poissons. Si Carole Barthélémy connaît bien ces questions, c'est que ça fait longtemps qu’elle travaille dessus puisqu’elle avait fait sa thèse de sociologie sur ce sujet, la restauration des poissons migrateurs au CNRS d’Arles.
Actuellement, l’ancien programme de sauvegarde des poissons migrateurs a laissé place à un programme de restauration hydraulique et écologique du Rhône. Celui-ci vise à augmenter le débit dans plusieurs bras du fleuve pour restaurer les écosystèmes fluviaux. Pour cela, les anciens casiers girardon sont enlevés pour que le fleuve retrouve un lit un peu plus important et moins corseté. C’est sur ce projet que Carole Barthélémy fait son post-doctorat.
Le projet Rhônergia
Pendant des décennies, le Rhône a été un lieu privilégié de nombreuses mobilisations en réponse aux changements environnementaux, sociaux et politiques. Pour contextualiser, après la seconde guerre mondiale, la France entreprend de gros travaux autour du Rhône dans le but d’être indépendante énergétiquement parlant. La construction d’un complexe de barrages et de 4 centrales nucléaires s’amorçe pour répondre à un besoin en énergie croissant. Toutefois, d’un point de vue environnemental, ce projet aura des conséquences variées. Carole Barthélémy cite parmi d’autres exemples le fait que les poissons migrateurs ne peuvent plus remonter dans le Rhône au printemps.
Si le développement économique a longtemps été au coeur des enjeux territoriaux, le temps a fait émerger de nouvelles préoccupations avec la volonté de concilier développement économique et préservation de l’environnement. Les années 80 marquent une période où les premiers élus afiliés verts et les premières règlementations voient le jour. Les notions de “concertation” et de “coproduction” émergent sous l’impulsion de mouvements environnementalistes.
C’est en 2007 que le plan Rhône voit le jour. Porté par l’Etat, ce projet de développement durable vise à coordonner et promouvoir le développement économique, social et environnemental de la vallée du Rhône. En ce sens, on commence à repenser l’aménagement du fleuve. Un acteur privilégié de ces aménagements est la Compagnie nationale du Rhône (CNR). Parmi les nombreuses actions de la CNR on peut noter son implication dans :
- L’installation de petites centrales hydroélectriques sur les barrages pré-existants
- L’aménagement du 20ème barrage hydroélectrique
- Le développement du photovoltaïque, de l’éolien et de l’osmotique
Aujourd’hui, l’une des préoccupations majeures est la décarbonation de l’énergie. En effet, l’un des principaux enjeux est de réduire nos émissions en gaz à effet de serre (GES). En ce sens, de nombreuses lois et mesures ont vu le jour.
Au niveau européen, on peut citer notamment l’adoption du Paquet Energie-Climat en 2008 qui vise à réduire de 20% les émissions de GES par rapport aux niveaux de 1990, porter à 20% la part des énergies renouvelables consommées et réaliser 20% d’économies d’énergie. En 2015, la France affirme sa volonté d’augmenter la part des énergies renouvelables à 32% en 2030 et instaure les Programmations pluriannuelles de l’énergie (PPE) pour organiser les actions relatives à la gestion de l’énergie du territoire.
Alors que l’on tend vers une transition énergétique en privilégiant des moyens de productions plus écologiques, la politique de Macron vise à augmenter le nombre de centrales nucléaires. Le site de Bugey est ainsi choisi pour accueillir deux nouveaux réacteurs EPR2.
Ainsi, il semblerait que plutôt que de passer par une phase de “transition énergétique”, toutes les actions menées visent plutôt à renforcer le modèle énergétique existant basé sur le nucléaire et l’hydroélectrique. C’est cette volonté de décarboner l’énergie qui légitime la CNR dans le renforcement de l’hydroélectricité.
C’est à la frontière entre l’Isère et l’Ain que Rhônergia, un barrage hydroélectrique, doit voir le jour. Une vive contestation a eu lieu à l’annonce de ce barrage qui n’est pas sans rappeler un précédent projet rejeté dans les années 80. A l’époque, les projets de barrage et de canal entre le Rhône et le Rhin sont abandonnés suite à une forte mobilisation locale et nationale. L’argent est alors ré-investi dans la restauration écologique du Rhône.
Quelques décennies plus tard, ce copié/collé de projet est très controversé au regard des défis sociétaux et environnementaux actuels. Si au premier abord, l’hydroélectricité semble être une solution envisageable pour obtenir de l’énergie renouvelable, elle soulève également certaines questions environnementales. Quels sont les effets sur les écosystèmes ? Comment cela peut-il impacter le territoire sur le long terme ?
La méthodologie de travail
L'interdisciplinarité
Depuis toujours, les chercheurs ont conscience que leur champ d’étude ne se limite pas aux frontières strictes de leurs disciplines. Au contraire, il est nécessaire d’avoir une approche globale et collaborative pour comprendre et identifier tous les acteur.rice.s et enjeux de chaque projet. Pour favoriser cette démarche d'interdisciplinarité, des dispositifs ont été mis en place :
- La Zone Atelier du Bassin du Rhône (ZABR)
- Des Observatoires Hommes-Milieux (OHM) qui s’intéressent au linéaire du fleuve
Ces sites constituent des dispositifs de recherche intéressants où de multiples acteurs s’entrecroisent. Actuellement il y a 13 OHM financés en France. Tous partagent un même cadre conceptuel, fortement aménagé, qui est ici le Rhône.
L’analyse lexicale
Dans ses sujets de recherche, Carole Barthélémy effectue des analyses lexicales des termes employés et dans le cas de travaux sur le Rhône, c’est l’utilisation grandissante du terme de “transition” qu’elle déconstruit. Nous pouvons le définir comme le passage d’un état premier à un second, accompagné d'une visée d’amélioration. Elle observe à travers l’étude de documents produits par des acteurs institutionnels la disparition progressive du terme “développement durable” dans les années 2010, remplacé par celui de transition. Les usages démultipliés du terme mènent à une perte de son sens, devenant ainsi une forme de “pseudo-concept”. Pour illustrer l’instrumentalisation du terme, Carole Barthélémy prend l’exemple de l'aménagement du Rhône. Le projet, dans une visée de transition écologique et climatique du fleuve, propose de reprendre un précédent projet d’aménagement abandonné dans les années 1980 suite à de fortes mobilisations, et de l’imposer au territoire. Malgré l’utilisation omniprésente du terme dans la présentation du projet, il n’y a pas vraiment de transition(s) mais plutôt un renforcement et une continuité de la politique publique menée sur le Rhône. Le terme de transition est alors utilisé de façon (volontairement) floue.
De plus, une transition énergétique peut être contradictoire avec les effets d’un projet de barrage ou d’EPR sur le système fluvial. Plutôt que de se demander si l’énergie que l’on produit est décarbonée, la sociologue explique qu’il faudrait s’interroger sur la compatibilité de l’énergie produite aujourd’hui avec ce qu’il se passe dans un contexte de changement climatique. Si produire de l’énergie verte est important, ne pas aggraver les effets du réchauffement climatique comme avec les eaux nucléaires venant davantage réchauffer le fleuve semble passer aujourd’hui en second plan.
Le débat public
Les débats publics qui ont eu lieu en 2019 et 2023 ont également été étudiés par la chercheuse, par observation mais aussi grâce aux contre-rendus mis en public à la fin du débat public. Pour cela, cahiers d’acteurs, vidéos et enquête auprès des acteurs sont étudiés par analyse de contenu, textométrie et analyse qualitative par citation. Qu’est-ce que ça montre ? Les acteurs qui ont le plus la parole sont ceux ayant déjà l’habitude de parler avec la compagnie nationale du Rhône (CNR). Ce sont principalement des hommes âgés, certains sont des élus et d'autres non mais tous ont déjà montré leur attachement à la CNR. Dans ce contexte les débats publics n’ont pas permis de créer une arène de discussion, la parole étant inégalement réparti parmi les acteurs. Au contraire, les débats ont surtout conforté des liens pré-existants et des partenariats territoriaux, laissant de côté toutes les questions environnementales.
La place des sociologues dans les sujets environnementaux
la sociologie dans les questions environnementales
Dans les travaux de recherches portant sur les transitions écologiques et climatiques sur le fleuve du Rhône, la place d’une sociologue dans le corps de chercheur.euse pourrait ne pas venir de soi. Carole Barthélémy démontre que c'est grâce à l’étude des conditions biogéographiques d’un territoire que l’on peut expliquer les sociétés. Par exemple en Camargue, ce sont les caractéristiques des sols (très salés) qui ont mené à une certaine organisation des pratiques du territoire en grandes exploitations. Mais ces dernières ont également un impact sur la transformation des milieux, car la création de systèmes hydrauliques complexes a eu comme résultat la venue importante d’oiseaux, faisant du territoire un haut lieu d'ornithologie. Les pratiques anthropiques ont ainsi également affecté les conditions biogéographiques d’un territoire, ce qui légitimise les questions environnementales comme objet d’étude sociologique.
On peut également se demander quel est l’apport de la sociologie aux questions de transitions environnementales. Étudier les transitions signifie étudier le passage d’un état premier à un second, toujours avec une visée d’amélioration. Amener la sociologie dans ces travaux, c’est pour Carole Barthélémy sortir d’une logique techniciste d’une science descendante visant à éduquer, pour partir au contraire de ce qui est fait sur le territoire : le déjà-là écologistes des pratiques humaines. C’est ce que la chercheure nomme la nécessité du détour. Partir des rapports que les usager.es d’un site ont avec la nature, pour sortir des préjugés classistes et de l'utopie environnementaliste pour aller vers le changement.
La place des scientifiques plus largement dans le contexte politique actuel
Le travail de recherche sociologique sur le Rhône depuis plus de vingt ans a permis à la chercheuse d’étudier l’évolution du cadre législatif dans lequel s’inscrivent les projets de transition du fleuve. Carole Barthélémy observe que ces sujets de recherche évoluent de façon corrélées avec les politiques publiques menées. La volonté de ré-industrialisation souhaitée par le gouvernement actuel mène à la promulgation d’un ensemble de lois visant à l’accélération de la réalisation de projets industriels grâce à la réduction des temps d’études préalables aux projets. L’objectif affiché est d’aller vite, afin de limiter la concertation, la découverte d’éléments perturbateurs au bon déroulement des aménagements,ainsi que la possibilité de recours juridiques. Cette réduction du temps en amont de l’aménagement des projets a pour finalité un manque d’informations nécessaires au bon déroulement des outils de concertation comme les débats publics de la part des acteur.ices. Cela fragilise ces outils censés garantir une démocratie qui en sort est davantage fragilisée.
L’engagement des chercheur.es
Dans ce contexte d’accélération voulue pour une transition énergétique, les scientifiques se voient dans la nécessité de repenser leur place et rôle. En effet ces derniers semblent être court-circuités par la politique nationale menée, avec une temporalité réduite entre bureaux d’études et aménageurs. La place du scientifique est-elle diminuée ? ou déplacée ?
Cela mène la chercheuse dans une nouvelle posture : enquêter tout en s’engageant. En signant avec l’OHM un positionnement contre le projet Rhônergia tout en s'apprêtant à enquêter auprès des diverses acteuri.ces du projet ainsi qu’à suivre les mobilisations et enjeux qui s’y jouent, une incertitude plane sur la façon dont le terrain va pouvoir se dérouler. Une manière d’appréhender sereinement le terrain - en parallèle de fonctionner sur des financements indépendants garantis par l’OHM - est de faire confiance au temps long qu’une telle recherche nécessite. De plus, il s’agira de laisser une place déterminante à l’observation, qui permettra de découvrir des éléments que l’entretien ne permet pas, en s’axant dans la continuité de la sociologie de l’école de chicago.
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Article rédigé par Mathilde Cazeaux, Garance Demarquest et Emmy Vanotti