Les Dessous de l'Isère - une histoire de la lingerie
Publié par Lise Marcel, le 8 avril 2013 4.4k
Extraits de l'entretien avec Chantal Spillemaecker, conservateur en chef du patrimoine et Franck Philippeaux, conservateur du patrimoine, concepteurs de l’exposition.
Qu’est-ce qui a motivé le choix de cette exposition ?
Chantal Spillemaecker : De longue date au Musée dauphinois, j’ai eu l’opportunité de m’investir dans des projets autour du patrimoine industriel régional, tant dans des expositions que dans des réhabilitations de musées. Et après avoir pu valoriser auprès du public, en équipe avec chercheurs et historiens, quelques-uns des grands domaines qui constituent l’identité de l’industrie alpine, je découvrais qu’un pan entier de l’économie régionale était occulté, celui de l’industrie de la lingerie où, tout au long du XXe siècle, fut employée une main-d’oeuvre essentiellement féminine. Serait-ce, comme l’affirme l’historienne Michelle Perrot, parce que la majorité des historiens est masculine et que l’histoire des femmes reste encore à construire ?
Le titre de l’exposition “Les Dessous de l’Isère” intrigue…
Franck Philippeaux : Il y a une sorte d’humour et de clin d’oeil dans le titre de l’exposition mais il s’agit bien de dévoiler ce qui n’est pas si caché ! Et si ce sujet qui touche à l’intime est délicat à aborder, il n’en est pas moins riche en enseignements sur les transformations de nos sociétés, sur notre rapport au corps et sur l’évolution des moeurs. L’histoire de la lingerie féminine s’inscrit dans celle de l’industrie iséroise par la présence de nombreuses sociétés et de marques de renom mais ce qu’elle révèle dépasse ses propres frontières. Elle est l’écho de mutations sociales profondes, à l’échelle nationale et même internationale.
Comment avez-vous mené ce projet ?
C.S. : Bâtissant la recherche grâce à de multiples collaborations et en associant à cette aventure Franck Philippeaux, conservateur du patrimoine au Musée dauphinois, nous avons pu mettre au jour une multitude d’entreprises qui firent la renommée de l’industrie en Isère durant plus d’un siècle – Valisère, lou, Lora, Alto, Clairmaille… etpour finir Playtex et Wonderbra– la mémoire de l’industrie de la lingerie féminine en Isère renaissait petit à petit, faisant apparaître une étonnante continuité et une richesse de productions et d’innovations qui propulsèrent ces entreprises vers une réussite fulgurante avant de mettre la clé sous la porte.
F. P. : Aujourd’hui en Isère, toutes les sociétés de confection de lingerie ont cessé leur activité. Seules les marques commerciales existent encore, mais elles sont gérées par des groupes internationaux. Par contre, les entreprises fournissant les matières premières, comme les tissus, la dentelle ou les baleines d’acier poursuivent leur production sur notre territoire. La recherche, l’innovation, les secteurs de moyenne et haut de gamme permettent le maintien de leurs activités.
Mais qu’en était-il avant l’industrialisation ?
C.S. : Nous découvrions là aussi que l’histoire des sous-vêtements féminins était encore occultée, au contraire des parures, des coiffes ou des habits « du dimanche » que les ethnologues ont étudié avec moult détails ! Qui pourrait dire quand les femmes portèrent la culotte dans les Alpes ? Les collections du Musée dauphinois renferment des pièces textiles jamais montrées, confectionnées sur mesure par des générations de femmes qui ont tiré l’aiguille avec patience en attendant le mariage. Ces objets d’une grande diversité de formes et de matières ont accompagné les femmes durant toute leur vie. Ils sont riches de sens. Des découvertes furent même faites ! Ainsi des corsets rigidifiés par de véritables fanons de baleine ou d’étonnants « faux-culs » (petits coussins placés sur les reins pour accentuer la cambrure et transformer la silhouette féminine à la fin du XIX e siècle), nommés aussi « culs de Paris » ! Ils sont présentés ici pour la première fois après avoir été restaurés par le Musée des Tissus de Lyon. Objets rares dans les musées de société, ils témoignent des exigences imposées par la mode de leur temps.
Finalement, que montre l’exposition ?
F.P. : L’exposition est riche en documents originaux qui retracent sur plus d’un siècle l’histoire de la lingerie. Elle présente des sousvêtements et pièces de lingerie de la fin du XIXe siècle, des parures du XXe siècle jusqu’à l’époque contemporaine. Une iconographie riche enrichit le parcours. Des photographies, des gravures, des publicités, des revues… Un micro-trottoir interroge des hommes et des femmes de tous âges, sur leur rapport aux sous vêtements féminins. À notre demande, une documentariste a conçu des portraits filmés des personnels des anciennes usines textiles iséroises. Et puis, sous la forme d’un juke-box, des extraits de chansons populaires de toutes les époques illustrent elles aussi l’importance que revêt le sousvêtement féminin dans l’imaginaire.
Vous attendez-vous à des critiques ?
C.S : Exposer, c’est s’exposer ! Certains pourront penser que l’histoire des dessous est une histoire désinvolte ou superflue. Ils se tromperaient. Tous les objets ici rassemblés : trousseaux cousus et brodés à la main et autres sousvêtements plus contemporains produits dans les ateliers ainsi qu’une iconographie exceptionnelle, racontent aussi bien la mémoire des femmes qui transformèrent la matière en objets d’élégance dans les ateliers qu’une histoire culturelle de notre société. Alors que la recherche prenait fin et laissait place à la scénographie, nous apprenions qu’une usine Lejaby avait fermé en 2003 à Vienne ! Tandis que tous les médias se porteront quelques années plus tard sur celle d’Yssingeaux en Haute-Loire, peu d’entre nous connaissaient l’existence sur notre territoire de ce site. Trop tard pour l’intégrer à l’exposition ou à la publication : un étudiant en histoire va donc entamer une recherche auprès d’anciens de l’entreprise pour sauvegarder aussi la mémoire de cette usine. Et nous sommes certains que d’autres portes restent encore à pousser ; l’histoire de la lingerie en Isère ne fait que commencer…
>> Les extraits de cette interview sont tirés du Journal des exposition n°21 du Musée dauphinois - Mars 2013
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