Les dangers de l'empathie artificielle
Publié par Marguerite Pometko, le 20 mai 2016 11k
Photo: enfants jouant avec le robot Pleo, Bart van Overbeeke
Toute relation interpersonnelle est fondée sur l’empathie. Avec les progrès en intelligence artificielle, la question de nos relations avec des robots qui arrivent de mieux en mieux à imiter le comportement humain est fréquemment posée dans les films de science-fiction: Her, Ex-Machina, Real Humans... Mais qu’en est-il dans la vraie vie ?
Deux études concluantes
Deux études récentes prouvent que nous serions en effet capables de ressentir
de l’empathie envers les robots, une empathie semblable à celle qu’on éprouve
envers nos semblables. La première étude de l’Université de Duisbourg-Essen en Allemagne[1]
a observé des sujets humains face à une vidéo où un petit robot dinosaure nommé
Pléo était traité successivement de façon brutale ou affectueuse (vous pouvez
voir la vidéo ici). Dans la première partie de l’expérience, les chercheurs ont
mesuré la conductance de la peau (comment la peau conduit l’électricité) des 40
participants. Lorsqu’ils ont visionné des vidéos violentes, les mesures ont
révélé que la conductance de leur peau augmentait (nous transpirons plus quand
nous ressentons des émotions fortes), même s'ils affirmaient ne pas avoir été choqués. La seconde partie de l’expérience
mesurait par technique IRM l’activité cérébrale face à des images de
violence à l’égard d’humains, de robots, puis d’objets quelconques. Il s’avère
que l’activité neuronale dans les régions du système limbique est identique
lorsque les participants sont confrontés à des vidéos de violence à l’égard
d’humains et de robots. Une autre étude japonaise[2]
révèle que les mêmes zones du cerveau s’activent lorsque l’on
voit un humain ou un robot dans une situation de souffrance (étude de
l’activité cérébrale par électroencéphalographie).
Des funérailles pour les robots militaires
Les sentiments que nous projetons dans les robots ne sont pas sans risques. Peter Singer, un chercheur en sciences politiques américain, a mis en évidence que des soldats sont prêts à mettre leur vie en danger pour sauver leurs robots démineurs[3]. Ces soldats américains avouent ressentir de la peine et de la colère lorsque leurs robots démineurs sont détruits, certains allant même jusqu’à leur organiser des funérailles et leur décerner des médailles de mérite lors de cérémonies. Les soldats vouent un grand sentiment de reconnaissance à ces robots qui ont combattu à leurs côtés et maintes fois sauvé leurs vies. J’ai eu la chance d’entrer en contact avec Julie Carpenter, une chercheuse américaine qui travaille sur les relations humains-robot, ainsi qu’un colonel retraité avec qui j’ai échangé quelques mails. Julie Carpenter m’a expliqué que les militaires percevaient davantage leurs robots démineurs comme des animaux de compagnie ou des amis, certains leur donnant même un nom, parfois celui de leur femme ou de leur copine. Selon une anecdote désormais mythique, un soldat en pleurs aurait ramené son robot surnommé Scooby-Doo en réparation. Malgré le fait qu’on lui ait assuré qu’il obtiendrait un nouveau robot, le soldat serait resté inconsolable. Il ne voulait que «Scooby-Doo».
Le robot : un ersatz d’humain ?
Les psychologues, eux, s’inquiètent que les robots viennent
abîmer nos relations entre humains. En 1995, la chercheuse Rosalind Picard du
MIT publiait un article sur l’« informatique affective » dans lequel
elle supposait que les robots devaient être capables de « ressentir »
et d’ « exprimer » pour mieux nous servir. Faut-il doter les robots d’une
« empathie artificielle. » ? Aujourd’hui déjà des robots sont en
capacité d’analyser nos émotions et de transmettre un semblant d’émotion en retour.
C’est le cas des robots PARO et Nao, qui grâce à des capteurs peuvent détecter
les micro-expressions et l’intonation de la voix de leur interlocuteur, et de
transmettre une réponse émotionnelle appropriée. Pour Serge
Tisseron, psychiatre et psychanalyste, auteur de Le jour où mon robot m’aimera [4] : « un des risques est que certains humains
développent une empathie trop grande à l'égard de ces robots
"sensibles", qu'ils se mettent en danger pour protéger ces machines
ou qu'ils se laissent manipuler par elles. [5] » Il s'inquiète qu’à terme on finisse par préférer la compagnie
robotique à la compagnie humaine et qu'on attende des autres qu'ils se comportent comme des robots : « serviables, gentils
et sans ego ». Une chose est sûre: Les robots sont des objets animés hors du commun qui
modifient notre relation aux objets. C’est la première fois qu’on se permet de
les aimer, qu’on y développe des relations de dépendance. Pour Serge Tisseron le titre de son livre se fonde sur un mensonge : Non, jamais mon robot ne m'aimera, et s’il me dit qu’il m’aime, ce ne sera qu’illusion. Il s’oppose à
l’idée de Kate Darling de protéger les robots de la maltraitance par la loi,
car reconnaître que les robots souffrent, c’est nous plonger dans
l’illusion. Serge Tisseron milite pour que les futurs possesseurs de robots puissent les monter et
démonter eux-mêmes : « C’est la meilleure façon de rester conscients qu’il s’agit de
machines ». La Casemate aurait donc vu juste avec les ateliers de montage du robot Poppy organisés l'année dernière ? ;-)
Aimer son robot ?
photo: Le robot Bender dans la série Futurama
Dans la série suédoise Real Humans, les relations sexuelles
avec son robot ou un robot de prostitution sont socialement acceptées, ce qui a
interpellé de nombreux téléspectateurs. Pourtant, certains voient en les robots
l’avenir des sex toys et poupées gonflables. Dans son livre
Love and Sex with Robots (2007), le chercheur britannique David Levy craint que
dans cinquante ans la robophilie devienne la norme. Quant à la maître de conférences en psychologie Helen Driscoll,
elle pense que la sex tech
(technologie du sexe) est vouée à se développer rapidement : « la
réalité augmentée deviendra plus réaliste et immersive et sera capable d’imiter
et même d’améliorer l’expérience sexuelle avec un partenaire humain, il est
envisageable que certains préfèrent cette alternative à un partenaire humain
plus imparfait[6].” Ainsi des mots comme sextech, lovetech, lovotics font progressivement leur apparition dans le jargon robotique...
Si certains psychologues craignent que le robot devienne un substitut aux
relations humaines, d’autres pensent qu’il peut au contraire devenir un
catalyseur de relations sociales. Là est l’idée de chercheurs en robotique sociale
comme Véronique Aubergé du LIG de Grenoble, pour qui le robot peut se fondre
dans le tissu social sans se substituer à l’humain. (pour aller plus loin, vous pouvez lire l'article qu'on lui a dédié ici). Alors, prêts à vivre avec les robots?
[1] ROSENTHAL VON DER PÜTTEN A.., HOFFMAN A., SOBIERAJ S., EIMLER S., ”An experimental study on emotional reactions towards a robot”, International Journal of Social Robotics, January 2013
[2] SUZUJI Y., GALLI L., IKEDA A., ITAKURA S., KITAZAKI M., ”Measuring empathy for human and robot hand pain using electroencephalography”, Scientific Reports, November 2015
[3] . SINGER P.W., Wired For War: The Robotics Revolution and Conflict in the 21st Century, Penguin, 2009)
[4] TISSERON S., Le jour où mon robot m’aimera, vers l’empathie artificielle, Albin Michel, septembre 2015
[5] HENNO J., « Les robots face au défi de
l’empathie », Lesechos.fr, 08/09
http://www.lesechos.fr/idees-debats/sciences-prospective/021304845082-les-robots-face-au-defi-de-lempathie-1153265.php
[6] Ibid. HENNO J., « Les robots face au défi de l’empathie »