Le risque en haute-montagne, question de point de vue
Publié par Marjorie Bison, le 29 avril 2015 6.7k
Viviane Seigneur, spécialiste de la thématique de la sécurité en haute-montagne, répond à quelques-unes de nos questions sur la perception du risque dans notre société.
"Deux alpinistes retrouvés mort sur le Mont-Blanc", "Mort d’un alpiniste français dans l’Himalaya", "Un alpiniste retrouvé mort, un autre disparu"… Au moindre évènement impliquant la vie d’alpinistes, les journaux s’emparent de la chronique et alimentent la réputation mortelle de la haute-montagne. Quelle première pensée vous vient à l’esprit lorsque vous entendez qu’un groupe de randonneurs à ski est passé sous une avalanche et ne s’en est pas sorti ? Pensez-vous qu’ils n’avaient aucune conscience du risque ? Pensez-vous qu’ils n’étaient pas préparés et qu’ils sont partis sur un coup de tête ? Pensez-vous que côtoyer la haute-montagne est beaucoup trop dangereux et que les pratiquants titillent la mort à chaque sortie ? Viviane Seigneur (1), spécialiste de la sécurité en haute-montagne, nous aiguille sur certaines causes qui véhiculent cette peur de la montagne dans notre société et nous apporte quelques éléments de comparaison entre différents pays sur la perception de la haute-montagne.
Au niveau personnel, la prise d’une décision découle de l’environnement dans lequel nous sommes et dans lequel nous avons vécu. Elle résulte ainsi de plusieurs sources qui façonnent notre façon de penser et de réagir face à une situation. C’est en cela que Viviane Seigneur décrit la pensée de la sécurité comme construction sociale, car l’action que nous mettons en place est en grande part guidée par la société qui nous a construits, que ce soit du domaine religieux, symbolique, politique, etc. Selon les intérêts à défendre, les enjeux et les acteurs, la société façonne donc notre perception du risque.
Voici un petit exemple. En 1925, une voie d’escalade de cotation 6 était considérée comme la limite des possibilités humaines. A cette époque, un grimpeur tentant de réaliser des voies au-delà de cette cotation pouvait donc être vu comme un grand preneur de risque. Aujourd’hui, on sait que les meilleurs grimpeurs atteignent des voies de cotation 9, qu’est alors devenu le risque des années 1920 ?
Mais alors, concrètement, comment venons-en nous à penser que pratiquer les sports de haute-montagne est hautement risqué ? Les informations que nous recevons – que ce soit par les médias, par la sélection de nos souvenirs, par notre sensibilité, etc – puis que nous interprétons ne sont donc pas toujours vraies et nombreuses sont celles qui nous mènent à penser que la haute-montagne est beaucoup plus risquée que tout autre environnement. D’abord, nous nous souvenons bien plus des accidents catastrophiques comme les crashs aériens, que des accidents « perlés » comme les accidents de voiture par exemple. Ceci se transmet dans notre perception du risque. Or les accidents en montagne relèvent souvent de la catastrophe car ils impliquent souvent plusieurs personnes et l’imprégnation dans notre mémoire est alors bien plus grande.
Parallèlement, en France, la culture littorale domine la culture montagnarde. Délaissés, les massifs montagneux demeurent donc encore des lieux mal connus, principalement à cause de la relative petite taille et occupation des territoires. Cette méconnaissance favorise alors l’idée que la montagne est menaçante, car elle est spectaculaire. Car il s’y passe des choses que nous ne comprenons pas, et que nous n’avons pas l’habitude de côtoyer. A côté, une piscine n’évoque pas ça du tout. Et pourtant, combien d’enfants sont retrouvés noyés dans la piscine familiale, alors qu’ils n’étaient qu’à quelques mètres de leurs parents ?
Viennent ensuite les utilisations détournées des chiffres qui mènent à de multiples confusions. Par exemple, les bilans d’activité de gendarmerie de haute-montagne informent du nombre de personnes secourues dans certaines circonstances mais ne rapportent pas ce chiffre à la population mère. Ainsi, lorsqu’ils annoncent un sauvetage de 100 personnes de plus par rapport à l’année précédente, n’oubliez pas que la montagne a aussi peut-être été trois fois plus fréquentée cette année-là ! En omettant délibérément certaines variables, nous apprenons qu’en Suisse, le nombre de morts par noyade est plus faible que le nombre de morts en montagne. Mais, le littoral suisse est inexistant… « Ne vous fiez pas aux chiffres bruts mais à de réelles statistiques que les institutions concernées ne fournissent pas toujours » rappelle Mme Seigneur.
La sécurité apparaît donc comme un thème prépondérant dans nos sociétés actuelles, même si l’importance donnée à celle-ci varie selon le contexte. Entre les années 1950 et 1980, les « preneurs de risque » étaient vus comme des héros. Ce fut par exemple le cas de Maurice Herzog et de son ascension de l’Annapurna, où la prise de risque était vue comme un acte de courage. Aujourd’hui, prendre des risques et être dans l’incertitude est considéré comme dangereux. Ainsi, « à notre époque, on donne facilement un caractère pathologique à la prise de risque » souligne Viviane Seigneur.
Pourtant, il ne faut pas oublier que les sports de montagne sont de plus en plus sécurisés, tant au niveau du matériel qui est beaucoup plus adapté et vérifié, qu’au niveau des secours qui sont beaucoup plus efficaces. Avant l’établissement de la médicalisation des secours en montagne et l’utilisation de l’hélicoptère, les personnes retrouvées ne pouvaient être que dans deux états : indemnes ou mortes. Aujourd’hui, une troisième catégorie regroupant la maladie et la traumatologie existe grâce aux progrès de la médecine et des techniques de sauvetage.
La perception de la haute-montagne, à l’international
A partir des demandes de permis d’ascension de l’Aconcagua en Argentine, Viviane Seigneur a réalisé en 2001-2002 une étude comparée très précise des candidats à ce sommet. Elle a pu mettre en évidence des types de comportements très différents selon les nationalités, reflets de leur culture. Ainsi, les Japonais ou Sud-coréens présentaient un taux de mortalité beaucoup plus important que la moyenne, interprété comme le refus de perdre la face, de rebrousser chemin sans avoir atteint son objectif. Les Italiens, les Suisses, les Français et les Autrichiens quant à eux, enrobés de la même culture du style alpin, mettent l’accent sur la vitesse en pensant que celle-ci permettrait d’éviter le danger. Ces nationalités restent dans la moyenne. Parallèlement, aucune perte n’avait été déplorée chez les Scandinaves et les Canadiens. Moins traditionnalistes que dans le reste de l’Europe, ils restent des personnes beaucoup plus pragmatiques qu’idéologiques. Ces résultats soulignent donc l’importance de l’impact culturel, entraînant ainsi différents modèles d’ascension.
De par ses expéditions scientifiques menées en Amérique latine, en Chine, au Népal, etc, Viviane Seigneur possède une vision relativement large des coutumes et de la perception de la montagne par ses habitants. Ainsi, les nomades kirghizes se fichent particulièrement de la haute-montagne. N’amenant pas le bétail en altitude, celle-ci n’a aucun intérêt pour eux. Au contraire, chez les Népalais, la haute montagne est plutôt taboue et réservée aux dieux. La sécurisation de l’expédition passe par les rites réalisés avant les ascensions, mélangeant magie et religion. La haute-montagne leur permet d’avoir un métier, mais la crainte est là. « C’est un boulot alimentaire plutôt qu’un plaisir ». Selon la période, les pays et les groupes sociaux, les valeurs et les références sont donc complètement différentes…
>> Notes :
- Viviane Seigneur est psychothérapeute et codirige aujourd’hui un projet de recherche mené par une dizaine de chercheurs au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI CNRS Sciences Po Paris) sur les motivations des individus à mener des actions violentes. Elle se concentre donc sur des thématiques traitant du risque et de l’incertitude, domaines qu’elle a commencé à explorer lors de sa thèse soutenue en 2003 à l’Université de Rouen sur la sécurité en haute montagne (« Penser la sécurité : jugement de faits, jugement de valeurs et autres jugements. Approche anthropologique et sociologique »), et qu’elle a par la suite utilisé lors de ses travaux auprès des divers institutions en charge de la haute montagne.
>> Pour en savoir plus : Viviane Seigneur. Socio-anthropologie de la haute montagne. L’Harmattan, Paris, 2006.
>> Crédits : Edson Vandeira (Flickr, licence cc), SBA73 (Flickr, licence cc), Jason Ferry (Flickr, licence cc), Viviane Seigneur