Le risque croissant de black-out en Europe sous l'effet de l'intermittence
Publié par Encyclopédie Énergie, le 18 mai 2021 4.2k
Dominique FINON (mai 2021)
Les incidents sur les réseaux électriques dus à la présence de capacités croissantes d'éoliennes et de solaire PV tendent se renouveler en Europe, comme dans d'autres régions du monde. Les énergies intermittentes (EnRi) posent deux problèmes principaux, celui de la variabilité de leurs productions non pilotables qui impose de développer des moyens flexibles complémentaires et celui de la stabilité du système en fréquence et en tension qui prend une dimension importante quand les EnRi produisent plus de 20-30% de l'énergie annuelle. Faudra-t-il attendre un black-out de grande dimension dû à un problème de stabilité du système, ou à l'étroitesse des marges de réserve due à la fermeture de centrales pilotables pour que l'on regarde le problème en face et qu'on se décide de ralentir le développement des EnR intermittentes et qu'on se donne les moyens d'inciter au développement des sources de flexibilité ?
1. Des incidents récents en Europe sur le réseau électrique
Les incidents en Europe concernent d'abord la stabilité du système. Le 8 janvier 2021, alors que le froid intense a provoqué une forte augmentation de la demande d'électricité en Europe occidentale, le réseau électrique du continent a frôlé une panne massive. Le système très intégré de Lisbonne à Istanbul, s'est scindé en deux, alors que les régions du nord-ouest et du sud-est s'efforçaient de maintenir la fréquence à 50 hertz. En effet, les réseaux de transmission doivent rester à cette fréquence de 50 hertz, tout écart pouvant endommager les équipements qui y sont connectés. Le problème a pris naissance en Croatie et a entraîné des coupures auprès de 200 000 foyers et de sites industriels à travers l'Europe, dont la France. Bien que cet événement n'ait pas été lié aux énergies renouvelables intermittentes, il attire une nouvelle fois l'attention sur les problèmes posés par les énormes variations de production auxquelles les réseaux doivent faire face. Des incidents comme celui-ci risquent de devenir plus fréquents, sachant que le problème vient de la réduction des capacités pilotables. Il en résulte des lacunes dans les procédures de stabilisation des systèmes qui doivent être comblées. Il est vrai qu'après chaque incident, des améliorations se font par retour d'expérience, mais à quand l'incident majeur ?
L'Europe a été proche d'une panne majeure en 2006, lorsque plus de 15 millions de ménages ont été plongés dans le noir pendant des heures. L'incident a été provoqué par un défaut d'anticipation et de coordination entre les Gestionnaires de Réseau de Transport (GRT) à la suite de l'interruption d'une ligne à haute tension sur le fleuve Ems (pour laisser passer un paquebot sortant d'un chantier naval). L'instabilité qui s'en est suivi a été entretenue par le "déclenchement" de nombreuses éoliennes par leur protection en Allemagne. Elle s'est transmise sur les réseaux allemands et a touché les réseaux français, belge et néerlandais d'un côté et le réseau polonais de l'autre. Des solutions ont été mises en place par la suite par les gestionnaires de réseaux, comme la séparation automatique des réseaux, le déclenchement d'une production de secours, la réduction de la demande et, pour les éoliennes connectées au réseau de répartition et de distribution, par des régulations automatiques plus flexibles par onduleurs synchrones.
La Grande Bretagne a connu le 9 août 2019 un black-out régional touchant 1,1 million de consommateurs dû à un arrêt brutal de la grande installation éolienne en mer de Hornsea 1 (800 MW à l'époque) au large des côtes de l'East Yorkshire (Figure 1), conjugué avec le "déclenchement" d'un cycle combiné à gaz de 640 MW, peu après un coup de foudre sur une ligne de transmission aérienne dans le Cambridgeshire. Dans le même temps, environ 150 MW de production plus petite, connue sous le nom de production distribuée, ont été mis hors ligne et ont cessé de produire, car la fréquence du réseau électrique était passée en dessous de 50 Hz. Le gestionnaire de réseau de transport (GRT) a activé des générateurs de secours pour combler une partie du déficit et la production distribuée pour équilibrer le système, mais comme il n'y avait pas assez de production de secours disponible, les opérateurs de réseaux locaux ont automatiquement déconnecté certains consommateurs du réseau afin d'éviter d'autres perturbations à l'échelle du système. National Grid est en train de mettre au point un système de surveillance et de contrôle des fréquences pour traiter les problèmes liés à la présence de capacité EnR importantes. Il devrait être opérationnel d'ici 2025.
Ces évènements, comme d'autres plus bénins, ont entraîné une amélioration des règles de gestion des systèmes. Mais ceci ne résout pas pour autant les problèmes futurs posés par la présence de capacités croissantes de production intermittentes et la réduction de capacités conventionnelles pilotables dans les systèmes européens interconnectés, s'il y a un manque de développement de nouvelles sources de flexibilité à l’avenir.
2. Un besoin accru de sources de flexibilité
Le manque de sources de flexibilité est la cause de plusieurs "brown out" dans le monde. Ainsi en est-il des délestages tournants pendant la canicule d'août 2020 en Californie du fait du manque de capacité de stockage pour adosser les productions EnR en pleine période de pointe de consommation, celle au Texas pendant la vague de froid inhabituelle de février 2021 pendant laquelle le déficit de production des centrales solaires et éoliennes affectée par le gel a ajouté à celui de l'alimentation des centrales à gaz, ou encore de ceux de 2016 en Australie du Sud, région qui a misé sur l'éolien (44% cette année-là) et venait juste de fermer une grande centrale au charbon, pendant une période de tempête, faute de stockage et d'équipements de secours. A noter qu’elle s'est équipée depuis d'une capacité de batteries Li-ion de 100 MW. A long terme, en Europe, en voyant les fermetures programmées de centrales pilotables au charbon et nucléaires en Allemagne, en France, en Belgique et ailleurs, qui sont supposées être remplacées par des renouvelables intermittentes EnRi, sans que le développement des sources de flexibilité suffisantes soient programmées, on est en droit de de s'inquiéter par rapport à de potentiels problèmes réseaux qui pourraient être de plus en plus récurrents.
Une note récente de France Stratégie[1] intitulée « Quelle sécurité d'approvisionnement électrique en Europe à l'horizon 2030 ? » attire l'attention sur l'éventualité des défaillances des systèmes électriques européens, et notamment du système français étroitement intégré physiquement et par les marchés aux autres (Figure 2). Des objectifs très ambitieux de développement d’énergies renouvelables ont été décidés, alors que les solutions en termes de pilotage et d'effacements des consommations, de capacités de stockage et, plus généralement, de flexibilité restent insuffisamment développées et le resteront.
Dans la décennie 2020, de nombreuses fermetures de centrales pilotables, charbon ou nucléaire, sont programmées alors que les conséquences concrètes semblent peu prises en compte, tandis que se déploient à grande échelle les unités d'EnRi. Le développement prévu d'ici 2035 de sources de flexibilité reste à l'heure actuelle insuffisant pour adosser les productions intermittentes à l'échelle voulue, une fois les fermetures effectuées. Le rapport de France Stratégie montre qu'en Allemagne avec la sortie du nucléaire définitive en 2022 et celle progressive du charbon d'ici 2038, la capacité de centrales pilotables en Europe va décroître d'ici 2035 de 100 GW à 80 GW, et la marge de réserve passerait de + 6 GW en 2020 à – 8 GW en 2035 avec respectivement un ratio de 91 GW de puissance garantie avec stockages et effacements pour une demande de pointe de 85 GW contre 87 GW de puissance garantie avec stockages et effacements pour une demande de pointe de 95 GW 15 ans plus tard. La situation française n'est pas non plus reluisante car, en se fiant aux prévisions de fermeture de centrales pilotables et aux projets d'installation qui sont contraints par l'interdiction de construction de nouvelles centrales fossiles, la marge de réserve assurée par les centrales pilotables qui est encore de 1,7 GW en 2025 devient négative en 2030 (- 5 GW), pour atteindre - 9 GW en 2035 avec les capacités stockages et les effacements actuellement prévues.
En fait, partout en Europe, on tend à se conforter en espérant pouvoir se reposer sur les autres, comme ce fut récemment le cas en février 2021 en Suède qui est engagée dans une politique de fermeture de ses centrales nucléaires et au fioul et de promotion des EnR. Pendant une très récente vague de froid qui a entravé le fonctionnement des éoliennes, elle a été obligée d'importer de l'électricité de ses voisins du sud (Lituanie, Allemagne, Pologne) qui était généralement produite par des centrales au charbon ! De fait, plus le système interconnecté est étendu, plus il devient possible de bénéficier de complémentarités entre divers zones de production et de consommation, notamment du fait de la faible corrélation entre productions éoliennes entre zones. L'Allemagne prévoit clairement de s'appuyer davantage sur ses voisins, en important de l'électricité par des interconnections croissantes. Alors qu'elle est actuellement un exportateur net vers l'Autriche, la Suisse, la Pologne, les Pays-Bas qui, eux, envoient une partie de leur électricité en Grande-Bretagne et en Belgique, plusieurs parties du continent pourraient connaître des pénuries et des pannes d'électricité si l’Allemagne cesse d'exporter de manière régulière des excédents.
La capacité à assurer la sécurité d'approvisionnement en périodes critiques, notamment celles de pointe de demande et de très faible production des EnRi, devient donc d'autant plus incertaine que les systèmes sont étroitement interconnectés. Lorsque les marges de réserve sont réduites, les déficits des uns peuvent entraîner des situations critiques pour les voisins qui ont pourtant suffisamment de réserves. Alors que les fermetures ne sont pas coordonnées entre pays, jusqu'où pourra-t-on compter sur les systèmes voisins, surtout si on peut anticiper qu'en 2030-35, ils n'ont plus de marges de réserve après la fermeture de capacités pilotables et l'insuffisance du développement de sources de flexibilité en relation avec celui des EnRi ? C'est que souligne le rapport de RTE et de l'AIE de janvier 2021 sur la faisabilité technique d'un système à forte part d'EnRi en France [2]. « Le développement raisonnable de la flexibilité de la demande et l'appui sur les pays voisins ne suffiront plus rapidement (…) A compter de 2035, il ne sera plus possible de poursuivre l’augmentation de la part des EnR sans développer la flexibilité de manière très significative ».
3. Les réponses à cette pénurie prévisible
Comment peut-on répondre à minima à ce problème ? Il est important que soit mis en place rapidement des cadres incitatifs efficaces pour développer l'offre de services système et de sources de flexibilité dans chaque pays développant les EnRi à grande échelle. En France avec 30% de production par les EnRi en 2035, « les besoins de flexibilité à la fois journalière et hebdomadaire sont multipliés par un facteur 5 par rapport à la situation actuelle en tenant compte de la baisse des capacités pilotables, afin de pallier l’augmentation de la variabilité des productions et celle des variations de fréquence » selon le rapport RTE/AIE. Comment investir alors dans l'offre de services système et les sources de flexibilité ? Pour la stabilité du système, le modèle économique d'offre de services système est hérité du passé lorsqu’ils étaient un besoin à la marge. Leur rémunération par le marché se fait sur le principe du « gain d’opportunité » sur le marché, mais il n'intègre pas le coût de capital des équipements qui rendent ces services. Cette seule base de revenus est très aléatoire et aucun acteur n’investira dans la flexibilité malgré les besoins croissants sur cette base.
Pour l'équilibrage journalier et hebdomadaire qui nécessite de nouvelles sources de flexibilité, certains s'en remettent aux revenus que l'on peut tirer par arbitrage sur les marchés électriques horaires ainsi que les revenus retirés sur les marchés de services d'ajustement journalier et infra-journalier pour lesquels les fournisseurs comme les producteurs, dont les EnRi, sont « responsables d'équilibre » et doivent payer pour leur « déséquilibres ». On peut aussi escompter des revenus horaires très élevés (1000€/MWh pendant quelques heures au lieu de 50 €/MWh habituellement, soit 20 fois plus) sur le marché de l'énergie journalier et sur les marchés d'ajustement quand il y a une situation très tendue, comme cela s'est passé à trois reprises pendant l'hiver 2020-21 au Royaume Uni où le GRT peut lancer des notifications d'alerte en cas de baisse des réductions EnR dans des contextes difficiles (arrêt programmé de centrales nucléaires, mise sous cocon de deux centrales à gaz par des opérateurs privés, réduction des capacités d'interconnexions). Ainsi, comme le fait le GRT anglais, on peut se conforter par le fait que ces mécanismes de prix semblent marcher pour passer des moments difficiles. Néanmoins, cela reste insuffisant pour investir et certains experts se lamentent en pensant que, tant qu'il n'y aura pas de black-out, les choses ne changeront pas.
L'espoir pourrait résider dans les mécanismes de capacités qui ont été créés ici et là pour apporter le complément de rémunération, par MW garanti disponible en période critique par exemple, nécessaire pour inciter à repousser la fermeture d'équipements pilotables et créer des équipements de pointe et d'autres sources de flexibilité comme des stockages, le pilotage de la demande ou les interconnexions. Mais dans la plupart des pays, dont la France, ils permettent au mieux de repousser les fermetures, tant les revenus de long terme à attendre pour rentabiliser un investissement sont incertains. Il y aurait une profonde réforme à engager de ces mécanismes en l'accompagnant d'une prévision réaliste des besoins de marge de réserve. En tout cas rien ne semble garantir la sécurité de fourniture à moyen et long terme en cas d'hiver froid et neigeux en situation anticyclonique avec gel et absence de vents qui couvrirait plusieurs pays, avec des défaillances longues et pas seulement de quelques heures, si chaque pays continue sa politique en comptant sur les autres.
Un article de Dominique Finon, directeur de recherche émérite au CNRS
Pour aller plus loin sur l’Encyclopédie de l’Energie, https://www.encyclopedie-energie.org/
- L’électricité : éléments essentiels, génération et transport, https://www.encyclopedie-energie.org/lelectricite-elements-essentiels-generation-et-transport/
- Des réseaux électriques aux smartgrids, https://www.encyclopedie-energie.org/des-reseaux-electriques-aux-smartgrids/
- La percée du stockage électrique. Quelles techniques ? Quelles fonctions économiques ? Quel futur ?, https://www.encyclopedie-energie.org/la-percee-du-stockage-electrique-quelles-techniques-quelles-fonctions-economiques-quel-futur/
- Black-out en Belgique : la réponse de NextFlex, https://www.encyclopedie-energie.org/black-out-belgique-nextflex/
[1] France Stratégie, https://www.strategie.gouv.fr/publications/securite-dapprovisionnement-electrique-europe-horizon-2030
[2] Rapport de RTE et AIE, https://www.rte-france.com/actualites/rte-aie-publient-etude-forte-part-energies-renouvelables-horizon-2050