[2021-03] Le regard des autres : entre reconnaissance et estime de soi.
Publié par Association Infusciences, le 3 mars 2021 16k
On est tou·te·s passé·e·s devant un miroir en nous disant : quelle catastrophe mes cernes, mon ventre, … alors que ce même miroir la veille nous renvoyait l’image d’une bombe parce que très maquillé·e, apprêté·e, ou simplement coiffé·e. Mais que se passe-t-il la nuit pour que l’on passe d’un extrême à l’autre ? Il semblerait que la vision que nous ayons de nous-même soit fluctuante.
Est-ce la faute de la société qui nous montre des corps normés et idéalisés ou celle de notre esprit ?
Sûrement un peu des deux, assurément même. Les normes sont établies par le regard des autres, par leurs paroles mais elles sont aussi confirmées par notre propre esprit. Il ne suffit donc que d’un regard ou d’une parole pour changer la donne comme si les autres, en un regard, pouvaient voir tous nos défauts. J’ai en tête une jeune fille, un peu ronde, le corps strié de vergetures à qui on demandait si elle avait eu un bébé et dont on se moquait. Aujourd’hui son amoureuse y voit des vagues brillantes qui illuminent son corps et je crois qu’elle a appris à les aimer grâce à elle. Son corps n’a pas changé mais le regard qu’elle lui porte est plus bienveillant. Il semblerait donc que le regard des autres ait un impact sur la façon dont nous nous voyons et sur l’estime que nous avons de nous-même. Ainsi nous nous positionnons par rapport aux autres : si les personnes qui m'entourent sont des gens bien, je suis moi-même une bonne personne.
Il faut d’ailleurs rappeler que les humains font partie des seules espèces sur la Terre qui acceptent et recherchent le contact et les échanges les yeux dans les yeux.
Mais pourquoi une telle sensibilité aux regards des autres ?
L’individu est une valeur primordiale de notre société occidentale mais pourtant l'estime de soi ne se conçoit pas en dehors du groupe. Tzvetan Todorov a très bien expliqué cela dans un article. Il décrit le concept de reconnaissance que chaque individu recherche depuis sa naissance et qui passe par le regard des autres. Un enfant a besoin des autres pour être reconnu et accepté dans la société ou le groupe dans lequel il grandit. Il a une confiance absolue en ceux qui l’observent et le jugent.
Il existe une grande diversité de reconnaissance : matérielle et immatérielle, conscience ou inconsciente… et tout autant de moyens de les obtenir. Mais ce qui est sûr, c’est que chaque individu la recherche tout au long de son existence : au travail, dans l’intimité, dans l’amitié… Quelle que soit sa relation avec les autres. Ainsi les élèves recherchent l’approbation de leur maître·sse qui n’est maître·sse que grâce à la reconnaissance de ses élèves.
Les modalités de reconnaissance dépendent des époques mais on retrouve deux types de reconnaissances. La première est celle de conformité, c’est celle que recherche un enfant en imitant les gestes, notamment ceux de ses parents et les pratiques du groupe dans lequel il·elle grandit sans faire de vague. En grandissant puis en travaillant, cet enfant n’aura plus besoin d’une validation par les autres car il.elle aura intériorisé les règles du groupe. Sa place dans celui-ci lui renverra une image positive d'il·elle-même.
A l’inverse, on parle de reconnaissance de distinction lorsqu’il s’agit de se démarquer de la norme en étant différent par choix. C’est ce que l’on observe souvent à l’adolescence avec un besoin de se construire une identité propre différente de celle de ses parents. Il y a une certaine compétition à braver l’interdit dans ce mécanisme pour être reconnu comme différent·e des autres. Le regard des autres est totalement nécessaire parce que l’individu veut être reconnu par eux mais il peut aussi être vécu comme une intrusion des autres et parfois même une provocation. Ainsi les piercings et les tatouages peuvent être des exemples de cette ambivalence du regard car ils attirent l'œil mais servent aussi d’armure à ceux et celles qui les portent.
Quel que soit le type de reconnaissance, elles se construisent en deux étapes. Il faut tout d’abord admettre l’existence de l’individu puis confirmer sa valeur. Ainsi l’admiration mais aussi la haine et l’agression peuvent faire partie du processus de reconnaissance. La pire chose qui puisse arriver à un être humain c’est d’être invisible, de n’avoir ni ami ni ennemi. C’est d’ailleurs pour ça que de nombreuses personnes acceptent des situations humiliantes parce qu'elles existent aux yeux de la personne qui les humilient malgré ce que peut en penser le bourreau.
Depuis quand et avec quels impacts ?
Peut-être que ce regard existe depuis notre création avant même notre naissance au travers de jugement et des aprioris. Nous l'observons au moment où une tante va choisir un tissu bleu pour coudre un body pour son neveu ou sa nièce à naître. Lors du choix du tissu la couleur sera bleue parce que le père du bébé n'aimerait pas que son fils porte du rose : “qu’est ce que pourraient en penser les voisins”. Cela continuera avec les jouets que l'on offrira à cet enfant et qui lui montreront une voie toute tracée selon son sexe. De plus, dès sa naissance, un individu entre dans un réseau, dans un groupe social basé sur les relations avec autrui, dans lequel chaque personne doit avoir son existence propre, qui lui permet d’obtenir une certaine forme d’accomplissement s’il.elle se conforme aux règles du groupe.
Les parents jouent un rôle très important dans l'impact qu’aura le regard des autres sur leurs enfants car par leurs paroles et leurs actes, l'enfant construit l'image qu'il.elle a de lui.elle. Différents types de violence peuvent la faire vaciller comme par exemple l'indifférence ou le courage excessif qui entraîne un biais dans la représentation de son être. On peut alors observer une vulnérabilité et une grande dépendance aux regards des autres chez l’individu une fois adulte. Le regard des autres est alors perçu comme un jugement, pouvant tendre à l’obsession, par exemple chez les personnes souffrant de troubles du comportement alimentaire.
Tous ces regards impactent l'estime de soi de l'individu et donc toutes les actions qu’il.elle choisira de faire. C'est un cercle vicieux puisque une bonne estime de soi permet de dépasser facilement les échecs alors qu’une mauvaise estime de soi bloque l'individu. Celui-ci entreprendra moins par peur de l'échec. De plus, quelqu'un qui a une basse estime de lui-même utilisera des qualificatifs positifs pour décrire les autres alors qu'une personne très sûre d'elle aura tendance à utiliser des termes plus tranchés, affirmatifs et des qualificatifs plutôt neutres ou négatifs pour décrire les autres.
Peut-on réellement s’y soustraire ?
Bien entendu, il est possible de se soustraire au diktat du regard des autres dans une société où le culte de l'image règne en maître. Il s'agit peut-être de porter un regard plus bienveillant sur soi-même, notamment sur son corps. Essayons d'aimer ce que nous possédons sans toujours se comparer aux autres. De nombreux mouvements se développent pour prôner une plus grande acceptation de soi et notamment le fait de ne pas tenir compte du regard des autres. Nous pourrions commencer par arrêter d'imaginer ce que les autres peuvent penser de nous et surtout apprendre à être plus tolérant dans le regard que nous portons sur nous-même et les autres. On peut se dire que contrairement à celui du basilic, cette bête légendaire, notre regard ne peut pas tuer mais peut être bienveillant.
On pourrait aussi devenir la source unique de sa propre reconnaissance en se mettant dans une posture soit d’orgueil démesuré soit de blocage total d’autrui. Ainsi nous serions notre propre idéal. Mais ça ne peut fonctionner que dans des moments transitoires puisque notre demande de reconnaissance est inépuisable donc on n’obtiendra jamais une satisfaction complète par nous-même.
En conclusion, le regard des autres est nécessaire à la reconnaissance et à la construction de notre estime mais il est aussi important de savoir s’en détacher.
Léa Martel
Crédit image : Léa Martel
Bibliographie :
André Christophe, L'estime de soi, In Recherche en soins infirmiers, 2005/3 (N° 82), p. 26-30. URL : https://www.cairn.info/revue-recherche-en-soins-infirmiers-2005-3-page-26.htm (consulté le 30/01/21)
Marcelli Daniel, Regard adolescent, le regard qui tue ! , In Enfances & Psy, 2008/4 (n° 41), p. 50-55. URL : https://www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2008-4-page-50.htm (consulté le 15/02/21)
Ducceschi Sophia, Le poids du regard de l'Autre dans les troubles du comportement alimentaire, 19/05/09. URL : https://www.editions-harmattan.fr/auteurs/article_pop.asp?no=19636&no_artiste=20979 (consulté le 23/02/21)
Todorov Tzvetan, Sous le regard des autres, In Sciences humaines, 2002/10 (N° 131). URL: https://www.scienceshumaines.com/sous-le-regard-des-autres_fr_2658.html (consulté le 28/01/21)