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Le petit papier plié en 8 qui fait qu'on continue de courir

Publié par Laurent Vercueil, le 28 septembre 2016   3.8k

La course à pied, ou running, est une activité des plus étranges. Que l'être humain puisse avoir l'idée de recourir (si je puis dire...) à ce type de déplacement particulièrement risqué (1), passe encore, mais qu'il persévère, alors que tout lui indique qu'il devrait s'interrompre (le souffle court, les articulations qui grincent, les muscles qui durcissent, le coeur qui s'emballe, etc...), voilà qui dépasse l'entendement. Or nous assistons, ces dernières décennies, à l'explosion du phénomène du running, où tout le monde, ou presque, va s'époumoner littéralement sur les sentiers ou autour des pâtés de maison, pour des raisons dont tout laisse à croire qu'elles sont obscures.

Or voici que Jean-François Dortier, fondateur et directeur du magazine "Sciences Humaines", s'est penché sur cette question dans un livre judicieusement intitulé : "Après quoi tu cours ? "(2) et dont le sous-titre est "enquête sur la nature humaine". De fait, l'interrogation peut s'entendre encore plus largement : "après quoi tu cours ? " devient "qu'est-ce que tu cherches ?". Pourquoi fait-on ce qu'on fait, et qui ne relève pas du simple assouvissement de besoins élémentaires.

Ou, lorsqu'on nous raconte des histoires qui nous font... marcher : "Mais arrête ! je te fais courir !"

Et le tour d'horizon des théories de la motivation que Dortier présente pour expliquer les raisons de l'engouement pour la pratique de la course à pied, peut s'appliquer, encore plus généralement, à tout ce qui, dans les vies quotidiennes, répond au sommet de la pyramide des besoins de Maslow : le besoin de réalisation de soi (3).

Dortier nous promène donc dans un paysage de théories psychologiques et sociales, dont il discute la pertinence de l'apport, regardant l'effort que demande la course à pied. Il reconnait la diversité des pratiques, et donc des motivations. Egalement, le fait que des motivations différentes peuvent s'associer, ou se succéder, chez un même individu : on commence à courir pour perdre du poids, puis pour intégrer un groupe d'amis coureurs, puis pour se confronter aux autres en compétition, puis pour lutter contre les effets du temps sur soi, enfin, pour se réaliser dans une activité que l'on maîtrise...etc.

Mais il ne discute pas tellement l'effet du petit papier plié en 8.

Pourtant il me semble que c'est bien lui qui nous dit quelque chose de toute cette histoire: Hervé, un coureur d'ultrafond, c'est à dire de distances supérieures et bien supérieures au marathon (100kms, UTMB, etc..), est interrogé par l'auteur sur ses motivations à persister dans des courses aussi éprouvantes. Il lui apprend qu'il ne part jamais sans un mot écrit puis plié par son fils dans son sac, avec la consigne de ne l'ouvrir qu'en cas d'abandon. Naturellement, la seule pensée qu'il devrait ouvrir le mot de son fils pour découvrir ce qu'il y a écrit, suffit à relancer notre coureur lorsqu'il traverse des moments délicats où l'abandon le guette. En somme, le petit papier plié en 8 décourage toutes ses tentations de renoncement ! A ce jour, Hervé ignore encore tout de ce message. Il continue de l'emmener sur les épreuves auxquelles il participe, et le procédé opère à chaque fois : il les termine toutes, fussent-elles les plus dures.

Hervé fait bien, sans doute. Je prend le pari que son fils n'a rien écrit sur le petit papier plié en 8.

C'est Maurice Roche, un écrivain injustement oublié, qui m'a soufflé cette réponse.

Dans un délicieux petit livre qui évoque son enfance, "Un petit rien-du-tout tout neuf plié dans un feuille de persil" (4), Maurice Roche explore un album de photos de famille : "Je ne sache pas avoir jamais oublié que je ne me souvenais toujours de rien". En 1926 (Glozel) : "Maurice avec papa, aux fouilles archéologiques, près du squelette d'un ancêtre. Légende : "j'ai été jeune trop tard, et vieux trop tôt". ...

Il y retrouve le précieux cadeau d'une petite fille, dont le trésor s'avère n'être rien, qu'un tout petit rien-du-tout, immaculé donc neuf, qu'une feuille de persil tient plié. Le trésor de ce rien du tout est d'avoir été plié, chargé d'un précieux qui ne l'est, finalement, que par le soin qui y a été mis.

Le "prendre soin", cette application à bien faire, l'attention portée aux choses, aux gens, est un puissant facteur qui nous permet de faire des choses inutiles, gratuites et vaines. Même lorsqu'elles sont absurdes.

Ainsi, les investigations de Dortier ne lèvent pas tout à fait le mystère de la course à pied, comme il le reconnait lui-même. Mais il y a, dans le petit papier plié en 8, ce quelque chose qui chuchote à l'oreille du coureur, et qui lui dit : "continue, continue..."


Notes

  1. Rappelons que la course, contrairement à la marche à pied, comprend un moment de suspension au cours duquel le sujet ne touche plus terre. Même si nous pouvons faire confiance à cette bonne vieille gravité pour revenir un jour sur notre bonne vieille Terre
  2. Après quoi tu cours ? Enquête sur la nature humaine. Sciences Humaines Edition 2016
  3. op. cit. p138-140. Le psychologue Maslow, dont Dortier nous apprend la fin tragique...au cours d'un footing
  4. Maurice Roche. Un tout petit rien-du-tout plié dans un feuille de persil. Gallimard 1999. L'illustration provient du spectacle tiré de l'ouvrage, présenté au théâtre du rond point en 2005-6