Les propriétés physiques de la grâce ou le mouvement à propos des œuvres de Julien Prévieux
Publié par Joel Chevrier, le 22 décembre 2015 6k
Comment on bouge à l'ère du numérique ?
Julien Prévieux, prix Marcel Duchamp en 2014, nous met sous le nez, dans ses vidéos What shall we do next Sequence #1 et Sequence #2, une réalité tout de même un peu bizarre pour le commun des mortels : nos gestes peuvent faire l’objet de brevets. Ils deviennent des gestes brevetés. Etonnant tout de même !
Des gestes brevetés
Vidéo What Shall We Do Next? (Sequence #1) par Julien Prévieux
Dans la plupart des cas, aucune performance personnelle ne semble associée à la reproduction de ces gestes. C’est une des raisons peut-être qui explique pourquoi la seconde vidéo, What Shall We Do Next? (Sequence #2) est si déroutante. Elle met en scène des danseurs qui montrent ce genre de gestes. Souvent, dans les spectacles, les performances des danseurs sont impressionnantes aussi parce qu’elle sont des prouesses physiques.
Vidéo What Shall We Do Next? (Sequence #2) par Julien Prévieux
Ici, en tous cas, on ne le ressent pas ainsi tant ces gestes sont à la portée de tous. Le décalage n’en est que plus frappant. Ils sont d’ailleurs construits pour être banals, pour entrer dans le quotidien. De fait, ils sont faciles à exécuter et leur protection n’a de sens qu’en ce qu’ils sont au cœur de notre utilisation des appareils numériques mobiles comme les tablettes et les smartphones.
Il est aussi remarquable que ces gestes ne font rien. Cette observation mérite probablement une explication. Je veux dire en écrivant cela : aucune conséquence sur l’environnement immédiat de l’acteur. Par exemple, quand on boit, on soulève un verre d’eau pour se verser de l’eau dans la bouche. De même, quand vous manipulez une cuillère, vous êtes certainement en train de manger de la soupe ou peut-être de servir votre voisin de table. Dans les deux cas, personne ne pense spontanément que ces gestes passent une information à la terre entière. Comme le souligne la vidéo de Julien Prévieux, les gestes brevetés, eux n’ont pas besoin de bouger quelque chose, de changer en quoi que ce soit leur environnement matériel immédiat, de laisser une trace décelable par la perception humaine dans cet environnement. Par contre, ils peuvent aisément réveiller quelqu’un aux antipodes. Ces mouvements sont détectés par des capteurs qui les identifient et les analysent pour ce qu’ils sont : une information, du code. En ce sens, et c’est quand même un peu paradoxal, ils n’inscrivent rien dans la réalité matériel de l’acteur même s’ils sont le résultat d’un geste de ses doigts, d’un mouvement de son corps. Ces gestes maintenant du quotidien agissent d’abord en créant, en transformant une information dans un espace abstrait. Nous le savons tous et c’est même banal. Nous n’y prêtons pas vraiment attention. On s’habitue à tout et visiblement très vite. Julien Prévieux vient nous remettre le nez dessus et nous rappeler combien tout ceci est certainement révolutionnaire. C’est même au-delà de l’écriture qui est elle d’abord une trace laissée sur un cahier, qui reste dans notre environnement matériel immédiat. Où est un tweet ? Dans le cloud ?
L’incroyable est que, moins de dix ans après l’apparition du smartphone, ces gestes sont devenus une évidence. « Est-ce que je salue plus souvent mes appareils numériques que mes amis ? » souligne un commentaire dans cette vidéo. On peut remercier Julien Prévieux de remettre à nu cette réalité par ce film d’animation (Sequence #1) et par ce ballet (Sequence #2). Cette quantité de gestes que nous effectuons chaque jour, est représentée ici dans toute son incongruité. Il aura suffit pour cela de les dématérialiser, c’est-à-dire de les montrer sans la présence des mobiles auxquels ils sont destinés. Ils n’ont alors plus aucun sens immédiat et deviennent tout de même un peu « bizarres ». N’effectuant, dans ce ballet, aucune tâche identifiable, ne se servant d’aucun outil ou d’aucun instrument, ils ne servent apparemment à rien. En plus, ils ne sont pas vraiment une expression qui nous parle ou nous émeut. Y a-t-il une sensualité du « slide to unlock » ? Ne rentrant pas dans la panoplie de nos gestes habituels adressés à un interlocuteur qui nous voit, ils ne signifient rien en l’absence du mobile. Ils sont étrangers au monde d’avant le numérique. Ils deviennent élémentaires quand le numérique envahit l’humanité. Le tout en moins de dix ans et ce n’est pas fini.
Ces vidéos sont ainsi une sorte de miroir qui nous renvoie une nouvelle image : un changement récent s’est produit au cœur de nos vies. Elles nous conduisent à nous regarder bouger et on est alors frappé : nos gestes changent ! Beaucoup ! C’est réellement une évidence au cœur du quotidien et en cela donc probablement une révolution de plus. Nous ne bougeons plus de la même manière à l’ère du numérique, en gros depuis l’arrivée du smartphone.
Bouger à l’ère du numérique
C’est la blague bien connue : un enfant balaie de ses doigts la couverture glacée d’un magazine de mode, se tourne vers ses parents, et laisse tomber « elle marche pas cette tablette ! ». CQFD dans un raccourci saisissant.
Breveter des gestes est significatif. Pour les systèmes audio-visuels, ce sont les appareils que l’on protège et pas le regard ou l’ouïe. On aurait pu s’attendre à ce que la prise de brevets se focalise là aussi sur les appareils à qui ces gestes sont destinés et sur leurs performances ; non sur les gestes associés. C’est ce que soulignait, en 2013, Annalee Newitz dans le blog io9.com à la fin de son article intitulé "10 Physical Gestures That Have Been Patented" : « Vous vous interrogez probablement à propos de la Wii de Nintendo, qui est l'une des réalisations technologiques dans le contrôle du geste parmi les plus en vues, qui a été mise sur le marché au cours des dernières années. Fait intéressant, Nintendo n'a pas du tout breveté des gestes lors de la création de la manette Wii, préférant se concentrer entièrement sur la brevetabilité des spécificités de l'appareil. Leur brevet couvre un dispositif de commande qui contient un accéléromètre, mais pas les gestes utilisés pour le faire fonctionner. »
Par formation, je suis spontanément de ce côté, celui de l’objet et de ses performances. A mes yeux de scientifique, le travail de Julien Prévieux et la remarque de Annalee Newitz expliquent mon étonnement un peu béat lorsque j’ai tenu dans mes mains mon premier smartphone. Pensant que smartphone signifiait d’abord téléphone (téléphone certes intelligent mais téléphone d’abord) et n’ayant donc pas immédiatement pris la mesure de l’impact à venir des performances de cet appareil dans ma vie de tous les jours, j’ai réagi d’abord en physicien à qui l’on venait d’offrir un nouveau laboratoire. Ma première pensée a été : « ce truc est vraiment fait pour des gens comme moi ». Un peu dans l’esprit de cet article récent : "Produit en 1991, un iPhone aurait coûté 3,56 millions de dollars pièce". Bien sûr cette estimation n’a pas de sens. Et d’ailleurs, elle ne prend pas en compte le fait que certains des composants utilisés dans la capture des mouvements, et essentiels à la gestion des gestes, n’existaient simplement pas à l’état de microsystèmes cette année-là. Comment chiffrer le prix de l’inexistant ? C’est aussi la remarque habituelle qui souligne à quel point nous transportons chacun dans nos poches une technologie dont n’osaient rêver les ingénieurs du programme Apollo.
Peut-être ai-je pu avoir un léger doute tout de même au même instant ? J’ai du me rendre à l’évidence en regardant l’incroyable performance de Steve Jobs lorsqu’il présente l’introduction du gyroscope qui permet de mesurer à tout instant l’orientation du smartphone dans l’espace à trois dimensions comme on le fait pour un avion. C’est « perfect for gaming » a-t-il dit.
Tournez-le dans le sens que vous voulez : le smartphone qui permet d’explorer les gestes et les mouvements est aux yeux d’un physicien un vrai laboratoire. La question devient alors pour le regard de ce « mesureur » du monde : mais pourquoi faire ? Pourquoi ce truc-là est-il capable de capter ses propres mouvements avec des performances de ce niveau ? Dans sa vidéo, Steve Jobs le dit directement et nous le savons tous en fait. La réponse est une évidence qui échappe au physicien (simplement car finalement ce n’est pas son problème) : le smartphone doit avoir ce niveau-là de performances simplement pour satisfaire la perception humaine. Plus frustre, plus lent, moins précis, nous nous en serions probablement détournés. Il doit accompagner nos gestes, notre regard pour être en mesure de nous envahir et ce pour notre plus grand plaisir.
Steve Jobs présente le nouveau Gyroscope pour l’iPhone 4 et montre comment le manipuler pour jouer avec cette tour de cubes. WWDC, le 4 juin 2010. Perfect for gaming.
La nano/microélectronique a fait le reste. Cette capacité qu’ont ces capteurs microsystèmes, et en particulier ceux des smartphones, de pleinement satisfaire notre perception quand nous bougeons n’est évidemment pas passée inaperçue. Elle ouvre de multiples possibilités dans diverses disciplines. C’est même un boulevard pour des faiseurs de mondes très différents. On vient de le voir pour les danseurs qui ne s’en privent pas. Pourquoi d’ailleurs s’en priveraient-ils ? Leur collaboration avec Julien Prévieux ne se limite pas à ces vidéos.
Et puis il y a les musiciens
Finalement, ils ont l’habitude : que font les instruments de musique sinon transformer des gestes en musique ? Il y a peut-être un léger détail qu’il faudrait approfondir en interrogeant des musiciens physiciens ou physiciens musiciens comme Jean-Claude Risset (médaille d’or du CNRS en 1999) qui ont été des pionniers d’abord aux Bell Labs, puis au CNRS, dans l’introduction de l’électronique puis du numérique dans la musique. Un piano est bien réel et on ne peut pas négocier avec. Il est un instrument parfait en ce qu’il permet au musicien de pleinement satisfaire la perception de l’auditeur. Enfin, c’est vrai pour autant que le musicien sache tirer tout le parti de cet instrument. Ceci nécessite de nombreuses années de pratique et d’entrainement exigeants. « There is no alternative » avec les instruments réels : les gestes doivent s’accorder à la précision et à la rigueur de l’instrument, à sa physique incroyablement complexe en fait, pour en sortir de la musique et pas, par exemple, des espèces de miaulements insupportables en ce qui concerne le violon (souvenirs de père de famille…).
La capture fine des mouvements par les microcapteurs et la liberté complète de leur représentation musicale, permettent d’interroger l’instrument de musique et les gestes créateurs de musique très profondément. Voyons immédiatement un exemple avec le projet Interlude de l’IRCAM financé par l’Agence Nationale de la Recherche sur la période 2008-2011. Le site du projet ne peut être plus direct : « L'idée de base du projet était de concevoir un système ouvert d'interfaces tangibles et logiciels, permettant aux utilisateurs d'inventer leurs propres instruments de musique numériques, et en outre de les configurer pour permettre un grand nombre de gestes possibles. Cet ensemble d'objets est appelé le MO – Musical Modular Objects. »
Image issue du blog du projet Interlude
L’utilisation des smartphones par les musiciens est en route dans de multiples projets. Smartfaust du groupe Grame à Lyon en est un : « L’atelier Smartfaust que nous proposons est une adaptation du concert participatif pour le milieu scolaire. La musique est jouée par les élèves sous la direction gestuelle du compositeur Xavier Garcia. En effet, c’est le mouvement des téléphones qui génère les sons et non un pianotage sur l’écran. Grame s’associe en 2015 avec les Mômeludies, pour permettre aux enfants relevant de l’enseignement général ou spécialisé de découvrir la création musicale contemporaine grâce à des pratiques innovantes. »
Image issue de l'article "SmartFaust, l'application qui transforme les portables en instruments"
La capture du mouvement libère le geste de l’instrument et de son fonctionnement physique. Tout est alors à inventer. Tout cela ne signifie pas automatiquement qu’il va devenir beaucoup plus facile de faire de la musique. Mais, même si n’est pas un DJ qui veut, on peut espérer abaisser les barrières et faciliter l’apprentissage de la musique. Paroles de frustré qui n’est pas musicien…
S’il est donc peut-être trop facile d’écrire que les contraintes liées à la réalité de l’instrument, à ses propriétés physiques disparaissent, on peut à tout le moins affirmer qu’elles changent de nature. On a bien l’impression que la question devient celle de notre capacité à construire, à créer un système de gestes interprétés par un système intelligent de capture des mouvements pour en faire de la musique. Bon tout cela est bel et bon, et il faudra voir à l’usage mais quand même… waouh !
Et puis qui sait ? Les précédents abondent qui soulignent combien les technologies émergeantes et les recherches associées ont accompagné largement et en profondeur l’art et la musique des dernières décennies. Le site du Center for Computer Research in Music and Acoustics (CCRMA) de Stanford University souligne en décrivant l’incroyable carrière de John Chowning : « In 1973, Stanford University licensed the FM synthesis patent to Yamaha in Japan, leading to the most successful synthesis engine in the history of electronic musical instruments. » Au passage, on laisse imaginer les royalties pour Stanford qui est donc à l’origine du synthétiseur…
Je me souviens aussi de l’étudiante de l’Espace de Vie Etudiante sur le Campus de Grenoble qui me servait un café tôt ce matin-là. Dreadlocks et piercings. Ce jour-là disparaissait Jim Marshall à 88 ans. « Vous connaissiez Marshall qui vient de mourir ? » ai je dis. Etudiante en lettres, elle était aussi guitare électrique et fer à souder. Un regard et « Oui j’ai vu. J’ai un ampli Marshall depuis longtemps ». Jim Marshall, ce sont donc des amplis Marshall fameux qui ont accompagné les guitares électriques depuis les années 60. Dixit Wikipedia, Jim Marshall a été invité à déposer l'empreinte de ses mains sur le Hollywood Walk of Fame aux côtés de Leo Fender et de Stevie Wonder.
Parlez moi d'moi. Y a qu'ça qui m'intéresse.
Les enseignants de sciences ont aussi rapidement vu comment ils pouvaient utiliser les smartphones et les tablettes pour faire de la science expérimentale, et en particulier celle du mouvement, la mécanique classique. Un détour sur Google fait rapidement sortir de FUN (France Université Numérique), le Cours en ligne Smartphone Pocket Lab dont je suis l’auteur. On notera aussi lors de ce coup d’œil sur le web, que Rebecca Vieyra de l’American Association of Physics Teachers, ou Jochen Kuhn, professeur de didactique de la physique à Kaiserslautern sont eux parmi les premiers à l’avoir envisagé. Tout ce petit monde explore la variété des possibilités offertes par les smartphones pour faire de la science expérimentale avec des élèves ou des étudiants. Les physiciens en tête donc. C’est un terrain de jeu magnifique pour l’innovation pédagogique. Ca marche très bien avec deux milliards d’appareils et des performances que bien des universités ne peuvent se payer pour leur laboratoire d’enseignement.
On devrait se méfier tout de même. Les smartphones n’ont pas été construits pour l’enseignement et les utiliser pour cela est un détournement qui vous revient vite dans la figure. Heureusement, ce n’est pas pour le pire. Au contraire, dans l’éducation, ce détournement sera probablement fait pour le meilleur. Les enseignants sont donc partis pour hacker les smartphones. Ces appareils sont effectivement des instruments de sciences mais clairement ils sont bien plus que cela. Beaucoup plus que cela. Surtout, ils couplent les capteurs et leurs performances directement à notre perception et à sa finesse. En temps réel et c’est interactif. En clair, les smartphones captent le plus souvent un type bien particulier de mouvements : nos gestes ! Faire de la science du mouvement avec les smartphones, c’est d’abord faire de la science des gestes. Mon enthousiasme pour l’œuvre de Julien Prévieux deviendrait-il trop évident ?
Où cela va-t-il conduire l’innovation pédagogique dans un monde où de plus la connaissance est partout, à la disposition de chacun instantanément ? Personne ne le sait bien sûr mais on devrait bien regarder. « Perfect for gaming » a dit Steve, ce qui n’est pas immédiatement le « perfect for learning » mais qui pourrait le devenir [lire aussi : "L’iPhone : "pocket lab" pour les étudiants en physique"]. Quand ça change…
Les propriétés physiques de la grâce
Julien Prévieux vient renforcer ces interrogations par son exposition bien nommée : Des corps schématiques. Il y a quelques semaines. Je suis au Centre Pompidou pour voir les expositions de deux grenoblois : Julien Prévieux et Dominique Gonzalez-Foerster. Le voisinage souligne surtout la différence entre les deux artistes. Le site web de Beaubourg explique : « Dans l’Espace 315 du Centre Pompidou, l'artiste propose une exposition associant film, sculptures et dessins, dont le thème est l'enregistrement du mouvement ». Au cœur du sujet.
Assis sur le sol, car il est probable que j’y suis pour un moment, je découvre le film Patterns of Life de Julien Prévieux, une production de la Galerie Jousse Entreprise à Paris. Ça démarre avec des danseurs couverts de lumières qui permettent de visualiser les mouvements et les trajectoires.
Les images sont belles, l’atmosphère apaisante. Le commentaire en anglais démarre avec un sous titrage en français. Julien Prévieux ne cite pas dans ce film explicitement Georges Demenÿ, qui a travaillé avant la première guerre mondiale, en particulier sur l’enregistrement du mouvement avec Étienne-Jules Marey, inventeur de la chronophotographie. Il y fait toutefois longuement référence dans une de ses interviews. C’est bien sûr une référence incontournable ici : lorsque le cinéma apparaît dans ces années là, ils n’y sont pas pour rien. De fait ce sont deux contemporains des frères Lumière. D’après Wikipedia, Léon Gaumont récupérera du matériel de Georges Demenÿ. On voit, dès les travaux de ces pionniers, le cinéma, bientôt un art, et l’étude quantitative du mouvement basés essentiellement sur les mêmes techniques, progresser rapidement mais séparément. L’enregistrement scientifique du mouvement et sa perception au cinéma, une complémentarité et une opposition avec comme un air de déjà vu semble nous dire Julien Prévieux.
Cliché de Étienne-Jules Marey. Course d'un homme (1883) - Wikimédia commons
Et heureusement que je suis assis pour regarder Patterns of Life et écouter les premières phrases du commentaire dû je suppose à Georges Demenÿ (1). J’entends une voix féminine, plutôt lente et bien posée: “In 1892, in the course of my research in aesthetic, I became interested in the physical properties of what we call grace.”
J’ai dû attendre le retour de la vidéo, me frotter les yeux et relire : « En 1892… les propriétés physiques… de la grâce ». Pour un physicien, vous vous rendez compte : étudier la grâce… tout un programme. Dans le film qui défile en boucle, les danseurs sont équipés avec des lumières et des capteurs pour séparer le mouvement, sa grâce donc, ou son élégance décrite comme quasi-mathématique, de la présence du corps. Dans le noir, les lumières soulignent le pur mouvement. Lumière allumée, c’est cette présence du danseur qui vient donner corps à cette grâce du mouvement. On joue avec la perception du mouvement, une vision en temps réel qui fait référence aux mathématiques, tout en l’incarnant avec les gestes du danseur bien visibles dans la lumière. La science du mouvement et la perception du geste. Un bon moment.
Les gestes stockées dans les « big data »
Mais aussi l’évidence de la puissance de l’évolution en cours qui conduit à la quantification précise du geste, en fait massivement d’un nombre immense de gestes en temps réel. Les « big data » sont là dit-on.
Quand je suis un très jeune chercheur, il y a 30 ans, le calcul scientifique arrive mais il est balbutiant. Pas assez vieux pour utiliser des cartes perforées déjà obsolètes, mais assez pour connaître une physique qui conclut souvent avec des phrases comme : « ce calcul permet de bien identifier les phénomènes essentiels, de cerner les ordres de grandeur et de dégager les régimes limites caractéristiques. » Aujourd’hui, nous aimons toujours autant l’élégance d’ailleurs très française de cette approche mais le calcul numérique en fait aussi une science quantitative à la capacité prédictive redoutable. Voir l’importance justifiée de ces calculs numériques dans notre vision du climat à venir, même s’il a fallu trop d’années pour vraiment s’en convaincre. Dans bien des domaines, grâce à la puissance inouïe du traitement numérique des données en nombre gigantesque, on chasse les chiffres après la virgule et on prétend à une description détaillée avec raison.
Aussi les méthodes statistiques s’appuient sur des monceaux de données collectées pour dégager l’indiscernable y compris dans le fonctionnement et l’évolution de la société. Ca aussi Julien Prévieux l’envisage dans son travail d’artiste en association avec le Statactivisme (2). Dans un texte (remarquable) « Esthétique des statistiques », on voit comment il s’empare de l’outil statistique, de ses résultats pour l’inscrire dans des formes qui tente de le rapprocher du spectateur. Il va jusqu’à conduire des policiers à jouer avec ces données pour peut-être leur permettre de moins subir le poids à la fois lourd et lointain, certainement peu humain de l’outil statistique qui les suit littéralement à la trace. « Le processus de travail statactiviste dans sa dimension artistique consiste ici à proposer d’autres usages de ces technologies pour activer leurs capacités critiques et libérer leurs potentialités ludiques et graphiques. »
Phase préparatoire d’un diagramme de Voronoï au crayon sur calque. Extrait de cet article Esthétique des statistiques : « En mai et juin 2011, après nos nombreuses discussions sur les processus d’évaluation quantitative des services publics et la mise en concurrence permanente des agents, j’ai mis en place un atelier de dessin avec quatre policiers du commissariat du XIVe arrondissement de Paris »
Bien sûr, on peut apprécier l’activation des capacités critiques, mais surtout j’adore qu’elle s’appuie sur la libération des potentialités ludiques et graphiques. Tout un programme ! On va s’amuser !
Eh le p’tit pas costaud, la boxe, ça te dit ?
Va-t-il devenir plus facile d’entrer dans un sport avec un iCoach et des « miroirs » numériques qui vous renvoient et vous font percevoir vos progrès en temps réel ? Peut être, voire probablement, comme je le découvre auprès de Adrien Husson, ingénieur et designer, fondateur de la startup Guken (Gesture learning experience) incubé dans l’Openlab du Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI Paris) de l’Université Paris Descartes, et de Axel Jean-Théodore, le matheux de l’affaire.
Image issue du website de Guken
Quand on est boxeur comme Adrien Husson, on commence avec la boxe. Normal. On l’a vu avec Clint Eastwood en coach dans Million Dollar Baby : devenir un boxeur avec une réelle technique a somme toute, très peu à voir avec une simple et brutale débauche d’énergie, d’où l’intérêt d’une boxe éducative qui mobilise le corps et l’esprit, l’action et la réflexion. Cela explique par exemple l’usage traditionnel du miroir par les boxeurs comme par les danseurs. C’est ce que Adrien Husson a tenté de m’expliquer en fondant son propos sur cette phrase de Daniel Wolpert : « Movement is the real reason for brains » en guise de credo. Dans sa conférence TED de 2011, ce chercheur en neurosciences de Cambridge affirme d’entrée de jeu en substance : le cerveau a évolué, non pour penser ou ressentir, mais pour contrôler les mouvements.
Dans leur système numérique basé sur des algorithmes de type Machine Learning (3), vous enregistrez votre meilleur geste sous la supervision de votre coach. Ensuite, vous recommencez chez vous encore et encore. C’est un retour sonore qui souligne en temps réel si vous y êtes ou pas, si vous parvenez à produire ce qui est, pour vous, le meilleur geste. Un avantage clé : c’est « personne dépendant ». J’ai essayé le système en enregistrant un geste et en tentant de le reproduire. Ma surprise a été que Axel a mieux reproduit mon propre geste que moi. Etrange impression. Bizarre même. C’est mon geste quand même !
Finalement
A l’évidence, je suis fasciné par le travail de Julien Prévieux et par le projet Guken. Dans les deux cas, une approche des gestes qui s’inscrivent dans un espace virtuel grâce au numérique. Aujourd’hui, et c’est d’une nouveauté radicale pour l’humanité, tous les gestes peuvent laisser des traces numériques, des traces quantitatives et détaillées grâce aux données captées partout et tout le temps. Une forêt de données qui constituent une mémoire commune de nos mouvements, de nos gestes. La puissance de calcul dans notre poche est telle qu’elle permet non seulement la constitution de cette mémoire par le stockage de ces données, mais aussi leur traitement et leur représentation en temps réel. C’est alors notre perception qui est nourrie par ces gestes captés et représentés. Une nouvelle façon de bouger et de se regarder bouger. Pour moi, par son travail, Julien Prévieux vient d’abord nous sortir collectivement de l’évidence de ce nouveau quotidien créé par Steve Jobs et al. Nous nous habituons à ces nouvelles possibilités jusqu’à les faire entrer dans la banalité du quotidien en quelques années voire moins, mais il s’agit d’une véritable révolution. Mes gestes comme autant de signes (4).
Et ce n’est certainement pas fini… Par exemple, grâce au projet de Guken, et à de nombreux autres similaires, aurons-nous de nouvelles possibilités d’apprendre plus vite, plus facilement des gestes bien réels ? Le sport, la santé, la musique voire les métiers qui demandent des doigts d’or (5), tous ces domaines demandent d’apprendre des gestes difficiles qu’il faut être capable, à la fin, de réaliser « pour de vrai », sans rater. Parviendrons-nous à abaisser les barrières pour faciliter l’apprentissage et permettre à beaucoup plus d’entre nous d’apprendre à faire des gestes très fins et difficiles à exécuter ? Peut être en combinant les stratégies type Guken et des bibliothèques de gestes ?
>> Notes :
- A vrai dire je n’ai pas trouvé la référence. Si je rencontre Julien Prévieux, je lui poserai la question
- Je suppose que ce doit être un mot destiné à être lu seulement. Sinon c’est un peu taquin
- D’après Wikipedia, l'apprentissage automatique (machine learning en anglais), champ d'étude de l'intelligence artificielle, concerne la conception, l'analyse, le développement et l'implémentation de méthodes permettant à une machine (au sens large) d'évoluer par un processus systématique, et ainsi de remplir des tâches difficiles ou impossibles à remplir par des moyens algorithmiques plus classiques
- Voir l’article de Ma Culture : Julien Prévieux, Duchamp du geste, un clin d’œil au livre intitulé Duchamp du signe, qui rassemble des écrits de Marcel Duchamp
- La chirurgie, en particulier à Grenoble, vient immédiatement à l’esprit mais aussi l’artisanat, les labos de recherche et les entreprises en particulier High Tech en sont grands consommateurs