Le militantisme écologique des ingénieurs français - Retour sur le séminaire “Sciences, sociétés, communications”
Publié par Lisa Troalen, le 1 décembre 2023 890
Le 21 novembre 2023 a eu lieu la 3ème séance du séminaire “Sciences, sociétés, communications” à la Maison des Sciences de l’Homme de l’Université Grenoble Alpes (MSH Alpes). Cette séance, présentée par Antoine Bouzin, portait sur le militantisme écologique des ingénieur.e.s français.e.
Antoine Bouzin est un doctorant en sociologie au Centre Émile Durkheim à Bordeaux. Il est diplômé de l’ENSEEIHT (École nationale supérieure d'électrotechnique, d'électronique, d'informatique, d'hydraulique et des télécommunications) depuis 2016 en mécanique des fluides. Dans le cadre d’un mémoire de recherche, il se penche sur l'engagement militant et écologique des ingénieur.e.s. Lors de cette séance de séminaire, Antoine Bouzin nous présente un article qui a découlé de ses recherches et qui a été publié dans la revue Socio en janvier 2023.
Les ingénieurs et la cause climatique
Pour commencer, un peu de contexte. Le problème du changement climatique a été mis à l’agenda depuis maintenant quelques années et est devenu un problème public reconnu. De par cette actualité, des recherches scientifiques, démontrant par exemple l’augmentation des gaz à effet de serre, ont émergé dans la sphère publique. Diverses stratégies d’écologisation ont donc été observées afin de prendre en charge le problème climatique.
La place des technologies dans cette diversité de stratégies est également observée et questionnée. Un spectre avec deux opposés se distingue : d’un côté les promesses technoscientifiques qui disent que le problème va être pris en charge par davantage de technologies et d’innovations, et de l’autre côté des propositions anti-technologies qui disent qu’elles vont nuire à l’humanité, au climat et à la société.
Antoine Bouzin fait le constat qu’assez peu d’ingénieur.e.s se positionnent sur les stratégies d’écologisation. Moins de 3% des ingénieur.e.s déclarent en effet avoir un engagement politique et/ou social. La question qui se pose est donc de savoir comment les ingénieur.e.s se positionnent dans la problème climatique et particulièrement en fonction des technologies.
Les ingénieur.e.s ont, d’après Antoine Bouzin, une singularité dans leurs manières de penser et de voir le monde. Le monde social et politique étant décrit par des ingénieur.e.s comme irrationnel, il s’oppose donc au monde scientifique qui régit la profession. Il est également observé chez les ingénieur.e.s une affinité pour la quantophrénie, qui désigne l’obsession des chiffres. Les ingénieurs sont donc globalement dictés par la dualité problème/solution et les données scientifiques. Malgré l’observation d’une potentielle aversion pour le monde politique et/ou social, différentes organisations militantes consacrées aux causes écologistes sont créées par des ingénieur.e.s depuis les années 2010.
Méthodologie de l’étude
La méthode de cette étude sur la mobilisation écologiste des ingénieurs est biographique, c’est-à-dire qu’elle est fondée sur des récits de vie et des trajectoires, méthode souvent utilisée par les démographes et les sociologues des mouvements sociaux. Antoine Bouzin a pratiqué 30 entretiens narratifs avec des ingénieur.e.s, élèves et diplômé.e.s engagé.e.s dans des organisations associatives ou partisanes, dans le but de restituer leurs parcours d’engagement et leurs expériences en lien avec le militantisme et d’établir des liens entre les caractères individuels et leur mobilisation. Ces ingénieurs font partie de structures variées telles qu’Avenir climatique, Ingénieurs sans frontières, The shifters, Ingénieurs engagés ou encore Réveil écologique, mais également des associations nationales et locales ou des membres du parti politique Europe écologie les verts.
Que revendiquent les ingénieurs ?
Des constructions de perceptions communes sont observées dans les organisations militantes permettant de donner des objectifs à la cause et des combats à mener. La logique de cette construction suit 3 étapes : le naming (nommer le problème), le blaming (identifier les chaînes de responsabilité donc désigner les adversaires) et le claiming (réclamer des changements).
Pour l’étude de cas évoqués ici, Antoine Bouzin observe une convergence au niveau du naming. En effet, la définition de l’écologie met d’accord les ingénieur.e.s ; l’utilisation des termes et des instruments scientifiques pour définir l’écologie est adaptée. Pour eux, les problèmes écologistes sont tout d’abord intelligibles et peuvent être abordés par les sciences, monde qu’ils côtoient. Cependant, le doctorant observe une divergence concernant le blaming. En effet, les niveaux d’échelles de responsabilité sont différents. Certain.e.s ingénieur.e.s considèrent que les problèmes sont dû aux habitudes de consommations individuelles quand d’autres rejettent la responsabilité sur des échelles plus larges, c’est-à-dire sur le modèle économique du capitalisme.
La frugalité carbone est un enjeu commun aux ingénieur.e.s engagé.e.s. Les avis convergent donc vers un fonctionnement simple, sobre et économique par rapport aux causes environnementales, tel que la diminution des gaz à effet de serre. Antoine Bouzin évoque les revendications des ingénieur.e.s comme un paradoxe. En effet, l’histoire des ingénieur.e.s montre des progrès linéaires, utilisant des ressources illimitées, ce qui est en opposition avec leurs revendications concernant la cause climatique.
Cependant, cette frugalité carbone est réduite à une dimension scientifique et technique. Les sciences sont mises de côté par rapport au social avec l’adoption d’un positivisme où l’activité scientifique est objective et neutre si elle est débarrassée des considérations sociales. De plus, on observe une position cartésienne où l’activité technique est définie comme une application neutre et rationnelle d’un savoir.
Les ingénieur.e.s engagé.e.s veulent des changements systémiques. Antoine Bouzin évoque un constat pragmatique de leur part : on sait depuis longtemps que la cause climatique est un enjeu mais on observe des échecs des alertes scientifiques et des décisions politiques. Il faut donc trouver des solutions politiques et systémiques pour traiter les changements climatiques.
Pourquoi les ingénieurs se mobilisent-ils ?
Antoine Bouzin évoque notre société comme sectorisée, c’est-à-dire que le secteur des sciences est opposé à celui du social. La sensibilisation des ingénieur.e.s à une cause plutôt qu’à une autre est donc liée à leur secteur d’activité ; c’est ce que l’on appelle l’appropriation sectorisée.
La cause peut se retrouver politisée quand elle passe entre les mains de personnes déjà elle-même impliquées dans la politique. L’objet initialement scientifique se modifie en objet politique impliquant des chaînes de responsabilité.
Antoine Bouzin observe également une politisation concomitante entre l’ingénieur.e et la cause environnementale. Ce changement est induit par un sentiment d’échec dans les actions menées et un phénomène de prise de conscience qui mène l’ingénieur.e a vouloir se saisir du politique pour régler les problèmes.
Le doctorant met en évidence le concept de cause engineering. Cela signifie que l’ingénieur.e s’engage au travail et par le travail pour la cause environnementale. Il va donc user de ses compétences et des ressources mises à sa disposition pour servir la cause défendue. Les professionnel.le.s hybrides sont partagés entre une identité au travail et une identité militante ; iels ont une volonté d’avoir un impact sur le monde via leur travail. Il y a donc une quête de cohérence entre les convictions et les valeurs.
Le cause engineering peut prendre différentes formes ; comme une activité de traduction par exemple où l’ingénieur.e prend une position de médiateur entre les savoirs scientifiques et les pratiques de l’entreprise. L’ingénieur.e peut adopter une activité de transcodage, c’est-à-dire qu’iel traduit des savoirs puis les prend en compte pour construire des nouveaux modèles pour les entreprises. L’activité de dénonciation est également observée pour dénoncer les pratiques et actions des entreprises et politiques.
Les arènes de lutte pour la cause climatique sont variées : on passe du scolaire avec les élèves ingénieur.e.s qui revendiquent des actions pour leur établissement et leur formation, au professionnel.le.s qui parfois exigent et/ou boycottent les entreprises.
Antoine Bouzin conclut ce séminaire en évoquant les possibles pistes pour la suite ; l’étude des institutions structurantes et des organisations ingénieurs et également l’étude du positionnement des organisations écologistes.
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Article écrit par Lisa Troalen avec l’aide de Valentin Solere
Crédits image : MSH Alpes