Le jeune enfant, le numérique et l'école demain
Publié par Marion Voillot, le 5 juin 2017 9.6k
Notre société se numérise, cela signifie qu’elle se transforme par le numérique. Les smartphones, tablettes et ordinateurs envahissent notre quotidien et celui des enfants si bien qu’ils en deviennent de très jeunes utilisateurs. Très habiles avec ces outils, ils s’approprient de manière étonnante ces petits objets du quotidien.
Si l’environnement des enfants se « numérise », ce n’est pas le cas des établissements scolaires et encore moins de l’école maternelle. Les enseignants, par manque de moyens ou par réticence utilisent très peu les outils numériques dans leurs classes. On ne veut pas placer les tout petits face à des écrans, pourtant force est de constater que la très grande majorité des enfants de moins de 5 ans a déjà utilisé un smartphone et/ou une tablette seul, (et qu’il s’agit même pour certains d’un phénomène quotidien).
L’âge du jeune enfant correspond à la période de développement la plus rapide mais aussi la plus complexe, au regard de notre existence en tant qu’être humain. Ce que nous réalisons à cet âge a une influence sur notre vie future. En sensibilisant les enfants dès le plus jeune âge à l’utilisation des outils numériques dans un environnement pédagogique, nous influençons leurs regards sur ces outils. Nous les encourageons par là à devenir de futurs usagers responsables et intelligents face au numérique.
Nous avons souvent tendance à réduire les outils numériques aux seules interfaces à écran. Et ce sont ces écrans qui sont souvent perçus de manière négative. Pourtant, utilisés intelligemment, ces interfaces possèdent des vertus pour le développement du jeune enfant.(1) De plus, les outils numériques ne sont pas seulement des écrans, ce sont des outils dotés de nombreux capteurs qui peuvent susciter de nouvelles fonctionnalités.
L’idée du propos est la suivante : plutôt que de voir l’outil numérique comme un danger pour le jeune enfant, j’ai tenté de le percevoir comme un outil pédagogique. Ainsi le numérique se retrouve au service du développement de l’enfant, au service d’une pédagogie favorisant l’interaction entre le jeune élève, l’enseignant et l’outil numérique.
Numérique et pédagogie alternative
Afin de mieux comprendre les enjeux relatifs à la problématique de la pédagogie chez le jeune enfant, je me suis intéressée aux objectifs de l’école maternelle, ainsi qu’à l’émergence des pédagogies alternatives.
La maternelle constitue le lieu propice au développement de nombreuses capacités chez l’enfant : la parole par l’enrichissement du vocabulaire, le développement des capacités psychomotrices et des sens, la socialisation avec des enfants de son âge ou encore l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et des mathématiques. Ces premières années d’enseignement sont donc pour l’enfant des années où il s’émancipe, où il construit sa personnalité. (2)
Le développement du jeune enfant dépend de la pédagogie dans laquelle il est engagé dès son plus jeune âge, c’est-à-dire vers trois ans, âge d’entrée à l’école maternelle.
Depuis quelques années, le succès des pédagogies alternatives ne fait que s'accroître. Certains y voient un renouveau de l’école, de meilleures méthodes d’enseignement favorisant le bien être des enfants. Montessori, Reggio Emilia, Decroly, Steiner Waldorf ou Freinet sont les grands noms de ces pédagogues qui ont révolutionné l’école au 20e siècle.
S’il s’agit bien de pédagogies différentes, ces dernières partagent des valeurs communes : le développement de tous les sens innés dont est doté l’enfant, l’investissement et l’entraide ainsi que l’autonomie. Ce sont autant de valeurs transportées par la culture numérique.
En s’intéressant de plus près à la pédagogie montessorienne ainsi qu’à la pédagogie reggiane, j’ai remarqué des points communs (cf schéma). Par exemple, chez Montessori, la notion d’Esprit absorbant est très forte.(3) L’enfant absorbe et reproduit les faits et gestes qu’il observe dans son environnement : la parole est un bel exemple d’absorption. C’est ce même esprit absorbant qui est sollicité par l’enfant lorsque ce dernier utilise un écran tactile avec facilité. Il a tout simplement reproduit les gestes qu’il a pu observer auparavant.
Chez Reggio Emilia, la théorie des Cent Langage met en avant le fait que l’enfant possède une infinité de moyens d’expression : peinture, écriture, danse, musique, etc. (4)On peut voir dans l’outil numérique un nouveau moyen d’expression, par exemple lorsque le Smartphone est utilisé en appareil photo ou en instrument de musique. (2)
Vers une pédagogie par le numérique
Cette mise en relation entre pédagogies alternatives et numérique a donné source à une nouvelle Pédagogie par le numérique. C’est-à-dire que l’outil numérique se retrouve au cœur des apprentissages. Non seulement cela remotive les étudiants, et cela permet de percevoir le smartphone autrement. (5)
Si les outils numériques n’ont pas été créés dans un but éducatif à l’origine, ils possèdent des vertus pédagogiques tels que l’autonomie, la sollicitation de la curiosité enfantine ainsi que l’encouragement à l’apprentissage. Par une approche multi-sensorielle (toucher/vue/ouïe), et la dimension affective portée sur l’outil numérique, la motivation de l’enfant est engagée par l’investissement et l’entraide.
Percevoir le numérique autrement tel est l’enjeu de la Pédagogie par le numérique. Si ces outils n’ont pas été conçus dans ce but, ils constituent pourtant de formidables acteurs ludiques et pédagogiques.
Numerium
Numerium est mon projet de diplôme présenté à l'ENSCI-Les Ateliers. C'est le fruit de plusieurs mois de recherche autour de la pédagogie et du numérique ainsi que de rencontres avec de nombreux enfants et professionnels de la petite enfance, enseignants et pédagogues, pédiatres, psychologues, psychomotriciens et orthophonistes, mais aussi parents et spécialistes du numérique pour enfants. C’est de ce processus qu’est né le dispositif et ses scenarii d’usage.
Les scenarii d’usage ont influencé la forme du dispositif. Assise, banc ou table, chaque module est indépendant afin de favoriser sa modularité dans l’espace de la classe. Les plans sont en open source ce qui permet à chaque établissement de pouvoir fabriquer les pièces qui sont ensuite assemblés sans clou ni vis. J’ai ainsi tenté de réinventer le mobilier scolaire pensé par et pour le numérique.
Numerium est donc un réservoir d’outils numériques dans lequel les enfants sont sensibilisés et instruits, et dont les contours permettent la projection et l’observation. Par ce dispositif, nous encourageons l’enfant à engager le corps dans son intégralité afin de détourner son rapport au numérique.
Le propos n’est pas d’aliéner les méthodes et outils pédagogiques actuels mais d’enrichir les enseignements en générant de nouvelles pratiques. J’ai tenté par un dispositif innovant et sans écran d’intégrer ces outils numériques dès la maternelle, tout en favorisant le développement de différentes capacités chez l’enfant. Chaque scénario s’appuie sur une attitude active de l’enfant qui devient acteur de ses choix, auteur de ses actions.
Scenarii
// L’enfant-photographe
L’enfant modèle et photographe est amené à produire une oeuvre collective à partir de photographies. Chaque enfant prend en photo une partie du corps d’un autre enfant, le but étant d’avoir toutes les parties du corps. Les photos sont ensuite imprimées, découpées puis collées, afin de reproduire un corps ou un visage. On travaille ici sur la prise de conscience du corps de l’enfant et de sa place dans le collectif.
// Les histoires interactives
Dans le scénario des Histoires interactives, il s’agit de raconter une histoire en associant des sons à des gestes, afin d’illustrer de manière sonore l’histoire racontée. Les mouvements ont été choisis de manière intuitive afin de faciliter leur apprentissage et leur reproduction par les enfants par contagion du geste.
Nous avons choisi l’histoire de «La chasse à l’ours» pour son dynamisme et l’imaginaire qu’elle peut susciter. Cet imaginaire est renforcé par la création d’ambiances amenées par les sons produits par les smartphones. Il s’agit d’un travail de coordination, de mémoire et d’écoute.
Ce projet a été développé en collaboration avec l’IRCAM grâce à la technologie CoSiMa. Les sons ont été créés par Roland Cahen.
// L’Atelier tactile
Dans l’Atelier tactile, les smartphones sont dissimulés sous des matières afin de redécouvrir le toucher en associant des sons à des matières. Les smartphones ont été réglés afin de n’être activés que par “toucher-caresse” de l’enfant. Les matières rugueuses sont associées à des sons aigus, les matières douces à des sons graves. Chaque enfant possède une tablette en bois, il doit trier les petits échantillons de matières en fonction de leur aspect et suivant les sons qu’ils auront entendu. Cet atelier kinesthésique favorise l’autonomie et l’entraide.
Cet atelier a été inspiré par l’application Scorpion développée par l’Ircam. Scorpion résulte d’un projet d'étudiants en design de l’ENSCI-Les ateliers et de l’ESAD Grenoble-Valence, autour du mouvement capté par les smartphones. Pour plus de détails, voir (6)
D’une pédagogie par le numérique à une pédagogie sur le numérique
Le dispositif a été testé auprès d’une centaine d’enfants âgés de 3 à 5 ans dans différentes écoles maternelles de la région parisienne. Les enseignants et les enfants se sont montrés très investis sur le projet compte tenu des nouveaux programmes de maternelle qui incluent le numérique. Si des changements doivent être opérés afin que le dispositif soit le plus efficace possible, il s’agit ici d’une première approche de pédagogie par le numérique.
Vecteur de Learning by doing, cette pédagogie doit aussi évoluer vers une pédagogie sur le numérique. Les enfants sont étonnés de “tout ce que l’on peut faire avec un smartphone”, ils sont curieux de savoir comment cela fonctionne.
Nous devons, jeunes chercheurs du numérique, designers et pédagogues travailler ensemble aux changements entraînés par la révolution anthropologique que nous traversons actuellement. Cela passe bien évidemment par le fait de penser L’école de demain avec le numérique. N’oublions pas que l’école commence dès la maternelle et que les digital natives ou millenials doivent recevoir un enseignement intelligent par et sur le numérique dès le plus jeune âge.
>> Notes :
- “L’enfant et les écrans” Jean-François Bach, Olivier Houdé, Pierre Léna et Serge Tisseron
Avis de l’Académie des Sciences remis le 17 janvier 2013 http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/ documents/60271-l-enfant-et-les-ecrans.pdf - CoSiMa, Ircam http://cosima.ircam.fr
- Montessori, Maria (1959, 2010). L’esprit absorbant de l’enfant, Paris : Desclée De Brouwer, 240 p.
- Dubois, Emilie (2015). La pédagogie à Reggio Emilia, cité d’or de Loris Malaguzzi, Paris : Editions L’Harmattan, 228p.
- “Ecole : apprendre grâce au numérique c’est possible. Les frontières bougent.” http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1414234-e...
- “Good Vibrations (3/3) : le Smartphone et le Scorpion” https://www.echosciences-grenoble.fr/articles/good...