Le gypse en Maurienne - Etude d'une controverse

Publié par Stéphane Romanin, le 28 octobre 2023   1.6k

Le gypse en Maurienne - Etude d'une controverse

Atelier sur la controverse au collège de Modane. Crédit : Camille Geourjon.

A l’occasion du projet CROSCUS, une sortie terrain d’une semaine organisée tous les ans par Mikaël Chambru dans le cadre du cursus du Master 2 en Communication et Culture Scientifiques et Techniques (CCST), nous nous sommes rendus en Maurienne. Nous étions une vingtaine, étudiant.e.s et accompagnateurs, et nous étions chargés d’une mission : découvrir, étudier et s’approprier une controverse qui avait secoué la vallée de Haute-Maurienne quelques mois plus tôt dans le but d’animer des ateliers de médiation sur ce sujet à la fin de la semaine, auprès des classes de 5e du collège de Modane. Mais de quelle controverse s’agit-il, me demanderez-vous? 

Plantons le décor

Nous sommes à Bramans, un petit village de Haute-Maurienne situé à mi-chemin entre la frontière italienne et le parc national de La Vanoise. Comme le reste de la vallée, l’économie de ce village est principalement basée sur le tourisme de haute montagne, le ski en hiver et les randonnées en été. Bramans se distingue par la couleur de son paysage. On y voit un peu partout une roche d’une couleur blanc-cassé, sur les parois le long des chemins de randonnée ou au bord des routes. Cette roche, qui donne au paysage cet aspect si particulier, c’est le gypse. Il s’agit d’une roche légèrement soluble dans l’eau ce qui la rend très friable et donc impraticable pour l’escalade. Cette roche sert également de matière première pour la fabrication du plâtre, et c’est cette caractéristique qui va nous intéresser. 

Et pour cause, le plâtre est un matériau isolant peu coûteux, très utilisé dans la construction de bâtiments. Suite à l’instauration du plan national intégré Energie-Climat lancé par la France en 2019, il est désormais obligatoire de mettre en place une isolation thermique lors de la construction ou de la rénovation de gros bâtiments (1). Cette mesure vise à limiter l’utilisation de climatiseurs, en été comme en hiver, et ainsi réduire les dépenses énergétiques du pays. Bien que ce plan n’ait pas significativement augmenté la production nationale de plâtre (2), il annonce à minima un maintien de ces niveaux de production pour les années à venir. Par conséquent, l’Etat juge nécessaire de prévoir la mise en place de sites exploitables en gypse pour pallier la demande future. Et c’est précisément le projet de mise en place d’un de ces sites qui allait donner naissance à la controverse qui nous intéresse ici.

Le déroulé des événements

Fin 2022, un document (3) de 240 pages est mis en ligne par la préfecture de Savoie. Ce document très complexe présente un projet de mise en place d’une Zone Spéciale de Carrière, ou ZSC, à Bramans. Ce projet vise à faciliter la mise en place de carrière de gypse dans la région  pour répondre à la demande future et concède les premières exploitations à l’entreprise Placoplâtre, déjà implantée de la région avec une carrière exploitée à Saint-Jean-de-Maurienne et une usine à Chambéry. Dans sa version originale, ce projet envisage une ZSC de 1000 hectares, englobant Bramans et ses environs.

Carrière de gypse de Saint-Jean-de-Maurienne. Crédit : Mathilde Cazeaux.

Lorsque ce document est découvert par la population locale, un groupe de lanceurs et lanceuses d’alerte se constitue dans le but de prévenir le reste de la population du sort réservé à leur vallée. Rapidement, des assemblées générales se mettent en place, les élus locaux sont questionnés et la problématique des carrières entraîne un niveau de mobilisation sans précédent. A mesure que les habitants de la vallée réalisent l’ampleur du projet, les débats publics deviennent houleux entre la population, les élus locaux et les garants de la concertation. Ces derniers, rattachés à la Commission Nationale du Débat Public (CNDP) ont tenu une position inconfortable au cours de cette controverse, sur laquelle nous reviendrons un peu plus tard.

Après 6 mois de mobilisation, la préfecture revient sur sa décision et le projet original est abandonné. Les 1000 hectares initiaux de zone spéciale de carrière sont réduits à 80 hectares d’extension de la carrière déjà présente à Saint-Jean-de-Maurienne. Certains considèrent ce recul de l’Etat comme une victoire. D’autres restent convaincus qu’il ne s’agissait que d’une bataille et que d’autres restent à venir. Quoi qu’il en soit, cette controverse a fortement divisé du fait de sa complexité. Je vous propose donc d’en présenter les enjeux, ainsi que les positions d’une partie des acteurs, afin d’essayer de la clarifier.

Enjeu économique - Transformer le fonctionnement de la vallée

Comme expliqué précédemment, la vallée de Maurienne vit majoritairement du tourisme, en été comme en hiver. Ces gens viennent pratiquer des activités de plein air pour profiter du cadre rafraîchissant de la vallée, et je parle autant de la température que de la beauté des paysages. Mais quel serait l’impact sur le tourisme si de gigantesques carrières de gypse venaient ruiner tous ces panoramas? En été, cela risquerait de rebuter bon nombre de randonneurs et randonneuses. Et en hiver, les nombreuses stations de ski qui bordent la vallée risqueraient de voir leur fréquentation chuter drastiquement. La création de ces carrières risquerait donc d’entraîner une perte d’emplois pour une grande partie des habitants de la vallée. 

D’un autre côté, un projet d’une telle envergure implique nécessairement l’embauche d’une main-d’œuvre conséquente pour le mener à bien. Ces carrières permettraient donc de générer des emplois pour les populations locales. Je n’ai cependant pas suffisamment d’informations pour pouvoir dire si cela permettrait de compenser la diminution de l’activité touristique. Mais ce contre argument a suffi à certaines personnes pour se positionner en faveur du projet de ZSC et donc générer du débat. 

Enjeu environnemental - Protéger le patrimoine naturel

Au-delà de l’aspect esthétique, l’exploitation d’une carrière de gypse présente d’autres problèmes. L’activité des engins de chantier et l’utilisation d’explosifs pour l’excavation génèrent beaucoup de poussières, de bruit et de vibrations. Tous ces éléments sont susceptibles de perturber la faune et la flore locales. Plus particulièrement, les limites de la ZSC telle qu’elle était à l’origine dessinée venaient frôler les bordures du parc national de La Vanoise, qui constitue une réserve naturelle hautement réglementée dans laquelle évoluent agriculteurs et espèces protégées. Certains agriculteurs craignaient donc que l’exploitation de ces carrières rende impraticables certaines régions du parc et que leur travail en devienne encore plus difficile.

Parc national de La Vanoise. Crédit : Mathilde Cazeaux.

A cette problématique, les pro-ZSC répondent par une démarche légale appelée la compensation. Lors de notre rencontre avec des représentants de l’entreprise Placoplâtre, ces derniers nous ont expliqués qu’ils étaient légalement obligés de compenser ailleurs ce qui était détruit sur place pour la carrière. Par exemple, si une espèce animale ou végétale particulière avait été détruite par la mise en place ou l’exploitation d’une carrière, l’entreprise devait s’assurer de sa réintroduction, dans au moins les mêmes proportions que celles détruites, dans un autre environnement. En partant de ce principe, la perturbation des écosystèmes ne posait donc, pour eux, aucun problème.

Enjeu sociétal - Déplacer des habitants

Lors de la mise en place d’une zone spéciale de carrière (ZCS), la ressource relevant en tant normal du régime des carrières, dans notre cas le gypse, se voit passer sous le régime du droit minier. Sans rentrer dans les détails du Code minier, cela signifie que le gypse est alors catégorisé parmi les ressources d’importance stratégique pour la France, au même titre que les hydrocarbures par exemple. Son exploitation est, par conséquent, régie par un ensemble de lois dont une va représenter un problème majeur pour les habitants de la vallée. Je cite : “Le Code minier permet d’accéder aux ressources du sous-sol jugées d’intérêt général et de les exploiter dans des conditions techniquement et économiquement rentables, sans que les propriétaires de la surface puissent s’y opposer.” (4)  Concrètement, ce statut particulier du gypse permet à l’Etat de concéder son exploitation sur et sous des propriétés privées sans avoir à exproprier les propriétaires et donc sans leur fournir une compensation à la hauteur de leur perte. Vous comprendrez donc aisément pourquoi les habitants étaient aussi réticents à la mise en place d’un tel projet. 

Les représentants de Placoplâtre et les élus avec qui nous avons eu l’occasion de discuter ont tenu à préciser que la ZSC n’incluait pas l’intérieur du village de Bramans. Cependant, on peut se poser la question de l’habitabilité d’un tel village une fois celui-ci entouré de carrières de gypse en activité. Les nuisances qu’elles engendrent changeraient radicalement le cadre de vie des habitants au point de potentiellement les pousser à déménager.

Enjeu politique - Réussir la transition énergétique

Comme évoqué plus haut, la France a entamé un plan de transition énergétique qui garantit l’usage de plâtre, et donc de gypse, pour les décennies à venir. Il est donc nécessaire d’anticiper ces besoins futurs en identifiant les sites susceptibles d’être exploités. Dans notre cas, il s’agit d’un problème d’échelle. En effet, nous avons eu l’occasion de discuter avec de nombreux locaux qui entendaient bien la nécessité d’exploiter le gypse, mais ne considéraient pas qu’un projet d’une telle ampleur était nécessaire. Plusieurs nous ont même confié qu’iels auraient été prêt.e.s à accepter des carrières plus petites et plus localisées, quand bien même elles auraient été mises en place à proximité de Bramans.

Cet aspect de la controverse est difficile à aborder puisque d’un côté, il y a le besoin d’exploitation d’une ressource d’intérêt national, et de l’autre une population qui cherche à protéger son cadre de vie. Ces deux intérêts ne sont pas fondamentalement incompatibles, mais dans cette controverse, ils ont été mis en opposition par ce qui constituera notre dernier point : un important problème de communication de la part de l’Etat. 

Une mauvaise communication à l’origine du problème

Avant que les lanceurs et lanceuses d’alerte ne s’emparent du document décrivant le projet, personne n’avait réellement été mis au courant de tout ce qu’il impliquait, pas même les élus locaux. Lors d’une rencontre avec le maire de Val-Cenis, celui-ci nous a confiés avoir reçu un résumé édulcoré du document qui ne lui a pas permis d’appréhender l’ampleur du projet. Il semble donc assez évident que les habitants de la vallée se sont sentis trahis et attaqués en découvrant le pot-au-rose, ce qui à mon sens justifie bien la position défensive très ferme qu’ils ont adoptée par la suite. 

Ce manque de communication a eu un autre effet indésirable. Il a saboté le travail de la Commission Nationale du Débat Public (CNDP), dont les membres, appelés garants, sont envoyés dans le cadre de gros projets comme celui-ci, pour s’assurer du bon déroulement des débats publics. Cependant, afin que ces garants puissent effectuer correctement leur travail, il faut que les populations aient été informées du projet, ce qui n’était pas le cas ici. Nous avons d’ailleurs appris que ce cas de figure n’avait rien d’exceptionnel…

Enfin, malgré le fait que le projet original de ZSC ait été revu, il n’y a eu aucune déclaration officielle disant que le projet était abandonné. Lorsque nous nous sommes rendus en Maurienne fin septembre 2023, plus de 6 mois après la fin des événements, la préfecture de Savoie n’avait toujours pas répondu aux différents acteurs, publics et particuliers, qui l’avaient contactée pour obtenir une réponse claire à la question de l’état du projet. Encore aujourd’hui, on ne sait donc toujours pas à quoi s’en tenir et la controverse est toujours là.

Sources

  1. https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/2019%2002%2014%20projet%20de%20PNIEC%20France_Version%20consolidee.pdf , p18
  2. https://www.insee.fr/fr/statistiques/serie/010538136
  3. https://webissimo.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/formulaire_instauration_zone_speciale_de_carrieres_de_gypse_en_savoie_cle0cf375.pdf
  4. https://www.mineralinfo.fr/fr/ressources-minerales-france-gestion/mines-france