Le gypaète barbu : quand les amateurs aident les scientifiques

Publié par Quentin Daveau, le 29 octobre 2019   2.6k

Malgré sa taille, le plus grand rapace des Alpes est discret et difficile à observer. Ajoutez à cela un territoire immense et un nombre d’individus relativement faible, et vous comprendrez pourquoi les professionnels ne parviennent pas à assurer un suivi précis de l’espèce. Et si la solution venait des amateurs ?

6h un samedi matin. Le réveil est dur, surtout quand on sait que c’est pour compter des piafs. Le coffre de la voiture ne ressemble pas à un coffre de randonneurs habituels. Fiches d’identification, trépieds, téléobjectifs plus longs qu’un bras… tout ce qu’il faut pour qu’aucun gypaète ne nous échappe. Et des voitures comme la nôtre, il y en a plusieurs centaines dans toutes les Alpes ce matin là. Le but : tracer un réseau d’observation qui couvre la totalité de l’arc alpin, le temps d’une journée.

9h31, le poste d'observation est installé, la journée commence, par 8°C, sans bouger


Mais alors qui sont ces gens qui préfèrent attendre les yeux au ciel, immobiles dans le froid pendant des heures plutôt que de faire la grasse matinée ? Pour certains, des ornithologues ou des gardes de parcs nationaux. Mais pour l’immense majorité, des amateurs simplement passionnés d’oiseaux. Aujourd’hui, c’est la journée internationale d’observation du gypaète barbu. Jusqu’à près de 3m d’envergure, un œil jaune perçant cerclé de rouge, un plumage d’une magnifique couleur rouille et une petite « barbichette » au niveau du bec, le gypaète est un vautour atypique autant par sa taille que par son physique.

Avant même de repérer le premier gypaète, il convient de bien connaître le terrain et se mettre d'accord sur le nom des sommets autour de nous, pour éviter les : "non mais là, à gauche du truc, au bout de mon doigt !". Chaque seconde compte pendant une observation !


Mais aussi grand qu’il soit, le roi des Alpes est une espèce menacée. En 1935, après une chasse intensive, il disparaît totalement des Alpes françaises. Il faudra attendre les années 80 et les premiers programmes de réintroduction pour voir à nouveau planer ce géant dans notre ciel. A sa récente réintroduction, ajoutez de grandes difficultés de reproduction et un habitat sans cesse mis à mal par l’Homme, et vous obtenez une espèce toujours menacée aujourd’hui. D’où l’importance de surveiller cet oiseau. Et c’est justement là que ça pose problème.


Un animal difficile à observer

En effet, des gypaètes, il n’y en a pas tant que ça. Attention, cela ne veut pas dire non plus que la population est en danger immédiat. Simplement, elle reste fragile et les nichées sont peu nombreuses. Cette année par exemple, seulement une vingtaine de gypaètons sont nés sur la totalité de l’arc alpin. Et comme si cela ne suffisait pas, les gypaètes volent une bonne partie de la journée à la recherche d’ossements à déguster. Autant dire que pour en observer un, il faut être au bon endroit... au bon moment.

Au bout d'une demi-heure, un jeune gypaète de deux ans apparaît. Comme les dents de lait, les plumes arrière de ses ailes tombent puis repoussent plus courtes. Celui-là n'a pas encore perdu toutes ses longues plumes de "petiot". Il disparaît rapidement derrière une crête


Le souci, c’est que pour préserver une espèce, il faut un minimum connaître ses habitudes, l’état de santé de ses individus, les zones où il ne faut pas les déranger… bref les observer dans leur état naturel. Sauf que rester l’année entière la tête en l’air à espérer le passage d’un oiseau plus grand que les autres, ce n’est clairement pas possible. Même pour un ornithologue un peu borné. Et puis il pourrait tout à fait circuler dans la vallée d’à côté ou échapper à sa vigilance.

Apparu vers 11h42, un autre gypaète apparaît, disparaît, revient à nouveau quelques minutes plus tard. Il trouve une pompe thermique et commence à monter en cercles auprès d'un aigle royal. Aux jumelles, chaque observateur me dicte ce qu'il voit, j'essaye de noter le maximum d'infos. Le gypaète nous régale, iI vole depuis un moment autour du même ravin. Il a peut-être trouvé une carcasse à manger. Avec un peu de chance, il l'emportera sous nos yeux !


Des "amateurs" vraiment amateurs ?

La solution ? Mettre à contribution les amateurs. Car en plus de s’intéresser au sujet, ils sont nombreux. Et pour peu qu’ils soient un minimum renseignés sur la question, ils peuvent permettre un suivi beaucoup plus régulier et vaste de l’espèce. Penser l’observation non plus comme quelque chose de ponctuel, mais comme un réseau, voilà ce que permettent de réaliser les amateurs : un suivi dans l’espace et dans le temps. Alors imaginez l’efficacité de ce réseau sur une seule journée à travers toutes les Alpes !

Pas de gypaète en vue, on en profite pour déjeuner... Mais les jumelles ne sont jamais très loin !


Alors oui, parler des « amateurs » n’a pas tellement de sens quand on sait à quel point on peut regrouper des personnes aux connaissances différentes derrière ce mot valise. C’est un peu le même problème avec le terme « scientifique » dans les médias… Mais malgré tout, de nombreux amateurs ont en réalité des connaissances beaucoup plus grandes qu’on ne l’imagine. Personnellement, j’ai pu le vérifier lors de ma journée d’observation avec certains d'entre eux. Quand on sait que j'ai parfois du mal à différencier une mésange d’un aigle royal, je me suis retrouvé avec des personnes connaissant parfaitement le comportement de l’animal, capables de connaître son âge simplement en regardant la taille de ses plumes… et tout cela à plusieurs centaines de mètres de lui. La raison ? Une longue expérience du terrain et de l’oiseau. Une expérience basée sur des observations régulières depuis des années.

Ce qui me fascine avec la recherche qui met à contribution des amateurs, c’est qu’elle se base en partie sur des connaissances empiriques. A force d’être sur place et d’observer leur environnement, certains amateurs acquièrent beaucoup de connaissances qui ne sont pourtant pas fondées sur un protocole scientifique rigoureux mais sur une solide expérience de terrain.

Pour finir, débrief de la journée avec d'autres bénévoles...


Nous vivons aujourd’hui dans une société qui peine parfois à reconnaître des savoirs autres que scientifiques. Pourtant, ces savoirs sont-ils forcément moins légitimes ? Personnellement, cela m’amuse de savoir que la science est peut-être en train de légitimer certaines de ces connaissances en s’appuyant dessus.




Pour aller plus loin


Merci aux membres de la LPO Savoie pour leur accueil et leur bonne humeur durant cette journée d’observation. Elle n’était pas destinée au grand public (car il fallait avant tout récolter un maximum de données fiables et sérieuses) et je les remercie de m’avoir accueilli malgré tout.

Si vous souhaitez participer à ce genre d’action, vous pouvez contacter la fédération LPO de votre département, ils se feront une joie de vous répondre.


Crédits photo : Quentin Daveau


A lire aussi sur le même sujet, sur Echosciences Grenoble :