¡La Movida! Vers une structure itinérante de co-production urbaine
Publié par Raphaël Besson, le 8 septembre 2014 5.5k
Raphaël Besson nous présente ¡La Movida!, un projet qu’il développe actuellement avec Jesús Ágreda Ruano et un ensemble d’architectes et d’ingénieurs espagnols dans le cadre du Media Lab Prado à Madrid. L’objectif ? Concevoir et créer une structure itinérante de co-production urbaine.
¡La Movida! est un projet développé au sein du programme "Madrid Laboratorio Urbano" du Media Lab Prado, en collaboration avec des architectes et ingénieurs madrilènes (1). L’objectif est de démocratiser la production, qu’elle soit industrielle, culturelle, technologique, scientifique ou urbaine, grâce à une structure itinérante de co-production et de prototypage rapide.
Maquettes de préfiguration de ¡La Movida! Jesús Ágreda Ruano
Technologies, nouvelle économie et itinérance des savoirs
Accélération des innovations et mutations des économies
Trois phénomènes socio-économiques contemporains nous incitent à défendre l’idée de création d’un espace nomade et dédié à la co-production. Les deux premiers ont déjà été largement décrits dans des articles précédents (2). Ils concernent essentiellement les processus d’accélération des innovations et de mutation des économies, où la connaissance tend à remplacer les ressources naturelles et le travail physique comme outils de croissance économique (Foray, 2000 ; Howkins, 2001 ; Scott, 2006 ; Boutang, 2008). Dans cette économie de la connaissance, les nouveaux modes de création de valeur reposent sur la production, la diffusion et la captation des savoirs. Ils remettent en cause le paradigme schumpétérien d’une innovation centrée sur les producteurs, pour penser une innovation ouverte et centrée sur les utilisateurs (Von Hippel, 1976).
La pensée nomade
Le troisième phénomène est étroitement lié aux deux premiers. Il a trait à l’intensification des recherches sur l’itinérance des savoirs et des savoir-faire (Meyer, Kaplan, Charum, 2001 ; Jacob, 2007). La question de l’itinérance des connaissances qu’elles soient scientifiques ou techniques offre un champ de réflexion considérable : identification et caractérisation des réseaux, des porteurs et des transmetteurs des savoirs (Cohendet, 2011 ; Winch, Courtney, 2007) ; analyse et conceptualisation des espaces propices à la circulation et à la diffusion des savoirs, qu’ils soient physiques ou virtuels etc.
L’un des points communs de ces réflexions est d’interroger une tendance de nos sociétés à polariser les lieux de savoir dans des musées, des bibliothèques, des universités, des technopôles ou encore des clusters. Ce processus de concentration des connaissances, a été initié avec la construction des bibliothèques à l’Antiquité et la construction des universités au Moyen âge, qui ont privilégié un enseignement long, cumulatif et standardisé (Jacob, 2007). Il a été largement accentué avec la Révolution industrielle et la spécialisation croissante des recherches et des sciences.
Or ce phénomène de concentration des savoirs correspond à un temps très particulier de notre histoire. Auparavant, de nombreuses sociétés avaient fait de la mobilité un instrument de leur développement et une condition essentielle de la capacité à produire des connaissances. Les techniciens, les artistes et les maîtres itinérants des « Royaumes combattants chinois » (Vème-IIIème av. JC), étaient considérés comme des professionnels de l’itinérance des savoirs (Lévi, 2007). En traversant des lieux multiples sans jamais s’y fixer, ces derniers jouaient un rôle fondamental dans les échanges culturels, la transmission des concepts et des savoir-faire, et par conséquent dans les dynamiques d’apprentissage, de connaissance et le rayonnement des différents Royaumes. On retrouve ici la philosophie de Confucius, « qui entraine sur les routes, à sa suite, la cohorte de ses disciples, école itinérante où l’essentiel devient ce que l’on apprend au hasard du chemin » (Jacob, 2007). Cette approche se retrouve en Grèce pendant la période « hellénistique » (du IVème au Ier siècle av. JC.). La société grecque fonda largement sa prospérité sur la circulation des grands savants (d’Euclide à Archimède) dans tout le bassin méditerranéen (Massar, 2007).
Progressivement nos sociétés prennent conscience des bienfaits de l’itinérance, que ce soit dans les dynamiques d’apprentissage, ou les processus d’hybridation et de production de connaissances nouvelles. A la concentration massive des siècles passés, la période actuelle s’inscrit dans une logique davantage réticulaire et propice à l’ouverture et la diffusion des connaissances.
Maquettes de préfiguration de ¡La Movida! Jesús Ágreda Ruano..
Penser la co-production des villes
Ces phénomènes cumulés de mutation des économies, d’accélération des innovations et de diffusion des connaissances ont un effet certain sur la fabrique et le fonctionnement des villes contemporaines. Les citadins s’attendent à devenir co-auteurs des réponses urbaines faites à leurs besoins et aspirations. Ils souhaitent être placés au cœur des réflexions sur la société de la connaissance et la « ville technicisée ». Ils réclament non seulement un droit à la ville (Lefèvre, 1968), mais aussi un droit à « infrastructurer la ville » (3) (Corsín, 2014). Le mouvement madrilène du 15 mai ou des « indignés » constitue une illustration intéressante de ces nouvelles aspirations : l’occupation d’espaces publics urbains trouve son origine dans la crise et les transformations socio-économiques que traverse l’Espagne. Ce mouvement est par ailleurs largement alimenté et porté par les technologies numériques et les réseaux sociaux du web.
La lecture critique de ces différents phénomènes contemporains, nous a conduit à imaginer la création d’un nouvel espace nomade et hybride, dédié à la co-production et au prototypage rapide. Ce projet que nous avons intitulé ¡La Movida! a vocation à rapprocher la société civile des activités de création, de recherche et de production, qu’elle soit industrielle, urbaine ou technologique, pour penser collectivement le « bien commun ».
Maquettes de préfiguration de ¡La Movida! Jesús Ágreda Ruano..
Le concept spatial et la méthodologie d'intervention de ¡LA MOVIDA!
Les grands principes spatiaux de ¡La Movida!
¡La Movida! permettra de répondre de manière rapide, efficace et éphémère à des projets de développement et de rénovation urbaine, mais aussi à des aspirations, des problèmes et des besoins qui émergeraient de la part d’habitants, qu’ils soient situés au cœur de Madrid, dans les périphéries de la ville, dans l’espace public d’une gare, d’un musée ou localisés sur des espaces publics vacants ou en chantier.
Pour tester le concept de ¡La Movida!, Madrid nous est rapidement apparu comme un terrain d’expérimentation privilégié. Depuis des décennies Madrid est à l’origine de nouvelles tendances sociétales comme le mouvement culturel créatif de la Movida dans les années 1980 ou le phénomène plus récent des indignés.
De la Movida madrileña des années 80 (et la figure emblématique de Pedro Almodóvar) aux mouvement des « indignados » (Madrid, 2011, Flickr)
On observe également la présence de plus de 200 espaces de co-working (Utopicus, Hub Madrid), ainsi que le développement de très nombreux espaces d’innovation ouverte, comme le Media Lab Prado, le centre d’art collaboratif Matadero, le Campo de la Cebada ou le Centre social autogéré de Lavapiés, dénommé « La Tabacalera » (une ancienne fabrique de tabac). Ces micro-lieux de créativité sociétale, artistique, urbaine ou numérique, constituent des espaces d’opportunité privilégiés pour implanter et tester ¡La Movida! en grandeur réelle. Enfin Madrid abrite une quantité considérable d’espaces vacants, qu’ils soient publics ou privés, des lieux informels et par conséquent adaptés à l’invention de nouveaux modes de production.
Carte des espaces publics et privés vacants de Madrid. Jesús Ágreda Ruano.
Au delà des spécificités madrilènes, nous avons identifié neuf grands principes spatiaux sur lesquels ¡La Movida! devra être conçue :
- NOMADE. ¡La Movida! sera un espace nomade. Son infrastructure devra être facile à monter et démonter.
- MODULABLE. La structure architecturale de ¡La Movida! sera modulable afin de s’adapter en continue à l’évolution (par essence) imprévisible des projets.
- ECONOMIQUE. Les coûts de fabrication, de construction, de montage et de démontage de ¡La Movida! devront être faibles et optimisés.
- DURABLE. ¡La Movida! proposera des solutions exemplaires en termes d’efficacité énergétique et environnementale.
- ARTISTIQUE. Le design de ¡La Movida! aura une dimension artistique ou en tout cas spectaculaire afin de provoquer une situation urbaine et sociale inédite et un contexte favorable à l’imaginaire.
Les Machines de l’île de Nantes et le « Cloud Gate » à Chicago (« The Bean ») (Flickr, cc)
- TECHNOLOGIQUE. La structure externe de ¡La Movida! devra exprimer la dimension numérique et technologique du projet. A titre d’exemple, une des façades de ¡La Movida! pourrait intégrer à moyen terme un écran digital interactif.
- ADAPTABLE. ¡La Movida! devra s’adapter à des terrains hétérogènes et potentiellement très accidentés.
- PROGRAMMATION DIVERSIFIEE. ¡La Movida! contiendra des programmes diversifiés et complémentaires. Un espace-ressource permettra l’accès à différents contenus (livres, revues, vidéos...) et au test de dispositifs de réalité augmentée, d’œuvres interactives visuelles et sonores, des maquettes immersives etc. Un second espace sera dédié aux séminaires, aux ateliers de co-créativité et d’innovation ouverte. Un dernier lieu sera consacré au prototypage rapide. Il comprendra des outils d’un atelier traditionnel et un ensemble de machines numériques (imprimantes 3D, fraiseuses numériques, découpeuses lasers et vinyles).
- REPRODUCTIBLE. Le système constructif de ¡La Movida! sera déposé sous licence Creative Commons. L’objectif est que n’importe citoyen puisse s’approprier les principes de ¡La Movida!, et ainsi construire et réinventer avec la plus grande autonomie possible sa propre ¡Movida!
Images de préfiguration de ¡La Movida! Jesús Ágreda Ruano
Avec ces neuf critères, nous avons étudié différentes structures nomades (sphères, camions, caravanes, yourtes, chapiteaux, structures en bois itinérantes et modulables, containers) pour identifier s’il existait une solution optimale. Or il nous est très vite apparu qu’aucune structure ne permettrait de répondre à l’ensemble de nos critères. Nous devions par conséquent imaginer une nouvelle architecture nomade !
The space Buster (Flickr) ; Wikouse making at MAKlab (Flickr) ; Fab Lab House, Barcelona (Flickr) ; Le chapiteau des Colporteurs pour leur spectacle Le Bal des Intouchables (Flickr) ; Maximus Minimus food truck Seattle Washington (wikimedia) ; Yourte de l’Atelier Arts Sciences (Grenoble) ; Habitat 67, Montreal, assemble de containers (wikimedia, CC).
La méthode d’intervention. De l’idée au prototype en trois semaines !
L’intervention de ¡La Movida! sera assurée par une équipe de trois personnes : un Fab manager, un médiateur scientifique et culturel et un expert dont l’expertise évoluera en fonction des projets (architecte, designer, ingénieur…). Leur rôle sera de guider les participants tout au long de l’expérimentation, et tout particulièrement lors des phases de scénarisation et de prototypage. La méthodologie reposera sur les principes de co-création et d’innovation ouverte. Elle consistera dans un premier temps à constituer un groupe de volontaires hétérogènes (scientifiques, citoyens ordinaires, urbanistes, designers, artistes..). Ces derniers accepteront de consacrer une partie de leur temps (quelques journées) à la création collective de scénarios de développement urbain, socio-économique, culturel ou environnemental d’un quartier.
Les participants seront totalement immergés dans la vie du quartier. La structure nomade de ¡La Movida! jouera de ce point de vue un rôle fondamental. Ils devront s’imprégner du « génie des lieux », grâce à temps d’observation libre du quartier et des entretiens formels et informels avec les habitants et les principaux acteurs du territoire. Des sessions de formation, des séminaires et des temps de brainstorming permettront aux participants de comprendre l’état de l’art et les principaux enjeux liés au projet. Ils auront ensuite en charge de développer collectivement des idées et des scénarios innovants, qui seront maquettés grâce aux outils de prototypage rapide de ¡La Movida! Une fois maquettés les prototypes seront testés pendant plusieurs semaines sur le quartier, qui se verra converti en un véritable laboratoire d’expérimentation en grandeur réelle ! Ces prototypes seront évalués par les habitants du quartier. L’expérience s’achèvera par la restitution publique des résultats de l’évaluation et la présentation des recommandations opérationnelles et stratégiques de développement du projet.
Quant au modèle économique de ¡La Movida!, il sera essentiellement hybride et issu de différentes sources de financement (prestations, locations, adhésions, financements participatifs, subventions, mécénat privé etc.).
Le concept architectural et technique de ¡LA MOVIDA!
Le système constructif de ¡La Movida! est en cours de développement au sein des ateliers du Medialab Prado. Nous n’exposons donc ici que les grands principes constructifs.
Evolution du système constructif de ¡La Movida! Jesús Ágreda Ruano
La structure architecturale se compose de trois grands arcs unis par un mécanisme permettant leur fixation et leur déploiement. Plusieurs enveloppes textiles permettent de protéger et délimiter les différents espaces. Ce système d’arcs et de toiles a été choisi pour sa facilité constructive et la liberté qu’il permet dans la conception architecturale. La transparence de certaines toiles sera déterminante puisqu’elle permettra au public extérieur d’observer en temps réel les activités développées au sein de ¡La Movida! Ce système d’enveloppes textiles a été également choisi pour ses performances économiques, environnementales (les voiles sont entièrement recyclables), constructives et techniques (qualité thermique et acoustique).
Evolution du système constructif de ¡La Movida! Jesús Ágreda Ruano
A moyen terme, nous étudierons la possibilité d’intégrer dans l’ossature de ¡La Movida! des tissus interactifs ou « intelligents » qui réagiront en fonction de situations données : frottements, chaleur, sonorités. Plus ambitieux encore est la réflexion que nous menons avec des ingénieurs madrilènes, pour intégrer dans certaines parties de la toile des écrans interactifs qui contiendront toute une série d’informations et de données utiles au projet. A chaque intervention, ¡La Movida! s’enrichira ainsi des contenus développés par les participants, transformant progressivement ¡La Movida! en un lieu (unique) de savoir itinérant.
Images de références. Frei Otto, Stade olympique de Munich (Flickr), Theo Jansen, artiste sculpteur néérlandais (wikimedia commons), Institute for Advances Architecture of Catalonia (Heliocell)
Vers la réalisation d'un premier prototype !
Mais avant de relever ces nombreux défis, notre premier objectif sera de construire et de présenter un prototype de ¡La Movida! au Media Lab Prado de Madrid début octobre 2014.
Le projet de ¡La Movida! repose sur les principes de l’innovation ouverte. Il n’est donc pas figé, mais a bien au contraire vocation à se transformer au fil des rencontres. Par conséquent, nous sommes ouverts à des propositions de collaborations qui permettront d’enrichir, de développer et de tester le concept de ¡La Movida! : aide à la construction d’une première structure opérationnelle; propositions de terrains d’expérimentation de ¡La Movida ! ; prêts ou dons de textiles dédiés à la construction ; propositions de séminaires permettant de débattre de la portée théorique de ¡La Movida ! etc.
>> Pour collaborer au projet de ¡La Movida !, n’hésitez pas à me contacter à l’adresse mail : r.besson@villes-innovations.com
>> Notes :
- Jesús Ágreda Ruano, Juan Rodrigo Solera, Maria de Prado Navarrete, Tania Udaondo Bernau, Marta Vela Ibañez.
- Raphaël Besson, « Tiers Lieux et fabrique des villes contemporaines », Echosciences, Mars 2014. Raphaël Besson, « Le paradigme économique des Tiers Lieux », Echosciences, Juin 2014.
- Nous reprenons ici une expression d’Alberto Corsín, « El derecho a infraestructurar la ciudad ».
>> Bibliographie :
- Boutang Y.M (2008), Le Capitalisme Cognitif : La Nouvelle Grande Transformation, Multitude/Idées, Editions Amsterdam.
- Charum J., Kaplan D., Meyer J-B., (2001), Nomadisme des scientifiques et nouvelle géopolitique du savoir, Revue Internationale des Sciences Sociales (RISS), n°168, pp 341-354.
- Cohendet P., Grandadam D., Simon L., (2011), «Rethinking Urban Creativity: Lessons from Barcelona and Montreal», City Culture and Society, Vol. 2, no 3, p. 151-158.
- Corsín Jiménez, Alberto (2014). ‘The right to infrastructure: a prototype for open-source urbanism’.Environment and Planning D: Society and Space, 32 (2), 342-362
- Foray D. (2000), L'économie de la connaissance, Paris : La Découverte.
- Howkins J. (2001), The Creative Economy : How People Make Money from Ideas, Londres : Allen Lane.
- Jacob, C., (2007), Circuits et dynamiques de la mobilité, in Lieux de savoir. Vol. 1. Espaces et communautés, Paris, Albin Michel, p. 779-786.
- Lefèvre H., (1968), Le droit à la ville, Paris, Editions Anthropos.
- Lévi, J., (2007), Les « circulateurs de savoirs » au temps des Royaumes combattants (Vè-IIIè av .J. C.), in Lieux de savoir. Vol. 1. Espaces et communautés, Paris, Albin Michel.
- Massar N., (2007), Les maîtres itinérants en Grèce : techniciens, sophistes, philosophes, in Lieux de savoir. Vol. 1. Espaces et communautés, Paris, Albin Michel.
- Scott A.J. (2006), « Les ressorts des villes créatives : Quelles leçons en tirer pour les décideurs », Examens territoriaux de l’OCDE, Villes, compétitivité et mondialisation, OCDE, pp.261-272.
- Von Hippel E. (1976), The dominant role of users in the scientific instrument innovation process. Research Policy, 5(3), 212-239.
- Winch, G. M. et R. Courtney (2007), The organization of innovation brokers: An international review, Technology analysis & strategic management, 19:6, 747-763.