La lumière synchrotron, au service de la science et de la société
Publié par Michel Belakhovsky, le 24 novembre 2013 7.1k
Michel Belakhovsky est le rédacteur en chef d'un numéro de "Reflets de la physique" consacré à la lumière synchrotron, dont nous republions ici la préface.
Le rayonnement synchrotron (RS) était autrefois considéré comme parasite sur les accélérateurs de particules. Mais il s’est en un demi-siècle imposé comme un apport scientifique majeur à la recherche dans nombre de domaines, à commencer par la caractérisation fine de la matière condensée. Il s’agit là d’une retombée de la physique des hautes énergies – suivie d’un gros effort d’instrumentation – sur l’ensemble des disciplines physiques, chimiques, biologiques, avec des applications majeures en science des matériaux, environnement, santé…
Il est donc paru opportun de traiter du RS, à la fois parce qu’il est désormais dans une phase de maturité d’utilisation tout en ayant de grandes perspectives de progrès, et qu’il a multiplié ses installations au plan mondial. En attestent les dizaines de milliers de chercheurs qui l’exploitent avec autant de publications dans les revues les plus prestigieuses, ou encore les prix Nobel obtenus.
Une autre raison de traiter du RS est l’importance des investissements humains et financiers qui lui sont consacrés. Aux chercheurs d’exploiter au mieux cet outil pour leurs problématiques de recherche, aux enseignants de familiariser leurs élèves et étudiants à une science et une technologie en train de se faire. Les deux se doivent également d’en parler autour d’eux, à la société dans son ensemble, pour qu’elle puisse apprécier toutes les avancées de ces installations, autour desquelles se regroupent des cultures et des nationalités très diverses. Enfin, à l’heure où l’Europe communautaire se cherche, il est bon de montrer que le RS est un outil synergique soudant les communautés scientifiques entre elles – comme le font d’ailleurs, plus généralement, les autres très grands équipements de son territoire.
Ce numéro spécial [ndlr : retrouvez le sommaire et plusieurs articles en accès libre ici] vise à présenter quelques illustrations – parmi beaucoup d’autres – de l’apport des deux grandes installations de rayonnement synchrotron localisées en France, l’ESRF (Grenoble) et SOLEIL (région parisienne), aux divers plans scientifique, technique, industriel et culturel (1). Pour une meilleure lisibilité, les articles de ce « dossier synchrotron » sont regroupés en cinq parties thématiques. La première partie, intitulée « Les synchrotrons à électrons, sources de lumière », a pour objectif d’introduire le sujet et de faciliter la lecture des parties suivantes. Dans une présentation commune, les directeurs de l’ESRF et de SOLEIL, Francesco Sette et Jean Daillant, rappellent l’intérêt des sources de RS, outils pluridisciplinaires. Les trois articles suivants, rédigés par les coordinateurs de ce numéro, traitent de l’historique et des perspectives de ces sources, de la science à SOLEIL et de la jouvence en cours de l’ESRF.
L’article de Marie-Emmanuelle Couprie et coauteurs [ndlr : disponible en accès libre ici] est consacré à la description des anneaux de stockage équipés de dispositifs dits d’insertion, qui constituent des multisources RS de très grande finesse spatio-temporelle. Chaque source alimente une ligne de lumière [ndlr : "beamline"], dont l’instrumentation (optique, détection) est ensuite décrite par Jean Susini – chaque composante se situant aux frontières des technologies. L’imagerie synchrotron 2D et 3D sous ses multiples formes, en grand essor, fait l’objet de la seconde partie. José Baruchel, Armelle Philip et Paul Tafforeau [ndlr : que nous avions reçu en juin 2012 au FabLab de Grenoble pour une table ouverte] passent en revue l’imagerie basée sur l’absorption X, puis deux avancées : les images de phase et celles en diffraction de Bragg, avec des applications allant de la métallurgie à la paléontologie. Jan Vogel et ses coauteurs montrent comment une imagerie très locale (dizaine de nanomètres) en dynamique sub-nanoseconde permet de suivre le déplacement de parois magnétiques dans des microfils. Enfin, Matthieu Réfrégiers et ses coauteurs traitent des systèmes biologiques, imagés en 3D avec une résolution submicrométrique, grâce à leur fluorescence sous excitation RS ultraviolette.
La diffraction des rayons X durs a d’innombrables applications et fait l’objet de la troisième partie, « Explorer les structures à l’échelle nanométrique ». L’utilisation du rayonnement synchrotron a bouleversé la biologie structurale, comme nous l’exposent Matthew Bowler et Didier Nurizzo ; la relation structure-fonction de nombreuses macromolécules biologiques a pu être dévoilée, avec des applications à la recherche de nouveaux médicaments. L’article de Luigi Paolasini montre l’apport de la diffraction magnétique : il traite ici de l’étude des matériaux multifonctionnels « multiferroïques », dans lesquels coexistent le magnétisme et la ferroélectricité. Bien que les électrons émettent des photons aléatoirement, contrairement aux lasers, la cohérence est cependant exploitable dans des conditions précisées ici par Sylvain Ravy, ouvrant un champ immense d’applications. Les très fins pinceaux de rayons X durs sont également très adaptés, en incidence rasante ou non, à la caractérisation des surfaces, interfaces et nanostructures (Gilles Renaud). Enfin, l’article de Mohamed Mezouar et ses coauteurs illustre la possibilité d’étude sous des conditions extrêmes d’environnement de l’échantillon – à savoir de rayons X très durs pour traverser des enceintes de cellules haute pression.
La quatrième partie, « Spectroscopie des atomes et des molécules », porte sur l’utilisation de plus grandes longueurs d’onde. La spectrométrie à transformée de Fourier a pu être étendue à l’ultraviolet du vide (VUV), avancée fondamentale pour l’astrophysique et les sciences de l’atmosphère (Nelson de Oliveira, Denis Joyeux et Laurent Nahon). Une difficulté majeure, rencontrée dans l’étude spectroscopique des mouvements des molécules dans les gaz, est de distinguer les différentes contributions ; l’article de Catalin Miron montre ici celle de la rotation, une première. Enfin, la technique puissante de photoémission angulaire a permis l’étude du graphène en multifeuillets, montrant qu’il pourrait être utilisé sous cette forme pour l’électronique THz du futur (Antonio Tejeda, Amina Taleb et Claire Berger).
Les synchrotrons, par leur transdisciplinarité, sont un lieu privilégié d’échange entre science et société, que ce soit dans le domaine culturel ou économique. C’est l’objet des articles de la dernière partie. Marie-Pauline Gacoin [ndlr : article en accès libre ici] et Dominique Cornuéjols présentent ici l’ouverture de SOLEIL et de l’ESRF vers le grand public et les jeunes. Marine Cotte nous explique pourquoi le RS est bien adapté pour la compréhension et la préservation des matériaux de notre héritage culturel. Enfin, Philippe Deblay et Edward Mitchell décrivent le transfert industriel et l’apport d’expertise en haute technologie de l’ESRF et de SOLEIL.
Quel est l’avenir du rayonnement synchrotron ? Le grand développement de la maîtrise des sources lumineuses de haute énergie, de l’ultraviolet du vide aux rayons X, avec un accroissement fantastique de la brillance de ces sources en comparaison des tubes classiques de rayons X, est encore loin de la saturation aujourd’hui. L’avenir immédiat verra mûrir l’utilisation des sources X cohérentes et à haute résolution temporelle, qui se rapprochent des mouvements électroniques.
>> Notes :
- Un dossier synchrotron a déjà été publié en France sur la recherche mondiale en matière condensée : “Synchrotron X-rays and condensed matter”, édité par M. Belakhovsky, C. R. Physique, Tome 9, fascicules 5-6 (2008).
>> Lire aussi : "ESRF : tableaux et fossiles sous les rayons X" par Marion Sabourdy et le blog de Thinkrotron, le suivi du projet artistique de Laurent Mulot
> Illustrations : Denis Morel / ESRF, El Glon (Flickr, licence cc), Jean-Pierre Dalbera (Flickr, licence cc), CORE-Materials (Flickr, licence cc), Green Lens Studios, London (trouvé sur le profil d'Ars Electronica sur Flickr)