La Fresque de la Montagne, un outil de médiation science-société pour aborder le changement climatique dans les Alpes

Publié par Educ'alpes Réseau d'éducation à la montagne alpine, le 11 juillet 2024   510

Face à l’intérêt croissant pour les dispositifs capacitatifs (qui visent à mettre les personnes concernées en capacité d’action) pouvant influencer les comportements des entreprises, des collectivités et des citoyens, de nombreux outils se sont développés. Leur objectif ? Donner des clés de compréhension des grands enjeux, ouvrir des espaces d’échanges et de débat, inviter et faciliter le passage à l’action collective et individuelle.

Parmi ce panel d’outils les jeux sérieux (ou serious games) et les fresques connaissent un essor particulièrement important. Effet de mode ou efficacité réelle ? C’est ce que nous allons tenter de cerner ici en nous intéressant aux usages des jeux sérieux et en définissant les outils fresque, encore émergents, pour terminer sur la naissance de la Fresque de la Montagne.

Maëlys Bernot et Gwladys Mathieu partagent l'expérience d'Educ'Alpes  dans ce domaine ainsi que l'initiative de la Fresque du climat en montagne coordonnée par l'association !

Les jeux sérieux

Le jeu sérieux est un jeu dont l’objectif premier n’est pas le divertissement mais l’atteinte d’un objectif. D’après le rapport de GAMAE et différentes enquêtes, on distingue trois usages attribués aux jeux sérieux :

  • Un outil d’appropriation des savoirs : mobilisés en situation d’apprentissage (en milieu scolaire notamment), ils permettent une appropriation rapide des informations sur un sujet et, selon la nature du jeu, la participation à l’élaboration d’une démarche scientifique ou son application. Le public est ainsi proactif dans son apprentissage.
  • Un outil de médiation territoriale, permettant par exemple les échanges entre les différents acteurs d’un territoire et l’utilisation de l’intelligence collective pour faire émerger des solutions face à des problématiques locales. La Grange par exemple, un jeu sérieux développé par INRAE, a pour vocation la concertation pour discuter collectivement du présent et du futur d’un territoire d’élevage face à des contraintes comme le changement climatique (plus d’informations disponibles sur The Conversation).
  • Un outil d’évolution des comportements : le jeu sérieux est vu comme “un moyen de s’affranchir des normes établies et de soutenir des dialogues démocratiques plus transparents” (rapport de GAMAE). L’apprentissage coopératif et collaboratif concours à transformer les comportements et attitudes afin de faciliter l’engagement. Par ses objectifs de concertation et de prise de décision grâce à la confrontation de points de vue et l’argumentation, le jeu permet de lutter contre les asymétries de savoirs et de faire évoluer collectivement les comportements (Les jeux sérieux, des innovations au service des transitions agroenvironnementales et alimentaires durables dans les territoires. Une enquête menée en France. Dernat S. & al).

Les Fresques (qui ne sont pas considérées comme des jeux, mais des ‘ateliers ludiques’) s’inscrivent également dans ces 3 dimensions. Pour mieux cerner cet outil, intéressons-nous tout d’abord à sa genèse.

Historique : la naissance de la Fresque du Climat

La Fresque du Climat, premier atelier Fresque à avoir vu le jour, a été créé en 2015 par Cédric Ringenbach. À cette époque il donnait des cours d’une journée sur le climat. Un jour, il a testé un format d’atelier qui consistait à remettre dans l’ordre de cause à effet des feuilles sur lesquelles des graphiques du GIEC étaient imprimés. Devant le succès de cette expérience, il l’a reproduite systématiquement, ajustant, développant et améliorant la construction de l’atelier au fil des séances. Son initiative a connu un développement exponentiel : multiplication des formations d’animateurs et des animations d’ateliers, fixation d’un objectif d’1 million de participants (atteint en avril 2023). Cet essor a débouché, dès 2019, sur la naissance de “Fresques amies”, déclinant le principe à une diversité de thématiques (océans, biodiversité, numérique…).

Comment se déroulent les Fresques ?

Les ateliers Fresques sont en général divisés en deux phases : une phase de compréhension et d’appropriation des notions via des cartes à lier, souvent selon le mécanisme de cause à effet, et une phase de réflexion sur des actions à mettre en place. Le contenu des cartes se base sur des données scientifiques sourcées. Lier les cartes entre elles permet aux participants de construire une vision d’ensemble et partagée d’un problème. La phase de réflexion a pour objectif un passage à l’action et une transformation à travers la prise de décisions en lien avec l’objet de la Fresque réalisée.

Caractéristiques communes

Les Fresques se caractérisent par :

  • Le côté scientifique : ce sont des dispositifs de médiation scientifique, qui permettent d’aborder de manière systémique des sujets complexes et dont le contenu est basé sur des sources scientifiques fiables
  • La mise en œuvre d’une pédagogie holistique : elles mobilisent à la fois la tête (par l’apport d’informations, sa dimension visuelle et son aspect créatif), le cœur (génératrice d’un panel d’émotions variées) et le corps (en invitant au passage à l’action)
  • La proactivité des participants : par leurs aspects coopératif et participatif
  • Une simplicité de mise en œuvre : elles nécessitent peu de matériel
  • Une énorme possibilité de démultiplication : pour animer une Fresque, il suffit d’avoir participé à un atelier et de suivre une courte formation
  • Elles ne nécessitent pas de connaissances préalables pour y participer et sont potentiellement adaptables à une diversité de public

Décliner la Fresque du Climat en montagne

Avec un réchauffement marqué, des milieux et écosystèmes fortement structurés par la température et des activités économiques climato-dépendantes, la montagne est un territoire sentinelle, qui se prête particulièrement bien à l’illustration des impacts du changement climatique. Aussi, depuis plus d’une dizaine d’années, les acteurs rassemblés au sein du réseau Educ’alpes (réseau d’éducation à la montagne alpine) développent des outils et approches pédagogiques pour aborder le changement climatique dans les Alpes avec divers publics. Devant le succès de la Fresque du Climat, l’idée de développer une déclinaison appliquée aux territoires de montagne a germé avec un collectif d’éducateurs à l’environnement en 2021. Ce projet a abouti à une première version publique de l’atelier fin 2023.

Crédits: Educ'Alpes

La Fresque de la Montagne aborde différentes thématiques : les impacts visibles du changement climatique sur le paysage, le cycle de l’eau, les risques naturels et la biodiversité ainsi que les activités sociales et économiques des territoires de montagne. Elle est basée sur l’utilisation d’un support illustré de paysage de montagne, qui permet de matérialiser les conséquences du changement climatique et facilite l’organisation des différents phénomènes décrits dans l’espace. Les thématiques abordées sont enrichies au cours de l’animation par l’expérience personnelle des participants. Cette phase a pour objectif la construction d’un diagnostic partagé des impacts du phénomène. L’appropriation et le côté concret du changement climatique sont renforcés par le partage du vécu des participants.

Crédits: Educ'Alpes

Dans la deuxième partie de la Fresque de la Montagne, les participants incarnent par groupe un acteur des territoires de montagne et sont invités à imaginer un avenir souhaitable pour les Alpes en 2050 et à planifier des actions pour y arriver. Cette phase de création de récits stimule l’imagination et permet d’utiliser les imaginaires comme outil de lutte contre des récits prémâchés et dominants (dont font par exemple partie les 12 discours de l’inaction, en français, et illustrés). Cette projection permet ainsi de se réapproprier l'avenir, de le rendre plus présent et donc plus constructible et déverrouiller les résistances au changement à l’image de la démarche promue par Les Propulseurs.

L’efficacité des outils Fresque et leurs limites

L’engouement actuel pour les Fresques nous pousse à nous interroger sur leur efficacité.

Les retours de pratique permettent d’identifier un certain nombre de freins et limites inhérents à l’outil :

  • L’entre-soi : les personnes “grand public” venant participer à un atelier sont plutôt des personnes déjà sensibilisées et ayant un intérêt pour le sujet, souvent de classe sociale moyenne et supérieure, urbaines et ayant fait des études supérieures.
  • La durée : un atelier dure en moyenne 3 heures. C’est à la fois long et exigeant pour les participants (il faut être motivé !), et court au regard des sujets complexes à aborder.
  • Nécessaire mais pas suffisant : une animation fresque ne saurait se résumer à elle seule à une démarche vertueuse vis-à-vis du climat si elle n’est accompagnée d’aucune mise en place de mesures structurelles. La Fresque n’est pas une démarche d’adaptation ou d’atténuation, elle est seulement un outil de sensibilisation, qui veut aider les participants à s’inscrire dans un parcours d’engagement, en offrant une vision collective plutôt que de passer uniquement par une perspective individuelle.

En termes d’objectifs, les Fresques visent le changement de comportement des individus qui y participent et de la société dans laquelle ils sont acteurs. Si quelques chercheurs en psychologie sociale commencent à se pencher sur l’évaluation de l’atteinte de cet objectif, on ne dispose pas encore d’études qui prouvent l’implication des Fresques dans le changement de comportement. Nous pouvons tout de même constater la naissance de communautés d’animateurs de Fresques que l’on peut qualifier de communautés apprenantes. Ces communautés permettent à la fois la co-construction d’une vision commune, la création de liens grâce à des émotions partagées, du co-apprentissage via les pratiques et le savoir de chacun et un sentiment d’appartenance. La mobilisation d’une diversité de rationalités et de points de vues partiels pour reconstruire collectivement une vision d’ensemble fait directement écho à la dimension systémique des impacts du changement climatique.

Ainsi, de par leur fonctionnement basé sur l’intelligence collective et leur pédagogie participative, les Fresques s’insèrent dans la vague de pédagogies nouvelles (qui défendent le principe d'une participation active des individus à leur propre formation) et permettent de répondre aux attentes actuelles en termes d’éducation et d’apprentissage. Des espaces de réflexion et d’expression sont ouverts pour les participants afin qu’ils puissent imaginer des solutions et des pistes d’actions pour faire face aux problèmes pointés par les Fresques. Ces espaces permettent aussi de penser la réorganisation de la société de manière collective, et créer des liens entre les participants, les animateurs et la science. Les Fresques ne se suffisent donc pas à elles-mêmes, elles s’inscrivent dans un parcours de sensibilisation et d’engagement, font partie d’un tout et ne sont pas une fin en soi. Elles sont plutôt un premier pas vers la construction de conditions favorables à une prise en charge collective des enjeux climatiques.

Pour en savoir plus: