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La curieuse aphasie de l'homme pressé

Publié par Laurent Vercueil, le 24 mars 2019   6.2k

Dans le film d'Hervé Mimran, "L'homme pressé", Fabrice Luchini incarne Alain Wapler, un businessman touché par un AVC dans un moment critique de sa carrière professionnelle, qui le laisse aphasique. Avec l'aide de Leïla Bekhti qui campe une orthophoniste tenace, il parvient toutefois à assurer la présentation d'un modèle audacieux au salon de Genève (il est dans l'automobile) mais son trouble sévère du langage conduit la direction à le licencier sans égard pour ses contributions passées et surtout, son obstination à surmonter son handicap. Il est alors amené, dans la dernière partie du film, à reconsidérer ses priorités, pour le bien de ses proches.

Il est tout à fait frappant de voir Luchini, le talentueux jongleur de mot, peiner à s'exprimer. Alors qu'il émerge d'un coma initial, il s'adresse à ses proches dans un jargon incompréhensible. Ainsi, au cours des aphasies fluentes (c'est à dire, qui ne s'accompagnent pas d'une réduction de la production verbale), les personnes sont, le plus souvent, dans l'incapacité de détecter les aberrations qui surgissent dans leur langage. Cette anosognosie est flagrante chez Wapler (le personnage joué par Luchini) qui peut débiter, à une allure tout à fait correcte et avec une prosodie normale (la mélodie des phrases, les intonations), des propos parfaitement incompréhensibles. Curieusement, il semble en revanche être mesure de comprendre ce qui lui est dit et, encore plus étonnant, il repère, lorsqu'on lui joue l'enregistrement audio de ses propos, le caractère anormal de son propre langage. 

Mais le plus curieux est à venir. 

Avec la reconstruction progressive de son langage, Wapler passe par l'étape des paraphasies. Les paraphasies sont l'utilisation d'un mot pour un autre, ou d'un non-mot (un logatome, sans signification). Il a parfois recours à des paraphasies sémantiques, où un mot en remplace un autre (par exemple, lorsqu'il utilise "psychopathe" à la place d'"orthophoniste", ou, de "psychologue", s'il s'est mépris sur la fonction exercée par le personnage joué par Leïla Bekthi). Mais le plus souvent, il commet des inversions  syllabiques, inventant une forme originale de verlan, avec la production de paraphasies phonémiques, où la déformation porte sur les différents phonèmes qui composent le mot. Ces déformations sont courantes chez les personnes aphasiques, mais aussi, reconnaissons-le chez tout un chacun, avec des collisions de sens qui sont parfois...intéressantes. 

Mais une paraphasie n'a, à ma connaissance, jamais été décrite (1), que nous pourrions alors appeler le syndrome aphasique de Wapler

De quoi s'agit-il ? Comme le lui fait remarquer son ami Eric (qui finira par le virer), Wapler utilise systématiquement le mot "Au revoir!" à la place de "Bonjour!", et inversement, "Bonjour!" au moment de quitter la compagnie. Dans le film, nous assistons à de très nombreuses occurrences de cette inversion, qui s'avère systématique, de sorte que nous pouvons être convaincu qu'il ne s'agit pas d'un tirage aléatoire au sein d'un groupe constitué des deux mots, où l'un ou l'autre pourrait être utilisé dans une situation donnée, mais bien d'une inversion catégorique.  

Cependant, Wapler ne commet aucune erreur d'interprétation des contextes : lorsqu'il arrive dans un endroit, il ne se comporte pas comme s'il allait le quitter immédiatement après avoir dit "Au Revoir!". Nous pouvons donc retenir que Wapler se comporte tout à fait normalement vis à vis des contextes sociaux qui s'ouvrent ("Bonjour!") ou se referment ("Au Revoir!"), mais inverse systématiquement l'emploi des deux mots. 

Ce qui peut nous amener à considérer ce qu'ont de particulier ces deux mots : ils sont contextuels et performatifs. 

  • Contextuels, parce qu'ils sont déclenchés par un contexte - j'arrive (Bonjour), je pars (Au Revoir)
  • Performatifs (2), parce qu'ils ouvrent (Bonjour) un échange, ou le referme (Au Revoir). 

Parce qu'ils sont contextuels et performatifs, ils ont un statut particulier au sein du langage, qui les rend différent des autres productions verbales de Wapler. Ils peuvent d'ailleurs s'apparenter à d'autres mots qui présentent cette double valence contextuelle et performative , tels que les jurons, par exemple (3). 

Or, ces mots, jurons et salutations, déclenchés par des contextes, émotionnels (jurons) ou sociaux (bonjour), sont, en réalité, le plus souvent préservés au cours des aphasies, y compris au cours des aphasies les plus sévères, par exemple, les aphasies non fluentes (la personne ne dit mot) comme l'aphasie de Broca (mais pas uniquement, voir pour ce qui concerne les jurons : 4).

En somme, le syndrome aphasique de Wapler affecte un type de production verbale qui est habituellement préservé dans l'aphasie (Hughling Jackson, le grand neurologue anglais de la fin du XIXème siecle écrivait: “The speechless patient may occasionally swear”), parce qu'impliquant des circuits distincts. Qui plus est, Wapler ne souffre pas d'une disparition de ces mots, mais d'une inversion de leur utilisation !

Pour le dire plus simplement, il s'agit d'automatismes verbaux déclenchés par le contexte. Wapler interprète correctement le contexte mais mobilise le mauvais automatisme. C'est comme si, en conduisant sa voiture, la vision d'un virage à gauche amènerait le conducteur à tourner à droite !

Nous n'avons pas accès, dans le film, à l'imagerie cérébrale (scanner ou IRM) réalisé chez Wapler, alors qu'on assiste au déroulement des investigations médicales. C'est dommage, il aurait été intéressant de connaitre la localisation exacte d'une lésion à l'origine d'un comportement verbal si surprenant. 


Notes

(1) J'avoue avoir connu des difficultés importantes à vérifier l'absence de travaux neurologiques sur le sujet. Cela peut provenir aussi d'une mauvaise identification de ma part des voies bibliographiques... Je suis preneur de toute piste susceptible de corriger cette première impression !

(2) Les mots performatifs sont des "actes de langage", c'est à dire que lorsqu'ils sont prononcés, ils modifient le réel. L'exemple le plus souvent utilisé pour illustrer un "acte de langage" est la locution "je vous déclare uni par les liens du mariage".  

(3) que les jurons soient des mots contextuels est évident, mais qu'ils puissent constituer des "actes de langage" est plus discutable. On peut considérer toutefois qu'insulter quelqu'un modifie profondément la relation interpersonnelle. Une insulte pouvait conduire au duel, autrefois. La personne insultée se sent "souillée", elle demande réparation. Le juron, l'insulte, est la projection de cette souillure. Finalement peu différente du crachat, qui, lui, est indiscutablement un acte.  

(4) Dans la revue de Van Lancker et Cummings (1999), les jurons concernent un très large domaine de la neurologie : "Excessive swearing occurs in traumatic brain injury and in paraplegic, spinal cord patients. It occurs in the elderly in association with depression, encephalitis, dementia and klazomania. Post-ictal swearing has been reported in epilepsy . Tardive Tourettism, sometimes with coprolalia, has been reported following use of neuroleptics including in a Japanese patient. Pathological use of expletives and taboo words and phrases is a key feature of Gilles de la Tourette syndrome (GTS) and certain other movement disorders, especially Sydenham's chorea, which has clinical similarities to GTS "


Photo d'illustration de l'article extraite du film : Fabrice Luchini et Leïla Bekthi (de dos) dans le film "L'homme pressé" (2018) d'Hervé Mimran.