La culture scientifique et technique, un bout d'histoire
Publié par François-Xavier Chaise, le 2 avril 2014 3.2k
Dans le cadre de son année de Master Histoire, Philosophie, Sociologie des Sciences à l’Université Pierre-Mendès France, François-Xavier revient sur l’évolution de la culture scientifique et technique.
La culture scientifique et technique (C.S.T) est, en France, une idée au moins aussi vieille que la république. Condorcet, délaissant ses recherches en mathématiques pour s'investir en politique, l'évoque dans ses Mémoires sur l'instruction publique, aux premières heures de la Révolution : « Le maintien de la liberté et de l'égalité exige donc un certain rapport entre l'instruction des citoyens qui en peuvent recevoir le moins, et les lumières des hommes les plus éclairés, dans le même pays, et à la même époque »
« [...] il est une autre espèce d'instruction qui doit embrasser toute la vie. L'expérience a prouvé qu'il n'y avait pas de milieu entre faire des progrès ou des pertes. L'homme qui, en sortant de son éducation, ne continuerait pas de fortifier sa raison, de nourrir par des connaissances nouvelles celles qu'il aurait acquises, de corriger les erreurs ou de rectifier les notions incomplètes qu'il aurait pu recevoir, verrait bientôt s'évanouir tout le fruit du travail de ses premières années »
Le siècle de la presse
Il faudra cependant attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour voir l'émergence réelle de ce qu'on appelle alors la vulgarisation scientifique. Elle sera portée par un autre essor, bien plus vaste encore, celui de la presse. L'invention des rotatives Marinoni (les gros rouleaux qui impriment les journaux) (1), mais aussi la machine linotype (le premier « clavier », avant lequel il fallait placer les caractères manuellement un à un), la lithographie et la reproduction de photographies sur papier (qui permettent les illustrations) et l'explosion du nombre de kilomètres de chemin de fer (2), changent la donne.
Les journaux s'acquièrent à des prix modiques, la presse élargit son public, se spécialise. Parmi ces domaines de spécialisation, des journaux de vulgarisation scientifiques se trouvent peu à peu un public. On comptera jusqu'à une vingtaine de parutions pour le secteur durant les deux dernières décennies du siècle.
L'âge du scientisme
Une seconde dimension vise à expliquer ce succès pour les périodiques de vulgarisation scientifique, celle du scientisme. L'engouement pour les sciences a lieu en dehors de l'univers des journaux. Le Palais de l'Électricité est inauguré en 1900, les expositions universelles de 1867, 1878, 1889 et 1900 voient leur nombre de visiteurs augmenter successivement de la première (15 millions) à la dernière (50 millions) (3). La philosophe Bernadette Bensaude-Vincent rappelle d'ailleurs une enquête du Petit Journal (non, pas celui avec Yann Barthès) de 1906 demandant à ses lecteurs de classer les personnes les plus illustres du XIXe. Les résultats publiés en 1907 placent Louis Pasteur en tête, devant un écrivain engagé comme Victor Hugo, ou encore Gambetta. Enfin, les éditeurs multiplient les collections de livres de vulgarisation.
Un goût généralisé pour la science, ou une stratégie « marketing » ?
La vision d'un engouement populaire pour les sciences qui aurait pu être satisfait par les efforts zélés des éditeurs et les possibilités techniques de l'époque n'est pas partagée par tous. Bernadette Bensaude-Vincent présente dans son ouvrage de 1999, L'Opinion publique et la Science. À chacun son ignorance, réédité en 2003 sous le titre La Science contre l'opinion. Histoire d'un divorce, une autre version de l'histoire.
Dans celle-ci, le schéma est globalement le même, mais l'intention est inversée. Les possibilités offertes par le développement du chemin ferroviaire et les avancées de l'impression sont mises à profit pour atteindre un public qui n'a pas d'intérêt, à priori, pour les sciences. La presse de vulgarisation scientifique devient alors une stratégie commerciale d'ampleur. Les journaux attirent d'abord leurs premiers lecteurs en reliant les connaissances scientifiques qui y sont présentées aux situations quotidiennes. Ensuite, ils soulignent les grandes avancées de la science, et soulignent la nécessité d'être « à la page ». Enfin, ils se spécialisent dans un niche particulière (enfantine, féminine, style plus ou moins savant). Dans cette optique, il n'y a pas eu de demande insistante du grand public de pouvoir consacrer ses loisirs à la science. C'est cette demande qui a été créée par des « commerciaux » assidus, qui voyaient dans les avancées techniques la rentabilité qui avait à en tirer, tout au long du XIXe siècle.
La culture scientifique et technique est un phénomène assez modeste, qui a toujours subi de plein fouet les influences des grands changements sociaux. La révolution de 1789 a posé la question de l'instruction publique pour les adultes. L'essor de la presse a permis celle de la vulgarisation scientifique. Plus récemment, Mai 68 a déclenché une vague de critiques internes dans le milieu scientifique, où se sont développés tout un champ d'étude sur la culture scientifique, ainsi que de nouvelles formes d'interactions entre sciences et sociétés (science shops, débats de pluri-expertises, les CCSTI …). Il y aurait encore beaucoup à dire sur ses origines, sa théorie, ses enjeux. Ce rappel suffira, j'espère, à attirer l'attention sur un sujet trop souvent encore considéré comme mineur par rapport aux grandes questions scientifiques. Les sciences doivent appartenir à tous, celles qui existent comme celles à venir.
>> Notes :
- Brevet déposé en avril 1866
- On passe de 4000 à 20 000 kms entre le milieu du siècle et 1878 à l'aide des plans Legrand et Feycinet et du Duc de Morny
- Difficile d'évoquer les expositions universelles sans rappeler les dérives qui y ont eu lieu. Voir le documentaire « Zoos humains » de Blanchard et Deroo sorti en 2002, où sont rappelées les dérives du colonialisme de l'époque
>> Pour aller plus loin :
- Béguet B. (dir.) La Science pour tous : une histoire de la vulgarisation scientifique de 1850 à 1914, Paris : CNAM, 1990 (particulièrement l'article de Florence Colin, qui constitue la principale source de cet article)
- Bensaude-Vincent B. L’opinion publique et la science. A chacun son ignorance. Paris : Les empêcheurs de tourner en rond, 2000
- Sur Internet, aller voir le portail Science et société, où sont téléchargeables gratuitement de nombreux textes de réflexion
>> Illustrations : James Vaughan (Flickr, licence cc), Gallica