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La concordance des sens : un exemple de syndrome de Capgras

Publié par Laurent Vercueil, le 4 août 2016   5k

Le cerveau traite des signaux. Il compose une harmonie à partir d'une multitude de sources, une sorte de récit pour lui-même, qui puisse satisfaire son besoin de cohérence. Et ceci au prix, parfois, de petits arrangements avec le réel. Quelques dérapages nous font mieux comprendre ce travail permanent : voici, par exemple, un cas typique de Syndrome de Capgras.

Dans le film "Invasion of the Body Snatchers" de Don Siegel (1956), le médecin d'une petite ville américaine est confronté à la substitution des citoyens par des sortes de "zombies", dont l'apparence n'a pas changé, mais qui deviennent des étrangers pour leurs proches.

Ainsi, dans l'extrait sélectionné ci-dessous :


Cet extrait jette une lumière intéressante sur la nature réelle des évènements : si l'on en croit la jeune personne interrogée par le médecin, son oncle présente l'ensemble des caractéristiques physiques, ainsi que la mémoire autobiographique (les épisodes vécus qu'il a partagé avec sa nièce), qui fondent son identité. Pourtant, comme elle l'affirme à son interlocuteur qui doit feindre l'incrédulité (s'il est un lecteur assidu d'Atout-Cerveau), il manque quelque chose ( "there is something missing"), comme... l'émotion, le "feeling" ("everything is the same, not the feeling..."). Cette dissociation fait de lui un étranger suspect. Pour notre héros, cette impression étrange est "inside you". C'est en effet lui qui a raison, et non le réalisateur, qui veut nous faire avaler une croquignolette histoire de corps vidés de leurs âmes...

La sensation d'étrangeté rapportée par la jeune femme est due à la dissociation entre les signaux provenant de l'apparence physique de son oncle, et ceux qui relèvent du traitement des émotions qui y sont associées. Rencontrer une personne familière suscite en nous un état émotionnel en relation avec les rapports entretenus avec cette personne. S'il existe une dissociation entre la perception physique et l'état affectif, un malaise s'installe. Dans le syndrome de Capgras, le cerveau interprète ce décalage comme dû à la présence d'un imposteur, sosie de la personne familière. Si je ne ressens pas ce que je devrais ressentir normalement devant elle, c'est qu'elle a été remplacée par un sosie. Ce n'est pas elle (ou lui).

Les cas neurologiques de syndrome de Capgras ne sont pas exceptionnels (1, 2). Une collègue avait rapporté, il y a quelques années, le cas d'un patient confondant son épouse avec une étrangère, auprès de qui les relations amoureuses prenaient alors le goût d'un adultère coupable (3). Le défaut de cohérence entre les signaux perceptifs (reconnaissance des traits physiques de la personne) et les signaux émotionnels (état affectif en rapport), bien exposés par la jeune femme de l'extrait du film de Don Siegel, conduit le cerveau à élaborer une théorie (la théorie du sosie imposteur) qui lui permette de conserver une certaine cohérence à ses représentations.

Notre cerveau ne cesse de nous raconter des histoires. Il prend avec les petits bouts dont il dispose. Il s'arrange avec ce qu'il peut. Il bricole. Mais il tolère mal ce qu'il juge incohérent. Il préfère encore une histoire de zombie rocambolesque au vide du déficit. En neurologie, les lésions affectant l'hémisphère droit du cerveau sont particulièrement propices à l'élaboration de "théories" par l'hémisphère gauche.

Un dernier avatar du Capgras est pointé dans un article publié dans une revue de psychologie. Il s'agit d'un épisode de Tintin (et Milou), où le protagoniste, perché en haut d'un mât, apostrophe son collègue en lui reprochant d'avoir usurpé l'apparence de son ami (4). L'illustration principale de cet article reprend la figure 2 de cet article.


>> Notes :

  1. Le syndrome de Fregoli est le symétrique du Capgras : le sujet identifie la même personne (généralement, un familier) dans plusieurs individus qui lui sont étrangers
  2. Michel Villaz m'a rappelé, il y a quelques jours, que dans le roman de Richard Powers "La Chambre aux Echos", le syndrome de Capgras tenait une place centrale
  3. Thomas-Anterion et al., NCCN 2008;38:177-182
  4. H. Förstl, R. Howard, O. Almeida, B. Beats, A. Burns, R. Levy. Tintin and the Capgras syndrome. Psychiatric Bull 1990;14:705-707