La « cancel culture » ou comment lyncher sans réfléchir sur les réseaux sociaux

Publié par Yannick Chatelain, le 20 novembre 2020   2.7k

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«Nouvelle censure» selon Le Nouvel Obs, débat «impossible» s'interroge France Culture, la cancel culture fait grincer des dents en France. Située dans la même mouvance que le call out ou culture de la délation, très présente aux États-Unis, cette tendance trouverait son origine dans les affiches Wanted omniprésentes dans les Westerns, comme le relève le politologue Jean‑Eric Branaa.

La cancel culture, issue du verbe anglais cancel: qui signifie «supprimer», «éliminer», «retirer»… pourrait se traduire par la culture de l'élimination appliquée à des personnes et/ou des organisations. Cette pratique préexistait ipso facto bien avant sa dénomination officielle. Elle s'est paradoxalement concrétisée dans un monde dématérialisé.


L'emploi du verbe anglais cancel au sens de la cancel culture remonte à 2015, mais son utilisation ne s'est popularisée, comme le note Jesse Kinos Goodin, qu'en 2018 après les événements de 2017 liés au phénomène #MeToo.

Un phénomène qui fait suite à des mouvements sociétaux

L’année 2017 a en effet marqué un tournant, grâce au mouvement « #Me Too » qui a libéré la parole des femmes d’une part, et l’affaire Harvey Weinstein de l’autre, mettant en cause ce producteur hollywoodien pour ses agressions sexuelles.

Or, ces campagnes légitimes contre la prédation sexuelle ont aussi donné lieu à des attaques ad hominem, des lynchages, visant à l’humiliation publique de tel ou tel individu.

À titre d’illustration Sandra Muller, la Française qui avait lancé le hashtag #Balancetonporc a été condamnée en 2019 pour avoir diffamé l’homme qu’elle accusait de harcèlement. Le tribunal ayant estimé qu’elle avait « manqué de prudence » avec son Tweet et qu’elle avait « dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression, ses propos dégénérant en attaque personnelle ».

Une logique d’attaque et d’adhésion contrainte

C’est bien cette logique, attaques personnelles et usages intempestifs des réseaux sociaux, qui est au cœur de la Cancel Culture. De manière paradoxale, sous couvert de « libérer la parole » cette dernière s’éloigne de la liberté d’expression. Cette Culture ne tolère nul débat autre que l’adhésion tout en ouvrant la porte à la délation et à l’ostracisation.

Ainsi, la pratique de la Cancel Culture va viser à faire adhérer des individus à une cause sous peine d’être soupçonnés de soutenir, voire d’être complice de ce qui est dénoncé.

Ce phénomène d’adhésion comportementale « forcée » a pu se retrouver dans le mouvement « Black Lives Matter » dont l’ampleur a été renouvelée avec l’affaire George Floyd.

Par exemple l’ex-joueur de tennis Yannick Noah a déclaré regretter le silence des sportifs blancs.

« C’est bien que les jeunes s’en occupent mais moi ce qui me gêne c’est que ce sont tous des métis ou des noirs .»

Ce propos montre ici qu’il est implicitement demandé aux sportifs blancs de renom – ayant une facilité d’accès aux médias – de prendre position, en tant que « blancs », tout en suggérant que s’ils ne le font pas, alors ils seraient indifférents et ce parce que leur couleur de peau diffère.

Si le développement de la Cancel Culture peut inquiéter c’est que sous couvert de l’édification d’un monde meilleur sur des sujets sociétaux de premier plan, elle estime – au mépris des conséquences et dérives potentielle – que la fin justifie les moyens.

En se retranchant derrière une posture de parangon de vertu, le risque de la Cancel Culture est de se substituer à la justice tout en empêchant – tout du moins en rendant périlleux – toute forme de contre-discours. En cela elle peut s’apparenter à une forme de terrorisme intellectuel. « La philosophie du bien » de la Cancel Culture n’est pas alors sans rappeler la phrase de Roland Barthes :

                                    « Le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire ! ».

« Cancelled » ou « lynchage en ligne »

La définition la plus proche de ce concept de Cancelled est donnée par le Urban Dictionary, il s’agit de renvoyer quelque chose/quelqu’un, de rejeter un individu ou une idée. Comme le pointe le New York Times :

  « Il y a une hiérarchie pour se retrouver Cancelled : des célébrités qui disent des choses que beaucoup de gens trouvent inacceptables, comme Kanye, qui a suggéré que l’esclavage était un choix, ou Shania Twain, qui a dit qu’elle aurait voté pour le président Trump si elle n’était pas une personne canadienne, ont été rejetées (Cancelled) en masse ».

Si le Cancelled touche prioritairement les personnalités publiques, nul n’est à l’abri d’un lynchage en ligne et de voir sa vie ruinée pour douze mots très maladroits comme le révèle le cas de Justine Sacco dont j’avais fait l’analyse.

Rappelons-le : c’était en 2013 et cette professionnelle de la communication avait eu la mauvaise idée de tweeter à ses 170 followers :

  « Going to Africa. Hope I don’t get AIDS. Just kidding. I’m white ! ». (« Je pars pour l’Afrique. J’espère que je ne vais pas attraper le sida. Je plaisante, je suis blanche ! »).





Le second degré ayant été perdu dans le tweet et repris tel quel par d’autres usagers, la jeune femme avait vu sa vie ruinée en 11 heures de vol. Ces « adeptes » de la pratique de la Cancel Culture sur la toile se font ainsi des bourreaux plus cruels que les cibles qu’ils clouent au pilori de l’Internet. en l’espace de onze heures de vol.

Le non-sens de l’argumentation sur la toile

Rappelons-nous ainsi que nombreux réseaux sociaux ne se prêtent pas à l’argumentation. Comment argumenter sur ces sujets de société sensibles que sont  « la religion », « la sexualité », « la politique », « le racisme » en 280 signes ?

C’est un non-sens. Comme je le soulignais dans l’ouvrage Dis, tu t’es vu quand tu tweet, un réseau comme Twitter ne véhicule bien souvent que des « assertions ».

Nous assistons ainsi régulièrement à des tweet-clash entre politiques, ceux-là mêmes qui appellent de tous leurs vœux à un usage responsable des réseaux sociaux.

C’est un terreau propice au développement de la Cancel Culture. L’un des risques de cette pratique est l’accroissement insidieux d’une autocensure des usagers. Cette autocensure a déjà été engagée après la mise en place des lois sur le renseignement.

Exprimer une opinion divergente, plus nuancée, voire contraire à une pensée et/ou comportement imposé par ce type particulier d’hactivisme pourra apparaître déraisonnable eu égard aux risques encourus.

Si certains réseaux sociaux ne sont pas des lieux adaptés pour débattre, tout le monde n’a pas le privilège d’avoir accès aux médias traditionnels pour faire une tribune structurée et argumentée. Tout le monde a le droit inaliénable de ne pas adhérer à une pensée et/ou un comportement qui se voudrait unique et de l’exprimer (hormis ce qui sort du cadre de la loi).

Une culture du cyberharcèlement en hausse en France

C’est ainsi que la Cancel Culture apporte sa contribution au cyberharcèlement et à la destruction de vies. Depuis 2016, Microsoft mesure le niveau d’incivilité et de risques sur le web. Or, d’après les résultats de l’édition 2019, le cyberharcèlement est mondialement en hausse. En France, 62 % des citoyens ont déjà été victimes de cyberharcèlement. Une augmentation de 10 points par rapport à 2018, ce qui fait de l’hexagone le deuxième pays avec la plus forte hausse.

Pour un propos jugé non conforme, une personne pourra se retrouver ainsi Cancelled. La cible (individu et/ou organisation) sera considérée comme problématique et à boycotter quoi qu’elle dise. Il s’agira dès lors pour les usagers de choisir leur camp : de préférence celui qui leur a été désigné par ces « nouveaux justiciers »…

Comment conserver son libre arbitre ?

Une personne, une entreprise, qui a été Cancelled par un mouvement de masse peut-elle encore être suivie ? S’il semble de prime abord que c’est à l’usager d’en « décider » in fine, conserve-t-il réellement son libre arbitre ? Quelle est sa marge de manœuvre pour exprimer son désaccord sans risquer de devenir à son tour une cible ?

Nous pouvons saluer ici l’initiative de Le drenche du journal Ouest France, qui donne à voir d’une nouvelle forme de lieu de débat :

« Un contexte simple, factuel, court et précis, pour savoir de quoi on parle. Deux tribunes d’avis opposés, chacune rédigée par une personne compétente, légitime et engagée. »

Ce qui pourrait paraître un média traditionnel ne l’est pas tout à fait : le lecteur – doté de la connaissance qu’il a du sujet traité – est invité, en amont de la lecture des tribunes à se positionner : « pour » ou « contre »… Il est par la suite – et après lecture des tribunes – à nouveau invité à se repositionner.

Cette approche ne permet certes pas à tous les internautes de participer (à l’instar des RS) mais de se forger une opinion « plus éclairée ».

C’est là un premier moyen de « lutte » contre la Cancel Culture afin d’aborder des sujets sensibles. Il existe aussi une autre manière pour lutter contre la pratique de la Cancel Culture : ne pas la pratiquer soi-même.


Yannick Chatelain


Docteur en Administration des Affaires, professeur associé à Grenoble École de Management, et chercheur associé à la Chaire DOS « Digital, Organization and Society ». Mes travaux portent sur les usages d’Internet, le contrôle social, la contre-organisation sociétale et la liberté d’expression.

Grenoble École de Management (GEM) Expert auprès de l'UNODC, (Office des Nations unies contre la drogue et le crime) dans le cadre du programme E4J : The First Expert Group Meeting to Peer-Review the E4J University Module Series on Cybercrime.

La version originale de cet article (creative common) a été publiée sur The Conversation.