L’utilisation d’animaux à des fins scientifiques
Publié par Eugenia Brun Hernández, le 12 avril 2020 5.3k
Ayant d'abord pour but la compréhension de nombreux processus physiologiques de base, les humains utilisent d'autres espèces d'animaux comme modèles de leur anatomie et de leur physiologie depuis l'aube de la médecine. Les controverses concernant la recherche sur ces autres espèces animales sont loin d'être réglées puisque même si leur place dans notre société est de plus en plus considérée, il y a encore aujourd’hui une majorité de chercheurs qui jugent l’expérimentation animale indispensable. Pour simplifier la lecture, je parlerai ici d’humains et d’animaux, même si, bien entendu, nous sommes nous-mêmes des animaux.
Cela ne fait aucun doute que l'expérimentation animale a joué un rôle essentiel dans le progrès scientifique et biomédical (Franco, 2013). Néanmoins, sans évoquer les problèmes d’ordre éthique, le modèle animal ne répond pas pleinement aux besoins du progrès scientifique. Il échoue en termes de coût, de rapidité et de pertinence pour les humains, explique Thomas Hartung (2019), directeur du Center for Alternatives to Animal Testing. Aujourd’hui, nous disposons d’un large éventail de preuves montrant qu’il n’est plus justifiable de continuer à utiliser des animaux dans certains domaines scientifiques. En expliquer les raisons : tel est l’esprit qui m’anime dans cet article.
Les obstacles scientifiques à l’utilisation d’animaux dans la recherche
Malgré la poursuite des efforts de chercheurs afin d’améliorer la qualité de la recherche animale, le taux de réussite de la réplication d’études animales sur l'homme est faible. Moins de 12% des médicaments testés cliniquement aboutissent à un médicament approuvé aux État-Unis (Pharmaceutical Research and Manufacturers of America, 2015, 2016) et la majorité des essais précliniques (entre 51% et 89%) ne sont pas reproductibles (Freedman, Cockburn et Simcoe, 2015; Harthorne et Schachner, 2012).
Même si nos gènes possèdent un haut pourcentage d’homologie avec ceux des souris (Suzuki et al., 2004), la distance évolutive qui nous sépare de celles-ci est de 65 millions d’années. De ce fait, il en résulte beaucoup de différences dans la régulation et l'expression de gènes (Davis, 2008; Bailey, 2019). Pourtant, ce sont les souris qui constituent le plus grand nombre d’animaux utilisés en sciences : 59% selon l’Enquête nationale 2017 du Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
Mais il n’y a pas que les souris. Les autres espèces animales utilisées dans la recherche telles que, les poissons, les rats et les lapins ont, tout comme nous, des systèmes biologiques évolués et complexes. Deux organismes vivants d’apparence similaire (les humains et les chimpanzés) peuvent présenter en raison de leur complexité intérieure des réponses très différentes à la même manipulation expérimentale. Par exemple, des modifications post-traductionnelles des protéines différentes (Greek et Shanks, 2009). Ces différences affectent, entre autres, le système immunitaire, le cerveau ou le foie, qui sont fondamentaux pour de nombreuses recherches biomédicales portant sur l'innocuité et l'efficacité des médicaments pour le traitement de maladies infectieuses ou neurologiques (Knight, 2019). Par ailleurs, des différences biochimiques entre les espèces peuvent entraîner des différences dans les voies ou les taux d'absorption, de distribution et d'élimination. Elles peuvent modifier la toxicité, la distribution corporelle, les mécanismes d'action et les effets biologiques d’une molécule quelconque (Knight, 2019). Ce sont ces différences qui sous-tendent les échecs de la recherche animale.
Tout un vaste ensemble de données concernant les phénomènes cités précédemment a participé à la construction de la théorie de la modélisation trans-espèce, en anglais Trans Species Modeling Theory (TSMT). Cette théorie affirme que « Alors que l'extrapolation trans-espèce est possible lorsque les perturbations concernent des niveaux d'organisation inférieurs ou lors de l'étude de la morphologie et de la fonction au niveau général, un système complexe n'aura pas de valeur prédictive pour un autre lorsque la perturbation affecte des niveaux d'organisation plus élevés » (Greek et Hansen, 2013, p. 254). En d’autres termes, elle explique pourquoi les expériences sur les animaux ne parviennent pas systématiquement à prédire les réactions des patients humains. Il faut bien noter que le mot « théorie » en science n’est pas le même que celui utilisé dans la vie quotidienne où une « théorie » est juste une supposition éclairée souvent basée sur quelques faits circonstanciels. En science, ce mot signifie beaucoup plus. Les Académies Nationales des Sciences, de l'Ingénierie et de la Médecine définissent une théorie comme une explication claire et exhaustive de certains aspects de la nature, qui est soutenue par un vaste ensemble de preuves.
À l’heure actuelle, beaucoup de scientifiques utilisent des animaux pour modéliser les humains à des niveaux d'organisation élevés et complexes, car c'est le niveau auquel les effets des maladies et des médicaments se produisent. Cependant, dire que rien ne remplace l’organisme vivant est vrai si on entend l’utiliser pour connaître des processus fondamentaux ou alors des processus complexes au sein de la même espèce, mais pas comme modèle prédictif de la réponse humaine aux médicaments et aux maladies (Greek and Shanks, 2011).
La valeur prédictive
La valeur prédictive est très concrètement une métrique importante pour savoir si un test ou une méthodologie identifie correctement un résultat ou une condition chez l'homme (Greek et Kramer, 2019). Le seuil à partir duquel la valeur prédictive est considérée comme suffisante varie selon le contexte. En médecine, où la vie est en jeu, le but est évidemment de s'éloigner le moins possible du 100%. Les modèles animaux ont en général une valeur prédictive inférieure à 50% (Greek, 2013a, b, 2014b; Greek and Greek, 2010 and Shanks, Greek, and Greek, 2009) ce qui les rend moins informatifs que de jouer à pile ou face, et donc inutiles pour prédire des résultats humains.
Des chercheurs comme Kramer et Greek (2019) suggèrent que les ressources existantes de développement de médicaments et de recherche sur les maladies soient réorientées vers la médecine personnalisée, un nouveau domaine qui promet une haute valeur prédictive puisqu’elle est basée sur la constitution génétique de chaque patient. Bien que l'expérimentation animale in vivo fournisse une preuve directe de toxicité dans un organisme vivant et permette des expériences considérées comme inacceptables chez l'humain, elle est limitée par plusieurs inconvénients graves dont le faible pouvoir prédictif des études animales. Par exemple, les tests sur animaux ne prédisent que 40% des toxicités hépatiques humaines (Ewart et al., 2014; Olson et al., 2000).
En ce qui concerne les médicaments, plus de 95% des substances prometteuses dans les expérimentations animales (Arrowsmith, 2011a, b, 2012) échouent aux stades ultérieurs du développement du médicament lorsqu'elles sont évaluées dans des essais humains (Hartung, 2013). Personne ne sait combien de médicaments prometteurs n'ont jamais été testés sur l'humain car les tests sur les animaux les ont classés à tort comme inefficaces ou nocifs. Il peut être surprenant de réaliser que l'aspirine, utilisée depuis plus d’un siècle, n'arriverait probablement pas sur le marché aujourd'hui car elle échoue à un certain nombre de tests de sécurité sur les animaux (Hartung, 2009b). De plus, des problèmes de reproductibilité se posent également dans des études utilisant l’expérimentation animale. Par exemple, deux évaluations majeures réalisées par des sociétés pharmaceutiques, l'une par Amgen et l'autre par Bayer, ont montré que des études de cancérologie utilisant des animaux étaient reproductibles dans seulement 11% des 53 études (Begley et Ellis, 2012) et dans environ 20% à 25% des 67 études, respectivement (Prinz, Schlange et Asadullah, 2011).
Des alternatives et des données pertinentes pour l’humain
Des alternatives dans le domaine des tests de toxicité chimique se développent. L’initiative fédérale américaine Toxicologie au 21e siècle (Tox21) (National Research Council, 2007 ; National Toxicity Program, 2004; Rovida et al., 2015; Zurlo, 2012) travaille sur des tests de toxicité effectués in vitro sur des cellules ou des lignées cellulaires humaines, analysées à l’aide des technologies « omiques » qui permettent l’identification de tous les produits génétiques (transcrits, protéines et métabolites) présents dans un échantillon biologique. Ces approches, bien qu'elles ne soient pas dépourvues de leurs propres limites scientifiques, peuvent au moins se focaliser sur la biologie humaine et sont généralement moins chères et plus rapides que les tests sur les animaux (Pamies et Hartung, 2017).
Sans aucun doute, l’expérimentation animale a fourni des informations importantes sur les processus biologiques et a contribué à la préservation de la santé humaine. Néanmoins, l'objectif scientifique du 21e siècle devrait être de s'orienter vers des méthodes in vitro et in silico basées sur l'homme, à l’aide d’outils modernes de biologie des systèmes. Cela permettrait de contourner la barrière de l’espèce (Noor, 2019). L'utilisation de modèles animaux dans le développement de médicaments et la recherche sur les maladies pourrait être désormais abandonnée puisque les modèles animaux ont une faible valeur prédictive et que les utiliser implique donc une perte de temps, de vies et de ressources. Dans sa réponse publiée en 2015 à l'initiative citoyenne européenne « Stop Vivisection » la Commission européenne jugeait prématuré un bannissement immédiat de l’utilisation d’animaux à des fins scientifiques, mais elle concédait « partager la conviction que l’expérimentation animale doit être progressivement supprimée en Europe ». (Greek and Kramer, 2019).
Le bien-être des animaux de laboratoire
L’éthique et le bien-être animal ont depuis longtemps une place dans les préoccupations de la recherche scientifique. Cette importance se matérialise par les réglementations en vigueur visant à la protection animale dans la science. Malgré cela, pendant un certain temps, des scientifiques qui travaillaient avec des animaux en laboratoire croyaient fermement que la normalisation de leur environnement était essentielle pour contrôler les variables environnementales et les logeaient donc dans des cages stériles (Bayne, 2005; Eskola et al., 1999; Gärtner, 1999; Tsai et al., 2006).
Fort heureusement, des études réalisées par Augustsson et al., (2003), van de Weerd et al., (2002), Wolfer et al., (2004), et Würbel (2007) et plus récemment André et al., (2018) ont démontré que les conditions de détention des animaux peuvent être améliorées sans augmenter la variabilité des résultats expérimentaux. Héberger des animaux dans des cages stériles non seulement n’améliore pas la qualité des résultats, mais des chercheurs comme Garner (2005), van Praag, Kempermann et Gage (2000), Würbel (2001, 2007) et d’autres encore, ont démontré que la vie dans ces cages stériles conduit à un développement cérébral anormal et à des dysfonctionnements physiologiques et comportementaux, tels que des stéréotypies (répétition anormale de comportements) ou de l'inactivité à l'état éveillé.
Aujourd'hui, l’Union européenne a mis en place la directive 2010/63/UE visant à renforcer la législation et à améliorer le bien-être des animaux destinés à la recherche scientifique. Mais selon les normes de cette directive, une souris doit, par exemple, être hébergée sur une surface d’au moins 330 cm² (environ 280,000 fois plus petite que son territoire naturel (Lahvis, 2017)), un lapin de 3 à 5 kg sur une surface d’au moins 0,42 m², un chien de moins de 20 kg sur une surface d’au moins 4 m², un porc de 60 kg sur une surface d’au moins 3 m², et un macaque sur une surface de 3,6 m3 (environ 7 millions de fois plus petite que son territoire naturel (Lahvis, 2017)).
Nous devons reconnaître que même si le logement des animaux de laboratoire est enrichi, il ne peut pas l'être suffisamment pour qu'il n'y ait aucun effet négatif sur le bien-être des animaux car tous les environnements captifs les privent d’une multitude de stimuli naturels. Malgré toutes les réglementations, la pratique de l’expérimentation animale impliquera toujours l’enfermement des animaux, l’impossibilité d’exprimer leurs traits spécifiques qui font leur identité, ainsi que leur mise à mort.
Les animaux génétiquement modifiés
En expérimentation animale, les réglementations visent à diminuer les souffrances des animaux utilisés, mais avec l’avènement des techniques d’ingénierie génétique, la création d’animaux génétiquement modifiés (GM) n’a fait qu’augmenter dans les dernières décennies (Ormandy, Schuppli and Weary, 2009) et la création de ces derniers entraîne des souffrances considérables (Bailey, 2019) sans pour autant faire d’eux des meilleurs modèles.
La science d’aujourd’hui les utilise en nombre conséquent. Ils représentent 50% des quelque 13 millions d'animaux utilisés chaque année pour la recherche dans l'Union européenne (Taylor et Rego, 2016) et les quelque 115 millions d'animaux utilisés dans le monde (Taylor et al., 2008). Alors que certaines estimations suggèrent qu'environ 20% des animaux GM souffrent d'inconfort mineur, 15% d'inconfort sévère, et que 30% voient leur mortalité et leur sensibilité aux maladies augmenter (Thon et al., 2002), les conséquences du processus de modification génétique sur le bien-être ne peuvent pas être anticipées en détail, ni évaluées correctement. Dans les expériences qui utilisent des animaux GM, de nombreux individus sont utilisés pour la réalisation et l'entretien d'une lignée animale transgénique, et ceux-là ne sont pas comptabilisés dans les statistiques. De plus, de nombreuses lignées transgéniques sont élevées dans des installations commerciales pour être prêtes à l'emploi, afin que les scientifiques puissent les commander à partir d'un catalogue (Bailey, 2019).
Les animaux GM sont également utilisés dans d'autres domaines tels que l’industrie agroalimentaire, où les modifications génétiques sont réalisées afin d’augmenter la rentabilité, répondre aux attentes nutritionnelles du marché, ou encore faciliter la manipulation des animaux (Ledford, 2015). On peut citer comme exemples : des porcs qui peuvent être engraissés avec moins de nourriture, des porcs (Cyranoski, 2015), lapins (Lv et al., 2016), ovins et vaches (Proudfoot et al., 2015; Luo et al., 2014) avec une masse musculaire doublée pour la consommation humaine (Cyranoski, 2015), des vaches produisant du lait qui n'induit pas d'allergies chez l'homme (Yu et al., 2011), du lait avec une teneur en acides gras modifiée (Yang et al., 2008a), des porcs qui saignent plus efficacement à l'abattage (Hai et al., 2014), ou encore du saumon qui croît deux fois plus vite que la normale (Connor, 2015).
Conclusion
L'éthique animale est une préoccupation croissante au sein de notre société. 90% des Français seraient favorables à l’interdiction de l’expérimentation animale si des méthodes substitutives existaient, selon un sondage IFOP de 2018. Il y a aujourd’hui une incroyable variété de preuves de l'échec des modèles animaux à protéger les humains de nombreuses maladies. Beaucoup de ces preuves ont été exposées dans un ouvrage d’une extrême qualité avec la participation de 51 experts internationaux, en libre accès et qui s’intitule : Animal Experimentation: Working Towards a Paradigm change. La science n’est pas l'incarnation de la logique et de l'objectivité pure, elle est fortement influencée par le contexte social et culturel de son époque. Nous sommes donc peut-être à un moment propice pour un changement des habitudes de pensée qui serait bénéfique pour tous les animaux, humains et non humains.
Bien sûr, la science doit son état actuel aux chercheurs ayant utilisé des modèles animaux dans le passé. Cela ne devrait, pour autant, avoir aucune incidence sur la question de savoir s’il est pertinent de continuer à les utiliser aujourd’hui et en l’état actuel des connaissances. Les décisions concernant toute utilisation future de modèles animaux devraient être fondées sur des connaissances scientifiques modernes afin de déterminer si ces modèles ont une valeur prédictive suffisante pour les résultats humains (Gluck, 2019).
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