L'impulsion du traitement des données de calcul en sciences physiques à Grenoble de 1960 à 1990 (1/2) : de la mécanographie à l'informatique

Publié par ACONIT (Association pour un Conservatoire de l'Informatique et de la Télématique), le 23 mai 2023   1.2k


Maurice GEYNET, en collaboration avec Xavier Hiron, ACONIT


Dès le début des années 1950, au sortir de la seconde guerre mondiale, l'étude des champs de la physique traditionnelle subit de profondes transformations. Les moyens de calculs se mécanisant, il est possible, pour la communauté scientifique internationale, d'aborder l'étude de phénomènes de plus en plus complexes. Parallèlement, les outils dédiés à l'observation et à la détection de phénomènes de l'infiniment petit et de l'infiniment grand se développent de manière exponentielle. Ce dynamisme a généré un afflux considérable de données à traiter de façon matérielle (calcul sur machines) et intellectuelle (établissement des protocoles) tout à fait nouvelle. 

A Grenoble, au sein même de l'université des sciences, ce processus a bénéficié de conditions très favorables, avec la création dès 1957 d'un Centre inter-universitaire de calcul (CICG), établi sur le nouveau campus de Saint-Martin d'Hères, et dont la vocation a été la prise en charge des calculs générés par cette demande scientifique croissante. Nous allons illustrer l'importance qu'ont revêtu ces travaux à travers deux réalisations représentatives de deux temps forts de cette évolution :

- les premiers dépouillements par mécanographie (sur Gamma 3 ET) de données, sur supports cartes perforées, provenant des expériences de chambre à bulles du CERN, au début des années 1960. Ce genre de travaux avaient donné lieu à un prix Nobel attribué au physicien Donald Arthur Glaser pour cette invention ayant permis la première visualisation du mouvement des particules.

- la création, à la fin années 1980, d'une interface de communication IBM-Digital pour le dépouillement des données d’acquisition de physique nucléaire (spécialité instrumentations et détecteurs), conjointement sur les ordinateurs de l’Institut des Sciences Nucléaires (ISN) de Grenoble et ceux du Centre de Calcul de Physique Nucléaire (CCPN) de Lyon. 


I/ Traitement des données par mécanographie : le Gamma 3 ET

Ci-dessus, un Bull Gamma 3 ET dans sa configuration complète (voir aussi article Gamma 3)

Les premiers dépouillements de données de calcul ont été réalisés à Grenoble grâce à l'acquisition, en 1957, d'un calculateur électronique Bull Gamma 3 ET, avec lecture de cartes perforées.

Le Gamma 3 ET, construit en 1956 par la firme française Bull, n'est pas considéré comme un ordinateur à part entière, mais est assimilable, par ses évolutions, à une machine de première génération. Sa technologie électronique reste de conception analogique à tubes et n'intègre pas encore de processeur. Il s'agit donc plutôt d'une machine charnière, notamment avec l'introduction d'un tambour magnétique, de ses mémoires rapides et de son tableau de programmation filaire.


Cette machine consiste en un calculateur de mécanographie dont les performances technologiques ont été poussées à l'extrême et dont les capacités de calcul, pour l'époque et en l'absence d'ordinateur concurrent, sont appréciables. Il traite des mots de 48 bits, grâce notamment à 8 mémoires Gamma circulantes à selfs et capacités, plus 64 mémoires circulantes à magnétostriction (sur le principe des lignes à retard – composants destinés à transmettre l'information sous forme de signaux électriques) et à son tambour magnétique d'une capacité maximale de 98304 caractères DCB (décimal codé binaire). Il dispose d'un tableau de connexion pour les opérations réalisées en Point décimal flottant (ou PDF – aussi désigné sous le terme usuel de virgule flottante) et de plusieurs unités périphériques dont :

- une tabulatrice destinée à lire les données d'entrée inscrites sur les cartes perforées, à raison de 150 cartes lues par minute ; cet élément permettait aussi d'imprimer des résultats sur listings à une vitesse de 150 lignes par minute ;

- et un perforateur pour sortir des résultats sous le format cartes, d'une capacité d'inscription de 75 cartes par minute.


D'après le témoignage de Maurice Geynet, dans le courant de l'année 1962, les données arrivaient en fin de semaine en provenance du CERN, près de Genève, par camionnette (elles étaient réparties sur plusieurs centres de calcul universitaires, dont ceux de Lyon et de Saint-Etienne). A Grenoble, le programme appelé sur le Gamma 3 ET opérait des sommes d'événements (tracés de particules) et sortait les résultats sous forme de listings imprimés. Les cartes, rangées par boîtes de 2 000, représentaient un volume moyen de 280 000 cartes à traiter chaque week-end durant un peu plus d'un mois, pour un volume global traité à Grenoble ayant dépassé le million de supports de données (équivalent à 500 boîtes traitées).


II/ Evolution de l'informatique : l'exemple d'une interface de communication DIC réalisée par Chun Rong Li 

Dans le courant des années 1980, le volume des données collectées était devenu encore plus conséquent.

L'Institut des sciences nucléaires de Grenoble (ISN), créé en 1967, devenu en 2002 le Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie de Grenoble (LPSC), est une unité mixte de recherche dépendant de l'Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (IN2P3). Elle est aujourd'hui affiliée à l’université Grenoble-Alpes, et notamment à l'Institut polytechnique .


L'ISN a été le siège, dès 1967, d'une intense activité de recherche en physique nucléaire, produisant elle aussi un nombre très conséquent de données de calcul. On peut citer, par exemple, parmi  les nombreux programmes que cet Institut a mis en place, l'expérience AMPHORA, développée sur le post-accélérateur de recherche SARA (système d'accélération Rhône-Alpes) à partir de 1985. Tous ces programmes ont généré une forte demande d'adaptation des outils informatiques, pour permettre le traitement massif des données en mode partagé (rationalisation des systèmes).

Pupitre de commande du post accélérateur SARA à l'Institut des Sciences Nucléaires (ISN) en 1983
Détecteur de l’expérience AMPHORA sur le dispositif SARA en 1985

Dans ce but, il a été développé une interface de communication DIC, créée par Chun Rong Li, ayant fait l’objet d’une thèse d’Université (1) soutenue en 1990 à Grenoble, et présentée au salon Burotica 89 à Paris dans la session Passerelles et Réseaux, ainsi qu'au meeting de printemps 1990 du Club des Utilisateurs Français de machines virtuelles (VM) au Mans, sur le thème Virtual Machine et le traitement coopératif. 

Le dépouillement opéré par l'intermédiaire de cette interface comportait plusieurs phases qui s’exécutaient sur l’IBM 9375-60 de l'ISN, sous système VM/CMS (sigle signifiant Conversationnal monitor system – système d'exploitation à temps partagé). Il s'agit d'un système virtuel d'exploitation des ordinateurs dont la première version VM/370 a été mise au point au sein de l'université de Grenoble dans les années 1970, avant d'être généralisée par IBM en 1974 (voir la notice Wikipédia hyperviseur), et par lequel les stations de travail Digital locales pouvaient partager des tâches sur un même ordinateur central, grâce au système VMS. Le formalisme était homogène avec l’IBM 3090-600 centralisé de Lyon, qui intervenait en réseau dans l'élaboration du processus, bien que l'acquisition, les résultats et les traitements graphiques de l'expérience soient entièrement traités à Grenoble. 

Les données à traiter étaient en général rassemblées dans de gros fichiers qu’il était difficile de transférer (durée, encombrement) et qui, par ailleurs, n’étaient souvent exploités que très partiellement. Il était donc intéressant de pouvoir accéder directement à l’information stockée sur les disques de l’IBM 9375-60 depuis les stations Digital, qui devenaient périphériques à l'environnement IBM.

D’où la création originale et unique en son genre, sous contrat IBM, d’une interface de communication tâche à tâche, sous la dénomination de Digital IBM Connect (DIC), qui effectuait la synchronisation des tâches en lecture/écriture de données appelées à partir des stations Digital, sous système VMS, et l'ordinateurs local IBM 9375-60, via le protocole de communication Internet TCP/IP.

Dans le cours du processus, il y avait d'abord une phase de pré-dépouillement sur IBM 9375-60, en mode interactif, avec traitement par lots, comprenant deux temps :

- une préparation des conditions de dépouillement ;

- une vérification de la cohérence des données.

On pouvait ensuite passer à une phase de tests par vérification des conditions imposées. Cette phase de tests était elle-même suivie d'une phase de production, sur IBM 3090-600 et IBM 9375-60 (traitement par lots), avec réduction des données (ex: 100 bandes produites -> 10 bandes exploitées).

Tout ce travail préalable permettait ensuite de passer à une phase de représentation graphique interactive sur stations Digital avec :

- une construction préalable de spectres mono et bi-dimensionnels ;

- une manipulation de spectres (contours, fenêtres) en cas de besoin d'affinement.

Réseau interne de l'ISN (futur LPSC) développé autour de l'IBM 9375-60

L'environnement externe de l'IBM 9375-60 (liaisons du réseau de l'IN2P3)


Conclusion :

Comme on peut s'en apercevoir par les exemples cités, avec le temps, les tâches ont évolué, mais un métier, quant à lui, s'est installé. Grâce à la multiplication des travaux de ce type et une saine émulation provoquée par un environnement technique favorable, les procédures de travail de la communauté scientifique de Grenoble ont énormément progressé, dans la deuxième moitié du vingtième siècle. Depuis cette époque charnière, tous les laboratoires de physique intègrent désormais dans leur équipe un informaticien spécialiste du calcul et du traitement des données. De nos jours, leur activité consiste à maintenir un système et un réseau de haute performance pour satisfaire aux besoins des expériences et utilisateurs internes. Une belle spécialité qui s'offre à celles et ceux que ces perspectives interpellent.


Note : (1) - thèse dont un exemplaire est déposé à l'ACONIT (voir un extrait en PDF associé : Description d'une expérience de dépouillement par Chun Rong LI).


Références disponibles à l'ACONIT :

- Compte-rendu de Burotica 89, Journées de la Bureautique et de la Communication d'entreprise, Paris, octobre 1989, éditions JIIA, session Passerelles et Réseaux p.49-57

- Meeting de printemps 1990 du Club Francophone des Utilisateurs de machines virtuelle (VM), Le Mans, sur le thème Virtual Machine et le traitement coopératif, mai 1990 p.323-349.