L’IA et les stylos numériques, de nouveaux outils pour mesurer l’écriture, son apprentissage et la dysgraphie

Publié par Joel Chevrier, le 10 février 2025   51

La dysgraphie, trouble de l’écriture, pénalise de nombreux enfants dans leurs apprentissages scolaires. Pour y remédier, il est nécessaire de la détecter de façon fiable et à grande échelle. La recherche sur l’apprentissage de l’écriture a conduit au développement de stylos numériques qui intègrent les micro-capteurs de mouvement similaires à ceux des smartphones. Ces capteurs collectent une grande quantité de données, riches et complexes, qui nécessitent l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) pour être analysées. Ces stylos représentent une nouvelle forme d’Interface Humain Machine. 

Écrire, un geste complexe et difficile à acquérir

L'écriture reste pour la plupart d'entre nous le geste le plus complexe que nous soyons capables de maîtriser. Cependant, un apprentissage fastidieux de plusieurs années est nécessaire afin de devenir un scripteur expert. Lors de cet apprentissage, des enfants révèlent un trouble de l'écriture qu’on appelle dysgraphie. Leur production écrite est difficile, voire impossible tant les formes sévères de ce trouble peuvent être pénalisantes. Le site monparcourshandicap.gouv dans sa publication “Troubles dys : quels aménagements pour la scolarité ?” montre l’ampleur du problème. On estime que la dysgraphie touche environ 5% à 10% d'une classe d'âge.

Pour détecter les troubles de l’apprentissage de l’écriture, un test, le BHK  

Le test, ou échelle, BHK pour Brave Handwriting Kinder a été créé en 1987 par les chercheurs hollandais Hamstra-Bletz, De Bie et Den Brinker. 

Ce test, bien que fiable, est difficile à déployer à grande échelle en milieu scolaire. En effet, si le temps effectif du test est d’environ 5 minutes par enfant, celui de l’organisation et de la passation pour une classe entière devient une contrainte importante. A cela s’ajoute le traitement du résultat par un professionnel de santé qualifié. L'analyse de la production écrite est assez fastidieuse et chronophage. Il n’est donc pas surprenant que, sans outils numériques, les recherches permettant d’estimer la prévalence de la dysgraphie restent difficiles à mener sur des cohortes importantes. 

Les tablettes numériques 

Depuis plusieurs années, les chercheurs utilisent donc des tablettes numériques. Ces tablettes sur lesquelles on peut écrire avec un stylet ont permis depuis plusieurs années d’enregistrer des données d’écriture qui sont alors traitées par IA, en utilisant de nombreux enregistrements tests. Une référence est ici le travail mené à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne avec la thèse de Thibault Asselborn (2020) « Analyse et remédiation des difficultés d'écriture manuscrite » et à l’hôpital parisien de la Pitié-Salpétrière avec la thèse du pédopsychiatrie Thomas Gargot « Les algorithmes et la robotique permettent de décrire comment nous apprenons l'écriture manuscrite, et comment mieux aider les enfants avec des difficultés dans ce domaine » (2021). 

Les stylos numériques 

Aujourd'hui les stylos numériques proposent une nouvelle génération d'outils. Plusieurs versions ont vu le jour ces 5 dernières années dont en particulier : 

A Low-Cost Grip Pen Sensing Tool to Detect Handwriting Disorders
Ana Phelippeau, Wim Poignon, Adrien Husson, Clément DUHART, Marc Teyssier, Joel Chevrier
CHI 2023: The ACM CHI Conference on Human Factors in Computing Systems
Session: Late Breaking Work (LBW)

  • Le stylo produit par la compagnie Stabilo et les universités de Munich et Erlangen, présenté en 2021 dans un article intitulé : « Vers une reconnaissance en ligne de l'écriture manuscrite basée sur un stylo muni d'une IMU »
  • Le SensoGrip de l’université de Vienne qui a fait l’objet d’un article en 2022 : « Conception participative et évaluation des besoins pour un stylo sensible à la pression et une application mobile (SensoGrip) pour les enfants ayant des problèmes d'écriture. »
  • A l’université Paris-Cité, la thèse de Ana Phelippeau, « Sensitive Pen : un outil numérique pour caractériser le geste graphomoteur » soutenue en 2024.  

D’après le site Sensogrip : “dans le cadre du projet de recherche interdisciplinaire « SensoGrip », un stylo pour la thérapie des enfants souffrant de faiblesse graphomotrice a été développé pour et avec les centres de thérapie et les écoles”. 

Les structures de ces stylos et les technologies utilisées sont très voisines. Dans les trois cas, le traitement des données mobilise les stratégies d’I.A. déjà engagées par les recherches utilisant les tablettes numériques. 

Smartphones et stylos numériques: même technologies 

Les développements de ces stylos ont largement bénéficié de la disponibilité de micro-capteurs et des technologies numériques que l’on trouve dans les Smartphones. Ces derniers embarquent les mêmes capteurs de mouvement au sein d’une IMU (Inertial measurement unit, ou Centrale à inertie), c’est-à-dire un accéléromètre, un gyroscope et un magnétomètre, ainsi que des surfaces tactiles permettant de détecter la position et la pression des doigts. Finalement, explorer les mouvements du stylo et les positions des doigts sur le stylo se fait d’abord en reprenant les capteurs et des technologies du monde des smartphones et en les intégrant dans un stylo en supprimant écran et clavier. On revient ainsi au stylo et au cahier d’écolier en classe. 

Psychomotricité et design définissent le stylo numérique

La psychomotricité peut alors s'emparer du stylo numérique, en imposant qu’il reste d’abord un stylo, pour en définir les fonctions et les performances. Pour les enfants en particulier, ce stylo numérique doit rester un stylo. Cela implique des transformations limitées de son poids, de sa taille, de son diamètre etc. C'est ici qu'interviennent les designers. Toutes les technologies nécessaires sont disponibles sans obstacle majeur. Le stylo numérique peut être déterminé par les demandes et les contraintes portées par la psychomotricité, les pédagogues, les cliniciens et des chercheurs spécialistes du développement de l'enfant. Les designers viennent accompagner tous ces acteurs et travailler les formes et l’incorporation de la technologie qui sous-tend ces nouvelles fonctions du stylo.

L’Intelligence Artificielle en première ligne 

Dans leur version française du test BHK (2003), les chercheurs M. Charles, R.Soppelsa et J.-M. Albaret ont pointé 13 items à analyser afin de détecter une éventuelle dysgraphie. Leur liste souligne la complexité de cette analyse qui doit être faite “à la main”. On y trouve ainsi écriture grande, inclinaison de la marge vers la droite, mots serrés, liens interrompus entre les lettres, hauteur relative incorrecte, distorsion des lettres, hésitations et tremblements...  Le but de ces recherches sur l’écriture est d’automatiser le dépistage grâce à l’I.A. La thèse de Florent Imbert soutenue à Rennes en 2024 s’intitule « Conception d’une architecture de réseaux de neurones profonds dédiée à la synthèse d’écriture manuscrite à partir de capteurs cinématiques d’un stylo numérique. »

Enregistrer l'écriture de nombreux enfants en temps réel avec un stylo numérique, puis faire passer aux mêmes enfants le test classique BHK de détection de la dysgraphie est la méthode générale. Le traitement des données acquises avec le stylo engage souvent un processus d'apprentissage dit de « machine learning ».  Le but final est de reconnaître si une écriture est dysgraphique ou pas sans connaître le résultat du test BHK.

C’est une nouvelle Interface-Humain Machine (IHM) voire un assistant I.A. 

Le stylo est associé à un des gestes les plus complexes, contrôlés et précis que la plupart d'entre nous sommes capables de produire. Il est d’abord indépendant de toute infrastructure numérique : c’est d’abord un stylo. Les capteurs intégrés font aussi de ce stylo un nouvel instrument de création à partir des mouvements de la main et des doigts. On peut alors enregistrer le mouvement du stylo, son rythme, son amplitude, et transformer ces données pour produire du son, de la musique, comme avec les instruments de musique électriques, guitare ou clavier…

Ce stylo pourrait aussi devenir un assistant I.A. auprès de l'enseignant. On imagine un suivi individualisé quasi permanent de l'apprentissage de l'écriture. Il deviendrait alors un système d'alerte et d’accompagnement au quotidien par la proposition d'exercices spécifiques et personnalisés. Il faudra là bien sûr anticiper les protections à mettre en place au plan de l’éthique et de la protection de l'enfant.

Les auteurs :

Ana Phelippeau psychomotricienne et docteure en sciences cognitives

Adrien Husson designer

Joël Chevrier professeur de physique UGA