L’épopée des rennes, un déménagement à grande échelle
Publié par Emilie Demeure, le 11 février 2020 2.3k
Photographie de Peter Mather: www.petermather.com
Il est plus simple d’étudier une petite fourmi d’un centimètre de long qu’un renne de deux mètres, n’est-ce pas ? Cette différence de taille, qui rend l’étude des cervidés plus complexe que celle des insectes, commence à s’estomper grâce à l’arrivée des nouvelles technologies comme les drones, qui permettent d’observer notre Rudolph préféré à une toute nouvelle échelle !
Le renne (Rangifer tarendus), aussi appelé caribou chez nos cousins canadiens, est long de presque deux mètres, et peut atteindre plus de deux mètres de hauteur avec ses imposants bois. Lors de ses migrations bisannuelles, il peut parcourir jusqu’à 6000km, et cela toujours en se suivant à la queue-leu-leu. Les hardes de rennes migrateurs rejoignent alors chaque année le même site de vêlage. C’est le cas de la harde du Dolphin & Union : deux fois par ans, elle traverse le bras de mer gelée qui sépare le continent canadien de l’île Victoria. Au mois d’octobre, la harde rejoint des terres plus chaudes, moins pauvres en nourriture. Puis au printemps, les rennes retournent sur l’île pour donner naissance aux petits dans une aire de mise bas discrète spécifique. En 2015, on estimait que cette harde atteignait 18 000 individus (Leclerc, 2016), mais elle aurait atteint les 100 000 individus au début du XIXe siècle (Manning, 1960).
Tous les rennes s’éclatent à la queue-leu-leu
Un si grand voyage pour des troupeaux pouvant atteindre des centaines de milliers de têtes, implique forcément une grande cohésion de groupe. Les interactions sociales au sein de ces hardes sont pourtant très peu étudiées. Or, les nouvelles technologies permettent aujourd’hui d’étudier les déplacements des rennes presque aussi précisément que ceux des insectes, grâce entre autres, aux drones et aux GPS.
Cette approche a permis d’émettre des hypothèses sur ce qui influence les choix de direction, comme la capacité à s’aligner pendant la migration. Même si le troupeau de rennes forme plusieurs alignements parallèles, qui s’influencent les uns les autres, les données statistiques ont pu montrer que le mouvement global de la harde suit une direction cohérente.
Les chercheurs ont ensuite réalisé quatre modèles mathématiques pour prédire les déplacements des rennes. Tous les modèles tiennent compte de caractéristiques comme les conditions environnementales (sentiers, obstacles) ou la place d’un individu au sein du troupeau et se différencient en fonction des paramètres sociaux pris en compte comme les écarts de proximité entre voisin ou encore l’âge de l’individu.
Les chercheurs ont ainsi remarqué que le modèle le plus vraisemblable, prédisant le mieux la trajectoire qu’effectue un individu, est celui qui intègre les indices sociaux et l’influence des voisins en fonction de leur proximité.
Suivant leur âge, les individus interprètent de façon différente les signaux sociaux. Les adultes sont plus autonomes et accordent moins d’importance à leurs voisins, celui qui est à la tête de troupeau se positionne en tant que leader. Les adultes ont aussi plus d’expérience et identifient plus facilement les signaux des autres membres de la harde. À l’inverse, les petits sont plus dépendants de leurs parents et de leurs voisins, ils restent proches du troupeau.
Grâce à cette étude, il a été mis en évidence que l’âge des individus, leurs proximités, et l’axe des alignements au sein de la harde, ont un effet sur le choix directionnel pendant la migration. Ces travaux ont permis d’apporter plus d’informations sur la migration des rennes, assez mal connue encore aujourd’hui.
L’importance des interactions sociales lors de ces migrations a toujours été admise, mais les moyens technologiques faisaient jusque là obstacles à l’étude des grands mammifères en milieu naturel.
En effet, les rennes migrent sur de longues distances, et de ce fait, il est impossible de les étudier en laboratoire. Au vu de la difficulté d’obtenir des données simultanées pour chaque individu du troupeau, peu de recherches avaient pu être effectuées. C’est pourquoi les scientifiques privilégient l’étude des animaux de petites tailles, comme les fourmis.
Même si l’étude décrite ici se base sur un modèle mathématique, aucun modèle ne peut aujourd’hui expliquer complètement les interactions sociales chez les animaux, tant elles sont complexes. Ils permettent cependant d’avoir un aperçu des facteurs clés conduisant à la prise de décision au sein du groupe.
Quel est l’intérêt d’étudier les rennes ?
Ce type de modèle sur de grandes populations migratoires permettrait de prédire les futurs impacts écologiques et les conséquences du changement climatique sur ces troupeaux, car ce sont des populations extrêmement importantes pour la biodiversité. Une cessation de migration aura de grandes conséquences sur les écosystèmes, spécialement sur ces terres pauvres, car proches du cercle polaire. Lors de leurs déplacements, les rennes participent au renouvellement des éléments nutritifs du sol avec leurs déjections, et donc, améliorent indirectement la croissance des végétaux. De plus, ils constituent eux-mêmes une source de
nourriture pour les prédateurs (loups, grizzlis et carcajous), pour les parasites et pour les populations autochtones. Malheureusement, les populations de rennes migrateurs sont aujourd’hui en déclin.
La harde de Dolphin & Union étudiée ici, a subi une forte diminution de sa population en 1920 et n’a pas effectué de migration. Dans les années 1970, la harde s’est agrandie et a repris son cycle migratoire normal. Alors, la taille du groupe affecterait la migration ? En voilà une nouvelle excuse pour les chercheurs d’étudier une nouvelle fois notre cher Rudolph et ses compagnons de route...
Co-écrit avec Typhaine Coste
Pour aller plus loin :
Torney CJ, Lamont M, Debell L, Angohiatok RJ, Leclerc L-M, Berdahl AM. 2018 Inferring the rules of social interaction in migrating caribou. Phil. Trans. R. Soc. B 373: 20170385.