Little Sun Lamp de Olafur Eliasson: l’énergie, matériau de l’œuvre d’art ?
Publié par Joel Chevrier, le 7 avril 2017 7.3k
Étonnante œuvre d’art que la Little Sun Lamp d’Olafur Eliasson : un petit panneau solaire, des LED pour s’éclairer la nuit et entre les deux, une batterie qui, le jour, stocke l’énergie de la lumière du soleil. Chacune de ces lampes est un petit soleil. Chacune éclaire un enfant qui étudie et qui ne respire plus les vapeurs toxiques d’une lampe à kérosène.
De petites lampes solaires identiques font une œuvre d’art
Cette petite lampe est la brique élémentaire de l’œuvre d’Olafur Eliasson, qui en a dévoilé une nouvelle version en mars 2017. Elle sera peut-être reproduite à des millions d’exemplaires si elle rencontre un vrai succès.
Le site du projet affichait une distribution de 500 000 exemplaires à la fin de l’année 2016. C’est une œuvre d’art du XXIe siècle. Ainsi Jacques Attali remarque à son propos dans son Histoire de la modernité :
« Une œuvre d’art sera un acte, un objet, une situation, une création donnant envie d’être altruiste et d’apprécier l’altruisme. »
Olafur Eliasson et Frederik Ottesen produisent une œuvre d’art altruiste et très actuelle par les résonances qu’elle suscite tant au plan artistique, social que scientifique.
Découvrir Olafur Eliasson
Pour un physicien, c’est un vrai choc que de rencontrer les œuvres de cet artiste. Pour ma part, je l’ai découvert lors de l’ouverture de la Fondation Vuitton à Paris. Il y exposait en particulier des pièces de grande taille qui jouent avec la lumière dans l’espace. Dans cette exposition intitulée Contact (2014), cette pièce que j’appellerai l’« immense salle aux murs miroir » m’a fait jouer un long moment avec les symétries spatiales que l’on étudie en maths et en physique au collège.
Dans un dispositif qui m’accueillait et m’englobait, j’étais, comme chaque visiteur, le point manipulé, avec la simplicité, la sobriété et l’élégance que l’on rencontre chez les matheux à l’œuvre. Olafur Eliasson m’amenait à déambuler dans son installation et à en jouer comme un enfant.
Heureuse surprise pour un scientifique que de se vivre élément de sa propre expérience dans une œuvre d’art. En marchant dans une matérialisation, en fait une représentation originale, singulière et magnifique, on pouvait aussi, en jouant, explorer des concepts scientifiques universels et abstraits. Elafur Oliasson crée-t-il avec cette idée en tête ? À vrai dire, je n’en sais rien. C’est simplement pour moi une évidence qui contribue à me faire aimer ses œuvres.
L’énergie, matériau de l’œuvre d’art ?
Avec Little Sun Lamp aussi, la lumière est bien présente. L’énergie, ici au sens de la physique, apparaît comme constituant, comme matière de l’œuvre d’art. En physique classique, l’énergie est d’abord reliée au mouvement à travers le produit d’une force et d’un déplacement. Dès l’introduction du mouvement dans les œuvres, l’énergie, élément clé de notre description du monde, devient un matériau artistique.
Ma connaissance de l’histoire de l’art ne me permet ni de dater ni de suivre le fil de cette histoire de l’énergie comme matériau dans l’art. Aussi j’ancre mon propos ici sur deux exemples récents et bien connus : Jean Tinguely et Alexandre Calder.
L’énergie du XXe siècle chez Jean Tinguely
Dans la fontaine Stravinsky à côté du Centre Pompidou, on peut admirer des machines de Tinguely. Ces machines sont à l’image du XXe siècle qui les a vues naître : pour qu’elles puissent se mettre en mouvement, elles intègrent souvent un moteur.
Ces moteurs sont connectés à d’immenses réseaux qui distribuent soit du carburant, soit de l’énergie électrique dont les sites de production sont de bien nommées centrales, gérés par d’énormes entreprises. Toutes ces centrales ont en commun de brûler quelque chose (matière nucléaire, gaz, charbon ou pétrole) pour faire chauffer le plus souvent de l’eau, la source chaude, et d’être connectées à l’air ambiant ou à une rivière, la source froide.
Dans les œuvres de Tinguely, artiste enfant de la révolution industrielle, c’est une énergie doublement gratuite qui est constitutive de l’œuvre d’art. D’une part, elle ne nous a rien coûté eu égard aux services rendus : sa disponibilité et son abondance ont transformé l’humanité en profondeur. D’autre part, comme le disent Michel Serres et bien d’autres, elle a libéré la plupart d’entre nous de tout travail physique pénible.
La mise en œuvre ne nécessite que d’appuyer sur un interrupteur. Chacun, à chaque instant, pour se déplacer, se chauffer, se laver, manger et donc aussi s’éclairer, utilise une énergie qui n’est pas à taille humaine. Le plus souvent, il suffit de bouger un doigt un bref instant pour mettre en jeu et consommer une quantité d’énergie énorme. De plus en plus, l’essentiel de notre vie consiste à gérer des flux d’information. Qui, dans nos villes en particulier, travaille aujourd’hui la matière directement au prix de sa propre énergie ?
L’énergie et les mouvements de l’air chez Calder
Les mobiles de Calder sont, eux aussi, nés au XXe siècle. Le nom de « mobiles » leur vient de Marcel Duchamp, qui les a baptisés ainsi lors de leur présentation à Paris en 1932. Alexandre Calder était ingénieur mécanicien de formation. Ses mobiles peuvent être de taille conséquente et mettre en mouvement des masses importantes.
Cela suppose des précautions de manipulation et de mise en œuvre car, alors, même pour des mouvements lents, les énergies associées sont importantes. Calder nous donne à voir, à percevoir, l’énergie associée au mouvement des masses d’air tout autour de nous, dans lesquelles nous vivons. Ses mobiles, œuvres complexes, au bord de l’équilibre et de l’immobilité, soulignent, pratiquement en l’absence de vent (sinon ce n’est pas du jeu tant c’est évident), ces mouvements tranquilles et puissants, désordonnés et permanents, alimentés en dernière analyse par le chauffage solaire de l’atmosphère.
À travers l’évidence du mouvement, les échanges d’énergie avec l’air qui circule traduisent la relation de l’œuvre au monde, son « couplage à l’environnement ». L’œuvre échange de l’énergie avec le reste du monde, elle n’est pas un système isolé, dit-on en physique. Ce qui nous est donné à voir dépend de l’état du monde autour d’elle.
Rien de tel chez Tinguely : ses machines sont alimentées en énergie par des câbles qui viennent de loin et sont matériellement connectés à la globalité du monde par des réseaux et des centrales.
Les mobiles de Calder, ici et maintenant, se couplent à la circulation de l’air ambiant qui s’inscrit par échelles successives dans le mouvement d’ensemble de l’atmosphère.
Dans un monde qui par nécessité, se repose la question des ressources, de la matière et de l’énergie, le travail de Calder sur l’énergie, matériau de l’œuvre, apparaît d’une grande modernité.
Une œuvre d’art utile, c’est bizarre !
Cette modernité est encore plus manifeste chez Olafur Eliasson, artiste engagé de notre temps. Frederik Ottesen et lui jouent avec le cycle quotidien de l’énergie lumineuse, et rendent l’œuvre périodique, accrochée à un cycle circadien, l’alternance du jour et de la nuit. Toutes ces petites lampes solaires construisent un réseau qu’ils veulent immense. Ce réseau ne transporte que le sentiment d’être relié par un usage partagé : se donner du temps dans la nuit. Pour cela, cet usage ne soustrait rien, ne dégrade pas. Pour le matérialiser, son œuvre intègre un maximum de connaissances, d’intelligence, un minimum de matériaux et aucune énergie fossile pour son fonctionnement.
Au sujet du projet SALt de Aisa Mijeno, Barack Obama a dit :
« Je pense qu’Aisa est un parfait exemple de ce qu’on voit maintenant dans beaucoup de pays : de jeunes entrepreneurs qui inventent des technologies qui permettent de passer d’un seul bond à l’énergie renouvelable. »
De même, l’affirmation de l’utilité sociale de la Little Sun Lamp à l’heure où un milliard de personnes vit sans électricité est une composante de cette œuvre d’art. Elle sert à transformer et à stocker de l’énergie pour éclairer un enfant dans la nuit. C’est sa modernité.
Certes, depuis l’arrivée de l’utilisation massive du pétrole et de l’électricité, la terre entière cherche à transformer et à stocker de l’énergie pour éclairer l’enfant qui apprend le soir venu. Mais là, c’est chacun et ensemble, ici et maintenant, chaque jour, en complète autonomie, gratuitement, sans usure ou presque, et pratiquement sans déchet. Une constellation de petites lumières qui portent l’espérance dans la nuit. Comme le soleil qui se lève chaque matin…
Petite lumière dans la nuit qui chasse l’obscurité
Et pour finir : Olafur Eliasson et Frederik Ottesen posent une question qui est au centre de notre vie future : quelle lumière pour le monde à venir ? C’est aussi une des questions que pose l’exposition Luminopolis de Cap Sciences à Bordeaux (3 juin 2017 – 30 mars 2018). Cette exposition – dont je suis un des conseillers scientifiques – a des liens forts avec Little Sun Lamp à mes yeux.
Va-t-on continuer, en dépensant une énergie apparemment gratuite, à éclairer le monde massivement comme nous le montrent les images prises de l’espace, et à supprimer ainsi le ciel nocturne ? Paradoxalement, nous ne nous rendons pas vraiment compte, endormis dans des chambres obscurcies, à quel point nous perturbons l’ensemble des écosystèmes en altérant l’alternance entre le jour et la nuit. Ou bien, comme le propose Olafur Eliasson, allons-nous, chacun dans nos vies, réapprivoiser la vie autour de petites lumières dans une obscurité plus proche, mais qui n’est pas peuplée de nos idées noires ?
Photo : A Addis-Abbeba, une petite fille expérimente la Little Sun Lamp. Merlit Mersha/Flickr, CC BY-SA
Auteur : Joel Chevrier, Professeur de physique, Université Grenoble Alpes - La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.