L'Arts Sciences à Grenoble, c'est “ inventer demain avec les questionnements de tout le monde”

Publié par Louise Le Vagueresse, le 23 janvier 2020   1.8k

Dans une interview sur l'Arts Sciences à Grenoble, Eliane Sausse nous présente les coulisses de l'Atelier Arts Sciences, un laboratoire de recherche commun entre le CEA et l’Hexagone, Scène Nationale Arts Sciences de Meylan.

“Ça me parait extrêmement important qu'on puisse inventer demain avec les questionnements de tout le monde, pas uniquement avec des technologues enfermés dans leur labo, pas uniquement des artistes avec leurs rêves.” Nous sommes une fin d'après-midi, au milieu du polygone scientifique de Grenoble dans le bâtiment parallélépipédique qui abrite l'Atelier Arts Sciences. Celle qui m'a accueillie est Eliane Sausse, la directrice de l'Atelier, qui s'y est impliquée depuis sa création. Elle porte des habits colorés aux motifs étonnants et emploie des tics de langage que j'ai souvent entendu dans la bouche des chercheurs. Elle commence par m'expliquer ce qu'elle entend lorsqu'elle parle de relation “Arts Sciences” :

“ La relation entre Arts et Sciences, comme on le conçoit ici, c'est vraiment se poser des questions, avec ensemble des gens du secteur scientifique et des gens du secteur culturel, et du secteur artistique en particulier. C'est travailler ensemble sur des projets en commun. Les artistes ont un imaginaire, une vision, et à travers cette vision, même quand ils parlent du passé, ils nous parlent souvent de l'avenir. Typiquement, les sciences, toutes les avancées scientifiques et technologiques peuvent nous faire comprendre hier et nous servent aussi à inventer demain. Et ça me parait extrêmement important qu'on puisse inventer le futur en intégrant tous les questionnements qui se posent au monde d’aujourd’hui. C'est plus difficile d'inventer demain ensemble mais c'est beaucoup plus intéressant.”

En France, le réseau TRAS (Transversale des Réseaux Arts et Sciences) regroupe 20 sites de tailles diverses, qui ont chacun leur organisation propre et qui n'ont pas forcément les mêmes positions politiques. A Grenoble, la relation Art Sciences s’est institutionnalisée avec la création de l'Atelier en 2007, soutenu à la fois par le CEA et la scène nationale de l'Hexagone. C’est peut-être la plus grosse structure Arts Sciences dans le domaine du spectacle vivant et elle s'est très vite positionnée comme précurseur dans ce domaine.

La genèse de l'Atelier a commencé peu après l'arrivée d'Antoine Conjard à Grenoble, lorsqu'il est devenu directeur du théâtre de l'Hexagone : “ça lui a sauté aux yeux qu'il y avait déjà beaucoup de recherche scientifique, donc il a demandé à l'équipe comment elle travaillait avec le milieu scientifique”. Jusque là, l'Hexagone avait plutôt des liens avec des comités d'entreprise ou d’œuvres sociales. Il a donc organisé une rencontre en 2002, dans cette même zone industrielle de Meylan avec une question centrale “Avons-nous un imaginaire commun ? “. Il y a invité des entrepreneurs, des artistes et des chercheurs parmi lesquels Michel Ida le Directeur de l'Innovation “Je me souviendrais toute ma vie de cette réunion parce que, derrière le même vocable on ne mettait pas le même sens et souvent on ne se comprenait pas.” Cependant l'idée générale finit par passer et par en accrocher quelques uns : “Michel Ida nous a dit : ça nous intéresse de travailler avec des artistes, même si ça doit quelques fois mettre un grain de sable dans les rouages, parce qu'on est dans l'innovation'.”

Cette première réunion a été suivie par d'autres pendant lesquelles se sont développées des idées : “ on a voulu à un moment mettre en public les croisements entre arts et sciences qu'on avait déjà fait, donc on a organisé un festival qui s'appelait les Rencontres de l'imaginaire, puis les Rencontres i, parce que i ça fait imaginaire, innovation. Finalement c'est devenu Experimenta, la Biennale Art Sciences.”

A partir de 2006, ils ont décidé de pérenniser ces collaborations en créant l'Atelier et ses résidences artistiques. Ils se sont installés au CEA en 2007, dans ce même bâtiment où nous discutons toutes les deux. Il est porté à la fois par le CEA, représenté par Jean Therme au démarrage et maintenant par Stéphane Siebert, et par l'Hexagone. Les deux structures fournissent toutes les deux des moyens financiers et des moyens humains. “On dirige une équipe permanente de 6 personnes, plus d'autres personnes qui viennent de l'Hexagone travailler ici de façon ponctuelle. Le CEA a mis à disposition un an et demi de temps chercheur de travail par an. Cet organisme apporte plus de financements que l'Hexagone mais l'Hexagone met à disposition plus de personnels”. L'Atelier est également subventionné par le Département de l’Isère et chaque résidence collecte ensuite des fonds qui lui sont propres, en fonction des collaborations et du sujet traité.

Les collaborations pour les résidences peuvent être privées ou publiques et peuvent se traduire par une implication humaine ou financière. Elles peuvent aussi être le résultat de la commande d'une entreprise. Elles sont plus larges qu’avec le CEA. “Cette année nous avons collaboré avec 20 chercheurs de l'UGA, des gens de l'INP, sept ou huit personnes et des gens de l'INRIA, deux personnes. En ce qui concerne les partenariats privés, on a eu Renault, la Banque Publique d'Investissement qui nous a demandé un workshop sur le dirigeant de demain et avant ça nous avons beaucoup travaillé avec la MAIF.” Il y a aussi des collaborations au niveau européen et international. “On est dans le projet Europe Créative, avec 13 lieux culturels en Europe qui travaillent avec nous sur l'intelligence artificielle, et on est dans un autre projet européen H2020 sur les nouveaux matériaux.”

Pour monter un projet de résidence, il faut commencer par une question “posée soit par un artiste, soit par un scientifique, soit par une entreprise. Au départ nous n’avions que l’entrée artistique, maintenant c'est beaucoup plus large. On pourrait dire que 80% sont des artistes, 10 % des entreprises et 10% des scientifiques.” Une fois que le sujet a été bien défini et l’artiste validé par Antoine Conjard, l'équipe de l'Atelier s'occupe de démarcher l'autre partie, l'équipe scientifique ou l'équipe artistique, pour participer au projet :“ ça veut dire que monter un projet : prendre le temps d'organiser la rencontre, choisir le bon sujet, choisir le bon scientifique et de choisir le bon artiste, c'est déjà long. Ensuite, la résidence peut durer de six mois à deux ans en général. Cela aboutit à quoi ? A des spectacles, des éléments de scénographie mais aussi à des expositions inter-actives, à des objets connectés ou quelques fois simplement à des cahiers d'idées”.

La collaboration entre artistes et scientifiques ne se fait pas sans difficultés non plus : “Souvent il y a des questions de timing, de langage ou de vocabulaire. On n'a pas les mêmes mots, on se rend compte qu'on a tous des vocabulaires très spécifiques dans nos disciplines. Ça va plus vite quand on a un peu des connaissances chacun dans l'autre domaine. Après il y a des questions de timing, parce qu'en fait, les exigences de temps des artistes sont beaucoup plus rapides que celles de la recherche. Les personnels du CEA ont une sécurité de l’emploi que n’ont pas les artistes qui ne rateront pas le rendez-vous de la scène, sinon ils perdent leur contrat. Il y a des scientifiques qui nous ont dit qu'ils leur mettaient des échéances que même une entreprise ou un directeur de labo ne leur mettraient pas. Ça c'est drôle parce que c'était inattendu. Sinon, quelquefois la technique ne convient pas du tout, donc on part dans une autre direction, et on finit par faire le projet complètement autrement de ce qu'on avait prévu. Mais c'est ça la recherche!”

Du côté de l'équipe de direction, les profils sont divers “l'important c'est de pouvoir être à l'écoute, d'être un peu inventif et de savoir faire des ponts entre les gens. S'ils viennent d'un milieu culturel, on vérifie qu'ils ont un intérêt pour les sciences, et vice versa”.

En 12 ans, l'Atelier a pu monter une cinquantaine de projets avec la participation de 205 chercheurs du CEA, dont 100 se sont de nouveau impliqués après leur première expérience. Parmi ces projets, elle mentionne le dispositif Bioville, où sont récupérées des quantités infimes d'énergie produites par des bactéries, le projet de l'artiste Ezra de monter un spectacle qui va consommer moins de 1kW/h et le gant instrumenté qui permettait de gérer la musique et le son en direct avec des mouvements de la main pour son Bionic Orchestra : “c'était assez techno, presque un costume de théâtre instrumenté”. Sans oublier l'Oscillateur Organique d'Antony Rayzhekov réalisé en partenariat avec l'Académie Schloss Solitude en Allemagne, “ un dispositif visuel et de la musique qui étaient créés par le mouvement des cellules, de la salive, des cheveux, tout ce qu'on veut !” Cette année, et jusqu'en 2020, huit résidences sont mises en place, donc le projet G5 de Rocio Berenguer qui interroge sur le rôle de l'Intelligence Artificielle dans la communication inter-espèce. D'autres thèmes comme les énergies, les nouveaux matériaux ou la naissance des idées, sont également abordés.

Le résultat de ces résidences sera exposé avec d'autres projets menés en France et en Europe lors du salon Experimenta les 12, 13, 14 et 15 février à Minatec et à l’INP. L'événement est divisé en deux parties, avec une première journée dédiée aux professionnels, suivie de trois jours où le salon sera ouvert au grand public. Ce n'est pas moins de 34 dispositifs qui seront exposés et une dizaine de tables rondes seront organisées autour des problématiques qui se posent aujourd'hui, toujours en lien avec les oeuvres : “ il y en aura sur le thème du changement, et également sur celui de la science fiction, sur comment s'appuyer sur des auteurs de SF pour réfléchir. C'est super important pour nous de mettre en public ce salon et le forum qui sont gratuits. On se dit qu'il faut absolument que les gens viennent parce qu'on est là aussi pour interroger les technologies, se poser des questions ensemble. Il y a de tout, il y a des œuvres qui vont les sublimer et en faire des choses intéressantes, et il y en a plein qui vont les remettre en question, en disant que ce n'est peut-être pas dans cette direction qu'il faut qu'on parte, qu'il faut qu'on invente complètement autre chose. C'est important de se poser ces questions.”

Des questionnements sur la thématique du changement, c'est aussi ce qui pousse les entreprises à se tourner vers l'Art Sciences et à s'y investir. “On est étonné parce que les entreprises viennent beaucoup nous chercher sur des questions liées au changement, y compris des questions qui sont plutôt d'ordre philosophique, souvent en lien avec la question du sens. Je crois que les entreprises sont de plus en plus intéressées par ce qu'on fait pour la bonne raison qu'elles sont acculées à l'innovation. Après il y en a quelques unes qui viennent parce qu'elles croient profondément en la culture au départ, mais je pense qu'il y en a qui ont essayé d'autres chose qui n'ont pas marché, donc elles se disent, 'et si on prenait ce risque ?'. Finalement ça génère des aventures assez heureuses même quand elles viennent avec beaucoup de doutes.”

La recherche scientifique et la création artistique sont de fait très liées avec les questionnements que nous avons sur le monde et sur nous-mêmes. “Nous sommes dans une société qui est en pleine mutation avec le réchauffement climatique et l'arrivée de l'Intelligence Artificielle. En étant là, dans la création artistique et la recherche scientifique, on est complètement en lien avec tous les grands questionnements d'aujourd'hui”. Lors des dernières éditions du festival, 6 000 personnes sont venues visiter le salons en 4 jours, parmi lesquels des professeurs, des collégiens et lycéens, des chercheurs et des représentants d'entreprises. “Les gens se demandent bien ce que c'est que ce salon, et ils ne sont pas habitués à venir à Minatec, ce n'est pas un lieu de spectacle. Donc nous sommes très fiers de faire rentrer 6000 personnes en 4 jours. Nous avons envie que ce soit le plus large possible et personnellement je crois que, quand on parle de l'impact des nouvelles technologies sur la vie de demain, ce sont des questions qui nous concernent tous et qu'on doit tous se poser”.


Informations complémentaires :

Pour en savoir plus sur le programme de la Biennale Experimenta qui aura lieu en février 2020, n'hésitez pas à consulter sa page web https://www.experimenta.fr/ ou a consulter le site de l'Atelier https://www.atelier-arts-sciences.eu/.