L'alpinisme face aux évolutions du milieu montagnard provoquées par le changement climatique

Publié par Jacques Mourey, le 21 juin 2024   1.5k

Presque chaque été maintenant, la presse se fait l’écho de l’évolution marquée des milieux de haute montagne en raison du changement climatique et de la détérioration des conditions de pratique de l’alpinisme. Les guides de haute montagne en France, en Suisse et en Italie arrêtent de fréquenter certaines voies devenues trop dangereuses ou difficiles, des sentiers sont fermés ou sont fortement déconseillés , des refuges ferment par manque d’eau, etc. L’exemple de l’effondrement dramatique du glacier de la Marmolada dans les Alpes italiennes le 3 juillet 2022, ayant fait 11 morts, est particulièrement représentatif de la situation.

Les travaux de Jacques Mourey (thèse en ligne) permettent de mieux comprendre ce qui se joue avec le changement climatique.

Les milieux de haute montagne sont le théâtre de bouleversements environnementaux forts en lien avec le changement climatique. La moitié des surfaces couvertes par des glaciers ou des tabliers de glace (couvertures de glaces situées hautes en altitude, dans des pentes à plus de 40°) ont fondu depuis la fin du Petit Age Glaciaire. Les déstabilisations rocheuses en lien avec la dégradation du permafrost (ou pergélisol, il désigne la partie du sol gelée en permanence) sont plus fréquentes et volumineuses. Les amas de roches et de sol récemment libérés par ces phénomènes de désenglacement s’érodent et donnent notamment lieu à des glissements de terrains et des laves torrentielles.

Désenglacement de la montagne
Photo comparaison du secteur du Chardonnet (①, 3824 m) et de Tête Blanche (②, 3429 m) dans le massif du Mont-Blanc entre août 1985 (à gauche) et juillet 2022 (à droite). Les itinéraires d’alpinisme sont fortement modifiés dans ce secteur par la fonte des tabliers de glace

Depuis la deuxième moitié des années 2010 et face à ces modifications des milieux, les acteurs professionnels, politiques et scientifiques concernés par la haute montagne ont mis en place une démarche de diagnostic de l’évolution des itinéraires d’alpinisme. Quels sont les processus qui affectent les itinéraires ? En quoi et à quel point modifient-ils la manière et les périodes favorables pour en faire l’ascension ? Des projets transfrontaliers portés par l’Espace Mont Blanc ont permis de financer des recherches réalisées par des chercheurs du laboratoire EDYTEM (CNRS – Université Savoie Mont-Blanc) et du Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Montagne de l’Université de Lausanne. Ces travaux ont également été réalisés en coopération avec l’Ecole Nationale de Ski et d’Alpinisme (ENSA), le Syndicat National des Guides de Montagne (SNGM), La Chamoniarde (société de prévention et de secours en montagne), la Fondation Montagne Sûre, le Parc National des Ecrins et le programme Refuges Sentinelles.

Les itinéraires d’alpinisme dans le contexte de changement climatique

Les impacts du changement climatique sur les itinéraires d’alpinisme et leurs conditions d’ascension (dangerosité, technicité et saisonnalité) ont été étudiés par une comparaison, entre les années 1980 et la période actuelle, de l’état des courses d’alpinisme décrites dans les topo-guides emblématiques de la collection Rébuffat « Les 100 plus belles courses ». Au total, 201 itinéraires répartis dans le massif du Mont-Blanc, les Alpes valaisannes et les Ecrins ont été étudiés. Ce travail est principalement basé sur des entretiens semi-directifs avec des guides de haute montagne et des gardiens de refuges et sur des comparaisons diachroniques d’images obliques et aériennes.

Dans un premier temps, 26 processus géomorphologiques et glaciologiques, liés au changement climatique, qui affectent les itinéraires, ont été identifiés. Dans les trois massifs sus-cités, ceux qui affectent le plus les itinéraires sont :

  • (i) la fonte des glaciers et l’apparition de roches, plus ou moins instables,
  • (ii) des crevasses à la surface des glaciers et des rimayes (crevasses à la limite supérieures des glaciers, à l’interface avec le versant rocheux) plus ouvertes en lien soit avec la diminution de l’enneigement soit avec des modifications de la morphologie glaciaire,
  • (iii) des glaciers plus raides dans certains secteurs,
  • (iv) des tabliers de glace plus raides et déneigés plus tôt en saison. Leur surface étant alors en glace vive, la progression pour un alpiniste est plus difficile.

La traversée des dômes de Miage (3666 m, massif du Mont-Blanc), course classique souvent réalisée en préparation d’une ascension du mont Blanc est par exemple sujette à 20 processus différents : les crevasses sont de plus en plus présentes, l’arête sommitale est plus fine, la descente ne se fait plus sur de la neige mais sur de la glace, les déstabilisations rocheuses sont plus fréquentes dans l’aiguille de la Bérengère, etc. En moyenne, un itinéraire d’alpinisme est affecté par 9 processus différents liés au changement climatique. C’est donc d’autant plus de paramètres que les alpinistes doivent prendre en considération et sur lesquels ils doivent se renseigner lors de leur préparation à une ascension et auxquels ils devront potentiellement s’adapter une fois sur le terrain. Plus généralement, au cours d’une ascension et sur le déroulé de l’ensemble de la saison estivale, le niveau d’incertitude dans la pratique est plus élevé à cause de toutes ces modifications environnementales. L’évaluation du niveau technique nécessaire pour faire une ascension, de la dangerosité d’un itinéraire, du matériel nécessaire, des horaires, etc. est de moins en moins évidente.

D’une manière générale, les effets du changement climatique sur la haute montagne alpine changent les caractéristiques des itinéraires. Ces modifications les rendent plus dangereux et/ou plus difficiles techniquement ou moins intéressants d’un point de vue esthétique ou technique pour un alpiniste. Dans chacun des trois massifs, 25 % des itinéraires étudiés ne sont plus fréquentables pendant la période estivale. En conséquence, l’espace et le temps disponibles pour la pratique tendent à diminuer en été et les périodes de bonnes conditions se décalent vers le printemps et l’automne. En été, les conditions sont plus aléatoires, notamment en raison des périodes caniculaires plus précoces, nombreuses et intenses. Il en résulte notamment des contraintes croissantes pour les professionnels de l’alpinisme et un besoin d’un engagement accru dans la pratique afin d’identifier les périodes et les itinéraires offrant de bonnes conditions.

Les écroulements et les chutes de pierres sont souvent mis en avant dans la presse comme des processus qui affectent beaucoup les itinéraires d’alpinisme et effectivement ils sont plus fréquents et volumineux en lien avec la dégradation du permafrost. Toutefois, la fonte et l’augmentation de la pente des glaciers et des tabliers de glaces sont les processus qui modifient le plus les conditions d’ascension des itinéraires. Les itinéraires en neige sont donc les plus affectés par le changement climatique. Les itinéraires rocheux sont, en général, plus préservés. Le report vers des voies rocheuses est d’ailleurs une stratégie d’adaptation régulièrement mise en place par les guides de haute montagne.

Des professionnels aux amateurs, l’alpinisme en renouvellement

Les premiers travaux scientifiques sur la thématique et les premières actions de gestion de la pratique (aménagement d’itinéraire, arrêt de la commercialisation d’ascension, etc.) étaient plutôt de l’ordre du diagnostic ou réactifs à la suite d’évènements sur le terrain. Progressivement depuis les années 2020, tant les scientifiques que les acteurs de terrain tendent vers des approches de plus en plus proactives et anticipatrices des changements à venir. De gros efforts sont fournis afin d’améliorer la prévention et la capacitation des alpinistes. Par exemple, la question du changement climatique est de plus en plus abordée pendant la formation des guides de haute montagne à l’ENSA. A l’initiative notamment du SNGM, sur le même schéma que pour les situations d’avalanches typiques que l’on retrouve dans le Bulletin d’Estimation des Risques Avalanches (BERA) en hiver, 5 situations de dangers typiques en haute montagne estivale ont été identifiées :

  • (i) chutes de pierre,
  • (ii) écroulements rocheux,
  • (iii) fonte des couvertures glacio-nivales,
  • (iv) érosion des moraines,
  • (v) apparition de nouvelles crevasses et ponts de neige plus fragiles.

Elles sont réunies dans un guide,  sous forme de fiches synthétiques, qui serviront de bases pour des actions de prévention et d’acculturation des alpinistes à l’évolution des conditions de pratique.

Le changement climatique, conjugué à d’autres facteurs socio-économiques, vient bousculer les manières de pratiquer l’alpinisme dans les Alpes. La pratique actuelle de l’alpinisme est héritée d’un modèle axé vers la performance qui s’est construit dans les années 1970 – 80, époque pendant laquelle les conditions en haute montagne étaient particulièrement favorables à la pratique avec notamment beaucoup de neige qui facilitait la progression. Depuis les années 2000, l’alpinisme estival voit son nombre de pratiquants décliner, accompagner d’une diminution (i) du niveau technique moyen, (ii) de la volonté de prise de risque, (iii) de l’engagement dans la pratique et (iv) une concentration des alpinistes sur des courses faciles et/ou emblématiques et/ou rapidement réalisables. Le changement climatique agit dès lors comme un révélateur et un accélérateur de cette tendance en impliquant une augmentation de la technicité et de la dangerosité des itinéraires, la nécessité d’un engagement important dans la pratique notamment pour identifier les périodes de bonnes conditions et en modifiant principalement les itinéraires en neige qui sont parmi les plus fréquentés. Il implique également que les périodes les plus favorables à la pratique de l’alpinisme (printemps – automne) se décalent de la période touristique estivale centrée sur juillet – août, ce qui pose des problèmes de gestion des risques, avec des pratiquants parfois venus de loin et qui tentent des ascensions au mauvais moment, d’organisation de la saison notamment pour les guides, avec des clients présents lorsque les conditions ne sont pas les plus favorables et de fréquentation de certains refuges, en diminution pendant l’été, certaines ascension n’étant plus réalisables.